Historienne, militante, citoyenne, Penda Mbow est l’une des plus grandes figures de la société civile sénégalaise. Ses récentes prises de position, notamment sur la question du voile, lui ont valu de vives critiques, qui ont attaqué jusqu’à sa réputation. Retour sur le parcours d’une progressiste forcenée, témoin de la grande Histoire sénégalaise récente. Portrait.
La scène remonte aux treize ans de Penda Mbow et quand elle la raconte, la précision du détail est frappante et le tonus dans la voix encore perceptible. Flash-back dans les années 60. Elle est envoyée par sa mère pour apporter un plat de courtoisie à un dignitaire religieux à Dakar. Enthousiaste, elle arrive et souhaite serrer la main du clerc. Son bras sera le seul tendu jusqu’à ce que, quelques secondes plus tard, sans un égard pour elle, la femme de ce dernier ne la reprenne : « il ne serre pas la main aux femmes ». La déception vire vite à l’affront ; son enthousiasme douché. L’adolescente fond alors en larmes, jette le bol et rebrousse chemin, l’amertume vive. C’est sa naïveté qu’on lui arrache sans la prévenir d’un coup sec. Cette anecdote est-elle fondatrice de quelque chose ? En tout cas, c’est celle que raconte l’intéressée presqu’un demi-siècle plus tard, suggérant y avoir forgé des marques de son tempérament, sinon son destin tout entier. L’épisode a-t-il à voir quelque chose avec la soutenance de sa thèse bien des années plus tard, en 86, à Aix-en-Provence ? Dessinait-il les contours de la future figure d’icône du féminisme national ? Imprimait-il son attrait pour la spiritualité religieuse, en particulier le soufisme ; ou encore son discours progressiste sur la religion au Sénégal ? Annonçait-il les différents honneurs institutionnels reçus, au cours d’une carrière riche de celle que certains considèrent, avec son volontiers consentement, comme une réplique de Simone Veil au Sénégal ? Le risque pourrait être pris, tant s’enfoncer dans les archives personnelles de Penda Mbow, c’est plonger dans l’histoire récente du Sénégal, de ses grands hommes, de ses grands sujets, de ses dates majeures, grand maelström dont elle fut sinon témoin, grande actrice.
Impossibilité d’un débat serein sur l’islam
Première halte à Tivaouane. Ville intéressante à double titre chez Penda Mbow. L’histoire de la ville religieuse, fief de la Tijaniyya locale, a donné au Sénégal de grands hommes mais aussi une petite fille. Elle en garde l’empreinte et une part de sa spiritualité, inculquée par un père mécanicien et une mère ménagère, qui en sont originaires. Native de Dakar, la ville sainte près de Thiès reste pourtant le bastion où, régulièrement, en compagnie de son mari Saliou Mbaye, paléographe, elle va puiser une énergie pour tous les fronts où elle mène son combat. Récemment encore, elle en a eu besoin, pendant l’affaire dite du voile du lycée Jeanne D’arc. L’institution privée catholique avait interdit le port du signe religieux et créé l’émoi dans un vif débat national. Penda Mbow s’était alors fendue d’un avis, peu commun, qui lui avait valu une volée de bois vert. En prenant la défense de l’école et en pointant des dérives liées à l’abus de religiosité, la spécialiste de la civilisation musulmane s’était exposée jusqu’à susciter la défiance. Sa foi questionnée, ses intérêts jugés duplices, sa légitimité contestée, elle finit par un texte sur l’impossibilité du débat serein sur la religion au Sénégal, avec une pointe de déception. J’ai mal pour le Sénégal, titre de son adresse, commence par ce propos amer : « je suis bien malheureuse car je vois dans mon pays, une certaine forme de régression du débat intellectuel et le terrorisme verbal finit par s’incruster… » et s’achève sur une note résignée : « notre société devient tellement intolérante et anti-intellectuelle qu’on se demande s’il est nécessaire de partager et de débattre ». Le texte n’émeut pas tellement ses détracteurs. Sur cette période, elle revient généreusement, recourt au besoin à ses études en tant qu’arabisante, sur la technicité des notions de Hijab (voile) et de Himar (châle), et la compatibilité à ses yeux entre foi et raison. Pour preuve, le Himar, ce châle traditionnel, est plus « culturel que cultuel », selon elle. Elle en appelle à adopter l’islam sans « subir les influences arabes » en voyant dans le voile « le symbole d’une propagation d’un certain islam peu souhaitable ». Consternation dans une bonne frange de la population qui ne partage pas cette vision et même dans une partie du féminisme islamique qui a trouvé des accommodements avec la religion. Elle revendique pourtant, en guise de défense que sa piété va au-delà, éprouvant même de la sensibilité pour toute forme de spiritualité, juive ou catholique, se souvenant de tous les séjours dans ces endroits mystiques où elle a tiré une part de son identité. Elle a d’ailleurs reçu le prix Jean Paul II, en 2011, décerné par le Vatican. Dans son texte inquiet et savant, Penda Mbow a fait l’économie de recourir à ses études, à son background évoqué rapidement comme pour rappeler sa légitimité, mais le texte baigne dans une émotion contrariée. Pour elle qui a enseigné la tradition intellectuelle islamique longtemps, le raidissement de l’opinion sur ces sujets est préoccupant.
Pourquoi semble-t-il si difficile d’en discuter de manière apaisée ? La féministe tente une réponse. L’islam sénégalais a longtemps été un « islam civil » pour elle. Les dignitaires religieux, les grands fondateurs de confréries, avaient à cœur « l’éducation, la transmission ». Cette voie spirituelle était selon elle une singularité sénégalaise dans l’histoire de la religion dans la sous-région. Pour preuve, cet islam civil, s’opposait à un « islam politique », dans le califat de Sokoto par exemple. La fragmentation géopolitique, ainsi les changements générationnels dans les dynasties religieuses, ont « produit » cette politisation plus marquée de l’islam au Sénégal, aux dépens de la spiritualité. Un détour dans la littérature actuelle et ancienne, sur le djihadisme, les luttes de conquêtes ou de libération, dans le continent, contribue à accréditer cette scission. A la querelle habituelle, sur l’opposition entre soufisme et djihadisme, elle émet cette nuance capitale, préférant parler de « civil et de politique » et d’une convergence sous l’effet de la mondialisation de cette cristallisation néo-puritaine. Cette uniformisation et la perte des singularités l’émeuvent, d’autant plus que toute sa carrière, elle a enseigné « le fait religieux », et mené un combat pour une émancipation des dogmes.
Des mentors prestigieux et un éveil précoce à la chose politique
La polémique du voile a presque fait oublier la richesse du parcours de Penda Mbow. Un cheminement a commencé très tôt. De tous les marqueurs de sa carrière, ce qui frappe chez Penda Mbow, c’est un sens de l’histoire, au figuré comme au propre. Pensionnaire de l’école primaire des filles de la Médina, elle décroche, « en étant la seule », son entrée en 6ème, durant la fameuse grève de 68. En 72 c’est le BEPC, l’ancêtre du BFEM, et ensuite le Bac en 75, au lycée Van Vollenhoven. A l’école, la passion pour l’histoire s’affirme comme une évidence. « Une soif d’apprendre », dit-elle. Elle est « fascinée par le Coran », « l’histoire ancienne et récente et l’ébullition historique postindépendance ». La vocation est alors écrite, elle s’inscrit en histoire à l’université Cheikh Anta Diop. Pourtant, c’est surtout hors de l’école que la jeune fille dégourdie, engageante et effrontée, va aussi accrocher les premiers faits marquants à son tableau de conquête. D’abord en curieuse, convoyée par sa mère par habitude à diverses réunions politiques, dans un Dakar qui balbutie sa démocratie et goute à l’effervescence intellectuelle. Le contexte voit l’éclosion ou l’affirmation de plusieurs intellectuels de premier plan : Lamine Gueye, Babacar Sine, Cheikh Anta Diop, Senghor, Pathé Diagne, Amadou-Mahtar Mbow. Coïncidence ou miracle, avec tous ces glorieux précités, Penda Mbow a quasiment une histoire personnelle ; elle n’est pas en manque de mentors et d’anecdotes. Comme ce long après-midi, passé dans le bureau de son idole Cheikh Anta Diop, de « 16h à 20 » – elle est précise – où elle boit les paroles du maître de l’Ifan et sa bienveillance à l’endroit de la jeune admiratrice. Senghor aussi, dont elle sera la filleule symbolique, qui lui fait envoyer via le père de Rama Yade, ses ouvrages dédicacés ; Amadou-Mahtar Mbow, dont elle reçoit des sous pour des virées culturelles pendant ses séjours parisiens. Hors du Sénégal, les historiens Ki Zerbo, burkinabè, ou encore Ibrahima Baba Kaké, guinéen, jusqu’au sanctuaire de Présence Africaine. Une nostalgie enraye sa voix quand elle évoque ce passé. Mesure-t-elle la chance de cet alignement des étoiles ? C’est un « oui » catégorique, d’autant plus qu’ainsi couvée, elle a été aux premières loges pour vivre et éprouver l’Histoire, comme sa discipline et comme grand cours.
Aux origines d’un combat civique
De tout ceci, Penda Mbow fait son miel et soutient une thèse à Aix-en-Provence en 86 sur la société militaire des Mamelouks, ces esclaves affranchis reconvertis dans la défense des souverains. Elle milite précocement, dès la deuxième année d’histoire, sur les questions de l’eau, d’assainissement, de droits des femmes, et des castes. Elle consacre, dans le journal des africanistes, un texte remarqué à cette délicate question qu’elle achève avec ce vœu « disons en guise de conclusion que militer en faveur de la suppression des castes, est un principe élémentaire pour les droits de l’Homme ». Le texte, très riche, constelle les plus belles références sur la question, du pionnier Abdoulaye Bara Diop spécialiste de la société wolof, à Cheikh Anta Diop, Abdoulaye Bathily, Landing Savané, en passant par Senghor, dont certains verbatims valent le détour : « je nomme les castés à des postes de responsabilité, car ils sont plus intelligents que la moyenne, et je donne mes nièces en mariage a des castés bien éduqués. » Sans rappeler le contexte, le propos du poète peut paraitre brutal mais il dit la réalité d’une époque. Tous ces combats de Penda Mbow sont consignés dans des textes, articles et interviews, de celle qui s’impose comme l’égérie principale de la société civile, dont l’avatar le plus prestigieux, sera les Assises nationales. Elle crée le mouvement citoyen. En 2011, le temps fort contre les tentations antidémocratiques de Wade revivifie le front civil. Société civile, comme une marque déposée, poursuivra la femme combattive. Elle est de tous les combats, au risque de se perdre et de laisser des ressources en route.
Ecrasée dans un débat politique qui n’a cessé de s’appauvrir, peu sollicitée par un univers médiatique occupé par sa survie, la société civile s’est déclinée, à mesure du temps, comme un vaste ensemble hétéroclite qui sert de variable d’ajustement, et sur lequel divers pouvoirs s’appuient pour gagner en sursis et en tranquillité. Si les syndicats, les restes des grands bastions politiques et intellectuels, le monde universitaire, la masse non partisane, les initiatives transversales, les nouvelles vigies démocratiques, les mobilisations citoyennes des jeunes générations comme Y’en à marre, sont venus redonner un autre contenu à la société civile, elle reste fragmentée, plus que jamais utile, et vit une recomposition. Comment dans ce grand chamboulement, garder encore des traces de cette histoire qui l’a forgée, sans la trahir ? Tenir encore les rênes ? Rester fidèle à des idées qui ne sont plus forcément populaires, percutées par les clivages générationnels, les nouvelles donnes technologiques ? Est-elle larguée ? Penda Mbow déporte le combat sans tout à fait renoncer, avec un poil de regrets et de déceptions mêlés. Elle aimerait « se rendre utile », « offrir son expérience » mais pour l’heure, rien de consistant. Elle a encore un cours à l’université qu’elle dispense et un titre honorifique de représentant du chef de l’Etat auprès de la francophonie qui barre sa carte aux couleurs de la république. Des titres pour voiler son aplomb et l’anesthésier ? L’ensevelir sous les honneurs pour la dépolitiser ? Ça en a tout l’air. Cette retraite précoce ne convient pas à cette femme qui reste énergique, la voix maternelle et la confession généreuse. Elle a gardé sur le visage, des airs mutins malgré la grande chaleur pouponne.
Des honneurs et des horizons de luttes intacts
Les titres justement, elle croule dessous. Elle a reçu plusieurs bourses dans les années 80 de différentes fondations. Elle a dirigé en 1998 le Gender Institute du prestigieux CODESRIA. D’autres honneurs ? Elle est commandeur de l’Ordre national du mérite, chevalier de la Légion d’Honneur française. Aux quatre coins du monde, on la célèbre, Docteur Honoris Causa de l’université d’Uppsala (Suède) de Cluj (Roumanie). Ses discours de réception sont autant d’occasions pour prêcher cette parole d’historienne, avec une pénétration scientifique et une coloration politique progressiste. De sa fascination pour le soufisme, à ses études et lectures, notamment son grand respect pour Souleymane Bachir Diagne autre fin connaisseur de la tradition de la pensée dans l’islam, Penda Mbow n’a pas renoncé aux lumières intellectuelles. Si elle semble en retrait, elle empile les convictions sous de savantes réflexions. Le paradigme décolonial actuel la séduit-elle ? Elle y trouve « un grand intérêt » mais pousse le bouchon plus loin en revendiquant sa très grande affinité avec Boubacar Boris Diop. Elle désire une authenticité plus marquée, libérée de toutes les hégémonies. Le « discours de Dakar » a été pour elle, « révélateur » de quelque chose. Alors qu’on la conviait à répondre à Sarkozy, elle refusa, préférant se préoccuper du sort « des locaux et de leur survie ». D’ailleurs, elle en veut « aux africanistes depuis Paris, qui disent la météo politique de l’Afrique » …Elle croit même se voir dans le texte très controversé d’Axelle Kabou (Et si l’Afrique refusait le développement, 1991) qui la cite de façon détournée à l’en croire, et dont elle reprend certains arguments. Mais son constat le plus terrible, c’est que « l’école n’est plus le référentiel de promotion » au niveau national. Cette « désacralisation de l’école » est le problème central, croit-elle. Elle ose même une analyse sur l’existence d’un « centre » et d’une « périphérie », entre, respectivement, un centre géographique, du bassin arachidier à la capitale, qui a dévalué l’école et une périphérie provinciale qui la sanctifie encore comme mode d’ascension sociale. La réflexion peut prêter le flanc, face à des détracteurs de ce régionalisme inversé. Mais elle persiste et voit en Ousmane Sonko un ou le symbole de cette géographie de l’attachement à l’école plus marqué hors du centre du pays.
Du parcours, émerge clairement une fibre politique, intellectuelle et spirituelle. Une stature grignotée par des coups inhérents à la vie politique. Si Penda Mbow a milité quelques années au RND (le rassemblement national démocratique) fondé par Cheikh Anta Diop, et plus tard côtoyé de façon éphémère Abdoulaye Wade président, comme ministre de la culture au début des années 2000, c’est surtout une femme intellectuelle dont les combats historiques, jadis évidents comme voix unique de l’émancipation, entrent en zone de turbulence dans une période de destitution des idoles et de leurs héritages. Edifier une société civile, mieux, une société civilisée, où l’affrontement des idées serait encore possible sans l’hostilité, le débat sans anathèmes, la radicalité sans la violence, est la nouvelle quête de Penda Mbow. Une nostalgie et un rêve. Un art de la conversation. La croyance en la possibilité d’un dialogue toujours vainqueur comme marque de l’intelligence de toute une société. Ce n’est qu’un pari. Civilisation ou barbarie ? La société est appelée à faire son choix, pressée par une de ses filles.