Imaginons un peu… Oui, imaginons que le président de la République, cédant à la clameur populaire — du moins, celle démagogique et politicienne de fortes gueules et celle, légitime, des parents — décide dans un sursaut d’amour-propre de rapatrier les 17 jeunes étudiants sénégalais vivant à Wuhan, en Chine. Wuhan, rappelons-le, est l’épicentre de la terrible épidémie de coronavirus qui a déjà contaminé près de 40.000 personnes et tué plus de 900 morts.
Imaginons que, malgré la quasi-impossibilité de trouver une compagnie qui accepte de louer un appareil dont la destination serait Wuhan, il réussisse quand même à trouver un avion pour cette mission-commando. Imaginons qu’on trouve des pilotes et des stewards — car il est admis que les équipages civils « ordinaires » des aéronefs ne sont pas outillés pour ce genre de mission — appartenant certainement à la Santé militaire pour opérer cet avion. Et qu’on leur trouve les équipements nécessaires (sortes de scaphandres, masques, gants etc.) tout cela devant être aseptisé.
Imaginons qu’on réussisse le tour de force de désinfecter de fond en comble l’appareil et sa carlingue, de trouver les appareils (capteurs thermiques et autres) dont a besoin l’équipage médical, de sortir notre poignée d’étudiants de la géhenne, de les soumettre à une batterie d’examens cliniques avant de les embarquer, de désinfecter encore l’appareil et de ramener enfin nos 17 chers compatriotes dans notre pays…
D’abord, il faudrait trouver un aéroport sur lequel atterrirait cet avion médicalisé car, pour des raisons évidentes de sécurité ou de prophylaxie sanitaire, il n’est évidemment pas question de recevoir ces rapatriés à l’AIBD ! Peut-être à Léopold Sédar Senghor et encore…
Puis, il faut dénicher un lieu de confinement sûr où ils resteraient pendant 14 jours, la durée de l’incubation du coronavirus. Après quoi, et après quoi seulement, nos chers petits étudiants pourraient enfin retrouver leurs familles.
Et l’on pourra s’écrier « ouf ! », « bravo ! », le Sénégal est un grand pays qui, à l’instar de la France, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et quelques autres puissances triées sur le volet, et aussi, paraît-il, du Maroc et de l’Algérie, a réussi à rapatrier ses compatriotes pris dans l’enfer du coronavirus ! Et de fait, dans l’hypothèse de ce happy end improbable, on aurait tout lieu de féliciter le président de la République d’avoir pris une décision si salutaire et patriotique de rapatriement des étudiants sénégalais de Wuhan ! Encore une fois, bien qu’un tel rapatriement — qui n’est pas la même chose qu’affréter un avion pour ramener quelques malheureux compatriotes retenus en Libye ou rapatriés d’Angola voire expulsés d’Espagne — soit apparemment hors de portée du Sénégal, ayons l’honnêteté de le reconnaître, s’il était fait malgré tout, alors, bien sûr, tout le monde devrait applaudir et serait en droit d’esquisser des pas de danse.
Au Sénégal, coronavirus serait dans un environnement « ami » !
Gouverner étant prévoir, imaginons le contraire. A savoir qu’un des rapatriés ou membre de l’équipage chope le virus et l’emmène avec lui au Sénégal menaçant de fait la vie de nos 15 millions de compatriotes. Lesquels, jusqu’à présent, Dieu merci, sont épargnés par la terrible épidémie. Oh certes, on fait confiance à l’expertise de nos praticiens et de nos brillants professeurs de médecine mais enfin, que voulez-vous qu’ils fassent devant une maladie que même les plus brillants et innombrables praticiens chinois peinent à contenir ? Si par extraordinaire — ce qu’à Dieu ne plaise —, un cas de coronavirus se déclarait dans notre pays de la même manière qu’un jeune Guinéen atteint d’Ebola avait réussi à s’y introduire, que ferions-nous ? Et, surtout, que diraient ceux qui réclament à cor et à cris l’exfiltration hors de Chine de nos braves garçons ? Voilà une maladie pour laquelle aucun vaccin n’a encore été trouvé encore moins un traitement ayant fait la preuve de son efficacité ! On importerait donc volontairement un tel virus dans un pays où il a toutes les « chances » de se propager, le Sénégal étant assurément un terreau favorable au développement de toutes sortes de virus ? Il n’y a qu’à voir la saleté de nos villes qui a nécessité le déclenchement d’une gigantesque opération de nettoyage des écuries d’Augias sous l’appellation de « cleaning days » pour s’en convaincre !
Dans un pays où le rapport des populations avec l’hygiène est proprement douteux, où les hôpitaux sont de véritables mouroirs, où l’indiscipline est proverbiale et où, donc, prétendre faire respecter des mesures de confinement — comme savent si bien le faire les Chinois ! —relève de la mission impossible voire d’une résolution de la quadrature du cercle, dans un tel pays, évidemment, le coronavirus ne pourrait que s’épanouir. Sans compter qu’ « And Gueusseum » serait bien capable de nous déclencher une grève en pleine épidémie pour réclamer le paiement d’arriérés de primes ou exiger le respect d’accords signés avec le Gouvernement ! Ajoutez à ce joli tableau notre manie si conviviale — mais ô combien détestable en période d’épidémie — de serrer des mains à tout-va. Et aussi, accessoirement, notre propension à cracher partout. Imaginez donc qu’avec tout ça, par patriotisme mal placé, on tienne coûte que coûte à ramener dans ce cher Sénégal des étudiants qui sont bien là où ils sont c’est-à-dire dans un pays où le plateau médical est de loin meilleur que le nôtre, où les mesures de confinement sont respectées et où un bataillon de praticiens et d’éminents professeurs de médecine sont mobilisés jour et nuit pour venir à bout de l’épidémie de coronavirus. Pour dire que, malgré l’émotion et l’inquiétude compréhensibles des familles de ces pauvres jeunes gens — nos étudiants sénégalais à Wuhan —, la décision de ne pas les rapatrier prise par le président de la République est la meilleure car la plus raisonnable.
Que nos éminents et vénérés marabouts prient pour eux jour et nuit afin qu’ils soient épargnés par cette terrible épidémie. Bien entendu, le peuple sénégalais est de tout cœur avec nos jeunes étudiants et souhaite qu’ils nous reviennent sains et saufs au terme de leurs études. Ou lorsque la maladie aura été endiguée. Cela dit, pour le salut des 15 millions de personnes qui vivent ici au Sénégal, et parce que les conditions ne sont pas réunies pour qu’ils soient soignés dans ce pays avec toutes les chances de guérison au cas où ils ramèneraient au passage le terrible virus, il vaudrait mieux qu’ils restent en Chine. Le dire, ce n’est pas les détester, bien sûr, mais c’est préférer davantage l’intégrité des 15 millions de Sénégalais qui sont ici dans ce pays !
POST SCRIPTUM : Le seul reproche que l’on puisse faire au président de la république dans cette affaire, c’est d’avoir avoué que l’Etat n’avait pas les moyens de rapatrier ces compatriotes ! car, un Etat n’avoue jamais son dénuement. cela, le président Senghor l’avait rappelé à un de ses rares visiteurs réguliers lorsqu’il séjournait, après sa retraite, aux « Dents de la mer », sa résidence de Fann. Lors d’une de ces visites, tous deux écoutaient le journal parlé de radio-Sénégal lorsqu’ils ont entendu un ministre dire que l’« Etat n’a pas d’argent ». Fureur de Senghor qui s’écrie : « Mais non ! Mais non ! Un homme d’Etat ne doit jamais dire cela ! L’Etat, c’est un mythe, si on enlève ce mythe, il ne reste plus rien. c’est comme le père de famille, même s’il n’a pas la dépense quotidienne que lui réclame son épouse, il doit trouver un subterfuge pour la faire espérer ! » Admirable leçon…