Mesdames et Messieurs,
En m’adressant à vous, je souhaite répondre brièvement au « besoin d’élargir le débat sur la monnaie… ». Depuis de nombreuses années, cela a été constamment notre préoccupation. Témoin, parmi d’autres actions, la pétition que nous avions initiée et fait circuler en octobre 2012. Non-spécialiste, je ne ferai, ici, que placer le débat sur la monnaie, le système bancaire et les politiques de financement du développement, dans ce que je crois être leur véritable contexte ; ce contexte complexe, en Afrique, refuse de s’ouvrir aux progrès que tout peuple sain du troisième millénaire et du XXIe siècle réclame et obtient comme un dû. Le contexte, qu’offrent nos pays à ces vecteurs du développement humain, est désastreux et pèse sur toute volonté d’agir pour la conquête de notre dignité et du bien-être collectif.
L’Afrique, particulièrement dans sa partie francophone, aime à se complaire dans des situations d’exception. Nous sommes seuls, sur l’étendue de cet immense globe, à vouloir dépendre exclusivement du développement d’autres pays, à refuser d’assumer nos responsabilités devant l’Histoire. Nous sommes seuls à nous refuser à toute confiance en nous-mêmes et à avoir peur d’être seuls devant nos responsabilités ; le président Houphouët Boigny ne disait-il pas aux Occidentaux que « Qui a l’Afrique a le monde » ? C’est vendre l’Afrique à l’encan !
Au prix de ce que nous croyons être notre tranquillité, notre sécurité dans le monde, nous sommes prêts à signer, avec le diable, un pacte inviolable, sans obligations mutuelles, au détriment de nos populations. Nos temples du savoir, aux sommets desquels fanfaronnent des enfants du pays, depuis son indépendance, n’ont pas cherché à nous débarrasser des préjugés mortels, liés à la honteuse stratification du monde, à laquelle il nous a été refusé de participer, stratification que nous avons fini par croire juste et par accepter au point d’agréer, toujours avec empressement, l’aliénation de notre liberté à l’instar de certains esclaves noirs d’un pays frontalier.
Est-il donc plus difficile de se débarrasser du haillon d’esclave que du manteau de maître ? Il arrive, en Afrique francophone, que le maître garde son statut par la seule volonté de l’esclave, qui redoute la liberté et s’oppose à l’affranchissement. Tout ce qui est entrepris pour provoquer un sursaut de dignité, dignité sans laquelle la vie ne mérite pas d’être vécue, est irrémédiablement condamné et placé sous le seau de l’aventure par ceux qui empêchent notre développement, parmi lesquels des intellectuels africains. Il paraît, selon certains de nos spécialistes de l’économie et de notre intelligentsia, promus « meilleurs économistes » et « meilleurs penseurs » de notre continent par la puissance dominante dans nos pays francophones, il paraît que pour mieux nous développer, il ne faut pas se presser : il faut aller lentement, avec douceur, à notre rythme de pays pauvres, dans le calme et le silence, chercher « scientifiquement » et « politiquement » où mettre le pied et inviter nos pays amis à extraire de notre sol nos ressources naturelles avec la vitesse de l’éclair. Ça, c’est l’avis de certains de nos grands spécialistes de l’économie, des « génies » imposés, affectueusement adoptés par l’ancien colonisateur. On connaît les promotions ridicules du journal « Le Monde » à travers sa liste des meilleurs nègres de l’Afrique francophone.
L’œuvre colossale de déconstruction de notre univers a ainsi commencé par créer une distance considérable entre ceux qui croient savoir et ceux que nous avons convaincus de leur manque de savoir, de leur ignorance. Ainsi nous sommes devenus fossoyeurs de la vie de ceux et celles qui ont supporté l’énorme coût de notre formation, de tout ce qui nous rend aujourd’hui fanfarons, mythomanes, cruels contre ces compatriotes, kleptomanes sans peur ni soucis. Nous avons poussé le mépris et l’audace au point de refuser au plus grand nombre toute association aux décisions qui déterminent ou hypothèquent la vie de la collectivité. Je ne cesse pas de soutenir que même une organisation continentale comme l’OUA, surtout l’OUA devenue Union Africaine (UA) – pourtant sans avoir accompli les progrès requis – n’a presque jamais associé, à ses prétendus efforts de construction de l’union des pays du continent, les peuples africains, tenus dans un mépris intolérable. Consultés à bon escient, ces peuples auraient opté, sans le moindre doute, sans influences étrangères à l’Afrique, pour tout ce qui contribuerait aux resserrements des liens entre nos pays ; et la construction des Etats-Unis d’Afrique auraient eu ainsi des alliés légitimes d’une efficacité certaine. La vérité est qu’au fond de nous-mêmes, nous hommes et femmes politiques, hauts cadres de l’administration et intellectuels, nous ne croyons pas ces peuples dignes d’une telle charge.
Ce mépris injustifié nous divise, nous ridiculise et nous affaiblit dans toutes les situations. Ainsi nous cherchons, nous spécialistes formés à l’école occidentale, à travailler en vase clos entre gens de la même discipline. Nous avons horreur que d’autres concitoyens s’associent à nos activités. Un professeur, spécialiste de l’économie, d’une université de notre pays, soucieux d’éloigner ses compatriotes du débat sur la monnaie, se lamentait, il y a quelques jours, à la manière de cet autre économiste togolais, de voir les Sénégalais se prononcer, sans en avoir la compétence, sur n’importe quel sujet lié au développement de leur pays. N’est-ce pas monstrueux de soutenir une telle ineptie de sa part ?
C’est ce genre d’attitude forcenée qui a fini par éloigner le plus grand nombre de la vie littéraire : discipline privilégiée dans les premières décennies de notre indépendance, la littérature s’est aliénée son vaste public et ses mécènes de l’époque ; pour éloigner de son domaine les non-spécialistes, la critique littéraire se mit à cultiver l’hermétisme avec arrogance et absurdité au point qu’une œuvre de critique littéraire, prétentieusement scientifique, était nettement plus obscure que l’œuvre qu’elle était censée éclairer. Aujourd’hui, la critique littéraire n’existe que pour ceux et celles qui la pratiquent et parfois j’ai l’impression que chaque critique n’a qu’un seul lecteur assidu : lui-même ! Et sur le continent, c’est le même sort qui guette la philosophie tant certains de ses représentants sont devenus hautains, méprisants, arrogants, surtout soucieux de la réception de leurs œuvres par l’Occident ; les philosophes, qui occupent aujourd’hui les plateaux des télévisions et les colonnes des journaux, sont loin d’être à l’abri de telles surprises.
Notre classe politique, quant à elle, a poussé le bouchon trop loin : les notions même de « grandeur », de « mérite », ne peuvent pas se concevoir en dehors des cercles politiques. Les acteurs politiques, qui peuplent ces cercles, sont seuls, à leurs propres yeux, à mériter la reconnaissance de la puissance publique, donc de la nation : même le deuil qui les frappe doit être considéré comme un deuil national avec la tranquille complicité de la presse ; des figures historiques comme Ousmane Socé Diop, Abdoulaye Sadji, Birago Diop, Ousmane Sembène, Cheikh Anta Diop, Ousmane Sow, Papa Ibra Tall, Ibou Diouf, Amady Aly Dieng et bien d’autres illustres enfants du pays ont été accompagnés à leur dernière demeure sans tambours ni trompettes.
Pourtant ces vrais bâtisseurs, ces géants de notre histoire, méritent bien la reconnaissance de la nation et la mobilisation de la puissance publique autour de leur cercueil, dans l’unique souci de forger la personnalité de notre jeunesse.
Les thuriféraires du franc CFA, certains économistes et financiers africains, sont en train d’emprunter la même voie anti-développement que nos hommes de Lettres. Je suis né avec le CFA. Durant plus de 70 ans, ma vie est guidée quotidiennement par cet instrument, de jour comme de nuit ; les moindres de mes efforts quotidiens, durant toute ma vie, sont sanctionnés par cet instrument ; lui seul produit véritablement la qualité de la vie que je mène ; et un compatriote, parce qu’il a été cueillir je ne sais quel savoir au-delà des mers et des océans, peut-il avoir l’outrecuidance de m’interdire de me prononcer sur l’existence de cet instrument ? Pourquoi ose-t-il se le permettre ? Parce que, selon lui, dans sa hargne de défendre les intérêts du grand Maître, l’approche d’un non-spécialiste est tristement « émotive ».
C’est l’argument-clé de tous ceux qui recherchent le statu quo dans nos relations avec l’ancien colonisateur. Qui leur dit que l’ « émotion » est méprisable et que tous ceux qui la fréquentent doivent être écartés de tout débat sur le développement de nos pays ? C’est vraiment ignorer ou feindre d’ignorer la marche de géant, accomplie à travers le temps, par notre monde. Tous les grands détours de l’Histoire, de l’histoire de l’Homme, des détours qui ont fondamentalement bouleversé de manière irréversible l’existence de l’homme, ont été incontestablement l’œuvre de l’ « émotion ». Quelle grande révolution fondatrice connue a échappé à ce noble sentiment ? C’est le sinistre et terrifiant épouvantail des puissances dominatrices de notre monde.
Ces ennemis de notre développement, de notre dignité d’hommes et de femmes, ont toujours pieusement écouté Descartes et oublient d’interroger Einstein. La vie ne se réduit ni à la « raison » ni à la technique ; on sait que la « raison », qui se donne la liberté de jauger et de juger tout sauf elle-même, a ses tristes limites ; quant à la technique, si vantée par nos spécialistes de la finance et de l’économie au service de l’étranger, nous la leur laissons ; mais l’analyse de la réalité sur laquelle se déploie cette technique n’est pas leur apanage ; elle appartient à tous les citoyens quelle que soit la nature de leur formation, quels que soient leur âge, leur sexe, leur ethnie, leur religion, leur option ou tendance politique, quel que soit le mode d’expression qu’ils adoptent.
Notre population, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens et citoyennes de notre pays, méritent une plus grande considération de la part de sa classe politique, de ses cadres et de ses intellectuels. Nous avions été incapables de créer une opinion publique nationale depuis la proclamation de la souveraineté de nos pays pour de nombreuses raisons dont celles que je viens d’évoquer ; les réseaux sociaux sont en train de forger cette opinion publique contre vents et marées ; ce mouvement est irréversible. Tous les indicateurs révèlent que la cruelle hégémonie occidentale, surtout l’européenne, après de nombreux siècles d’existence, est dans sa phase critique. L’horrible stratification arbitraire de notre monde est en train de s’écrouler sous nos yeux encore incrédules. Notre monde sera contraint d’être plus juste, d’être plus modeste parce que la communication est devenue enfin un outil public, la chose la mieux partagée ; et nous finirons bien par nous rendre compte que pour un être social, pour un peuple, rien ne vaut la dignité. Le franc CFA nous concerne tous et toutes : parlons-en ! Parlons-en, chacun dans le style de son choix personnel, et agissons jusqu’à ce que le dernier soupir du monstre restitue notre dignité !
N B : Texte prononcé, le 25 janvier ; à l’occasion d’une table-ronde organisée par LEGS-Africa en partenariat avec la Librairie Harmattan