- Bonjour monsieur.
- Oui, bonjour.
- Avez-vous cinq minutes à m’accorder. Je veux vous parler de quelque chose.
- Bien-sûr ! Vous voulez me dire quoi ?
- Je veux que nous discutions de Jésus.
- Désolé, peut-être une prochaine fois.
Je venais juste de finir ma pause. J’allais rejoindre mon bureau lorsqu’une jeune femme m’a interpellé dans la rue. Elle était hésitante. Je l’ai vue se diriger vers moi, sans enthousiasme, comme un parieur qui n’a aucune stratégie de mise mais qui joue malgré tout. Elle parlait timidement, en français, d’une voix faible et cassée. Sa main droite était posée sur sa bouche. Elle portait une chemise blanche, rentrée dans une jupe longue à rayures. Un pull, dont je ne me rappelle plus la forme, était accroché à sa main gauche. J’ai cru d’abord qu’elle allait me demander de l’argent. J’étais disposé à faire de mon mieux pour l’aider. J’ai rapidement fait le calcul. J’avais un billet de 2000 F CFA avec moi, et 300 ou 350 F CFA en petites pièces de monnaie. Je pouvais lui filer les 2000 F CFA, car je n’avais besoin que de 150 F CFA pour mon transport en fin de journée.
J’étais un brin agacé, déçu même, lorsqu’elle m’a avoué ses intentions. Mais je m’en suis un peu voulu de ne pas l’avoir laissé parler. Surtout, sa démarche fébrile et sa personnalité indécise m’ont touché. Elle a certainement surmonté beaucoup de peurs pour raconter Jésus, à des inconnus, au Sénégal. Que peut-elle espérer d’autre que de nombreuses réponses négatives, ici, à Dakar ? Qu’est-ce qui justifie sa mission ? J’avais l’impression de l’avoir rabrouée, blessée. Cinq minutes, ce n’est tout de même pas long. Et puis, je pouvais lui dire ce que je pense de son action, et l’idée que je me fais de Jésus. Ç’aurait pu être un beau dialogue. Je me suis posé toutes ces questions après notre rencontre. Rien ne m’empêchait d’accepter la conversation avec cette jeune femme. J’aurai dû l’écouter. Par élégance d’abord, ensuite parce que l’intelligence des humains se forme principalement dans l’échange, dans la relation. On aurait pu apprendre l’un de l’autre.
La civilisation de la fuite. Au fond, ce qui m’a empêché de tenir une conversation avec cette femme, c’est une répulsion du prosélytisme religieux. Il y a un trop-plein de religion en Afrique. Une hypertrophie, que l’on observe partout sur le continent. Il y a comme un non-sens de la vie qui s’exprime inconsciemment dans nos sociétés. La finitude a une grande emprise sur la conscience collective. Le discours religieux s’est accaparé des imaginaires, de manière excessive. Jusqu’à encercler tout le dispositif de la pensée et de l’action. Aujourd’hui, si on devait définir l’esprit africain, on pourrait dire, sans risque de nous tromper, qu’il est fondamentalement religieux. Particulièrement au Sénégal, notre rapport aux faits sociaux en reste tributaire. L’opinion populaire, l’espace intellectuel et universitaire, le milieu artistique, la sphère politique et économique. Tout le champ social est sous le contrôle des valeurs et idées religieuses, sans possibilité de s’en échapper ou de tenir une pensée libre ou opposée. Les ondes radios, les plateaux de télévisions, et même les réseaux sociaux deviennent des lieux de diffusion du discours sur l’enfer et le paradis, où se bousculent les bigots, jamais à court d’idées pour flageller « les damnées de la terre » et leur promettre l’Apocalypse pour bientôt. Ainsi, pour la majorité des citoyens-croyants, toutes les incommodités deviennent acceptables. Rien à dire sur la reproduction sociale, et les déterminismes à la base de situations d’existence catastrophiques. On se complait dans la laideur de la vie. Le poids écrasant de la violence sociale est ainsi oubliée. Il n’est pas possible, dans ces conditions, de mener des expériences imaginatives renouvelées, ou des actions radicales d’auto-défense contre les éléments conservateurs qui maintiennent le statu quo.
Quels processus mentaux peuvent expliquer l’abandon du corps social dans les nombreux mouvements religieux sur le continent ? Ce n’est pas un hasard. Il s’agit, avant tout, d’une réponse des populations face aux difficultés qu’elles doivent endurer pour survivre. Une forme de résistance devant les incertitudes du quotidien. L’omniprésence de la religion dans notre espace social, politique et médiatique n’est pas seulement liée à un besoin de sens, à l’angoisse existentielle, naturels chez l’homme. Elle traduit aussi une fuite désespérée des crises de la vie. La religion est, très souvent, la seule consolation pour les citoyens. Désemparés, ne sachant pas comment, ni où exprimer les souffrances, à la recherche de lien social que les institutions politiques et académiques ne savent plus produire, ils trouvent un réconfort dans les mouvements religieux. Cette réaction du corps social a été captée par différents acteurs religieux, qui en font un instrument de pouvoir politique et économique. Partout en Afrique, pasteurs, marabouts et prêcheurs sont en compétition pour gagner les consciences de populations exsangues, complètement déboussolées. Fuyant, dans leur écrasante majorité, la misère. Nous assistons, actuellement en Afrique, à une civilisation de la fuite, de l’anti-espoir. De la résignation. Puisque c’est compliqué sur terre, il faut dès maintenant travailler à une résurrection heureuse. Il y a véritablement un désir de mort et d’au-delà. Sauf que nous sommes enracinés dans une réalité sociale, construite par des hommes. C’est donc aux hommes de la transformer.
On peut penser que si les choses allaient mieux, s’il y avait plus d’écoles pour donner une bonne éducation à tout le monde, plus d’hôpitaux pour soigner les indigents, plus de prospérité, moins d’accaparement de richesses par les élites, moins de pauvreté, on n’aurait pas assisté à ce foisonnement de mouvements religieux en Afrique. Mais c’est très réducteur de toujours caricaturer la religion comme étant “l’opium du peuple”. La question religieuse est complexe et elle peut emprunter des voies multiples. Elle joue même dans certaines parties du monde un rôle central dans la critique sociale. La théologie de la libération, en Amérique du Sud, en est la parfaite illustration. La religion, à travers cet exemple, prend fait et cause pour les pauvres et les opprimés. Elle dit à ces derniers qu’ils ne peuvent pas exercer une spiritualité épanouie en vivant dans la misère. Et qu’il ne peut y avoir aucun miracle à l’échelle individuel et communautaire, tant qu’il n’y a pas une résistance orientée vers plus de justice et de coopération sociale. On peut s’en inspirer en Afrique, où la religion est encore un espace clos, préservé des conflits sociaux. La religion peut, sous nos cieux, avoir une vision progressiste. Elle peut demander aux croyants de s’approprier les combats sociaux. En Afrique, il reste à trouver une voie de la religion, humaniste et engagée, qui ne se détourne pas des réalités sociales, qui ne soit pas seulement une bouée de sauvetage qui empêche d’agir sur la souffrance ici-bas. Qui laisse les coeurs et les esprits s’épanouir. Rêver et espérer.
Qui mieux que Jésus, qui est dans l’histoire l’incarnation la plus réelle de Dieu sur terre, peut sauver les corps massacrés par la détresse sociale et leur demander en même temps de ne pas subir. De faire face, frontalement, aux injustices. Le message de Jésus n’est pas seulement religieux. Il est aussi politique. Jésus est un pourfendeur de l’ordre social qui marginalise les plus faibles. Le Christ pose le respect de toutes les dignités comme principe fondamental de la vie. Il nous aide à comprendre le fait religieux comme une coopération “avec Dieu afin d’aider l’humanité en marche”, pour reprendre Muhammad Iqbal. Il ne déresponsabilise pas les humains, en les empêchant de bâtir leur propre existence, ou en les détournant de leur devoir nécessaire de transformation sociale. Pour toutes ces raisons, j’aurai dû écouter attentivement cette jeune femme. Lui dire, en retour, que je porte une grande admiration à Jésus-Christ, que je le considère comme l’une des figures les plus importantes de la liberté et de l’égalité. Et la laisser méditer ces propos, trop souvent éludés, de Marx : “La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, comme elle est l’esprit des conditions sociales d’où l’esprit est exclu.”
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