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L’école De L’aliénation

L’école De L’aliénation

Samedi 15 février 2020. 16h33. Je suis arrivé, il y a moins d’une heure, dans mon bureau. J’ai terminé la seconde lecture de l’excellent essai de Kasereka Kavwahirehi : Y’en a marre ! Philosophie et espoir social en Afrique. C’est l’un des meilleurs livres, tombé dans mes bras ces dernières années. J’en suis encore sorti revivifié et animé de convictions plus fortes pour l’Afrique. J’ai envie de faire une petite note de lecture mais la semaine a été longue et éreintante. Je dois commencer l’écriture de ma chronique de la semaine et rentrer plus tôt. J’ai passé un samedi studieux.

J’ai commencé enfin, ce matin, les cours en wolof. Comme un petit écolier, j’étais très excité. Depuis plus de dix ans, j’apprends, de manière totalement autodidacte, ma langue maternelle, sa lecture et son écriture. Mais ce procédé a ses limites et j’en suis conscient. C’est pourquoi lorsque l’on m’a proposé, la semaine dernière, de participer à des séances d’alphabétisation, je ne pouvais pas refuser. Les cours se déroulent chaque samedi matin. Je me suis organisé pour ne pas les manquer, désormais. Je suis assez conscient de mon incomplétude dans la maîtrise du wolof. Comme la grande majorité des Sénégalais, produits de l’enseignement officiel, j’étais analphabète en wolof, malgré mon long cursus scolaire.

Dissonances sociales. Il a fallu une rencontre avec l’œuvre de Cheikh Anta Diop, par le plus grand des hasards, pour prendre conscience de la question des langues nationales. Cela a été un grand bouleversement idéologique et intellectuel. Il m’est apparu, clairement, “la misère symbolique” dans laquelle l’école sénégalaise plonge les enfants de la nation. Comment a-t-on pu admettre que l’instruction pouvait se faire dans une langue complètement éloignée de notre socioculture ? Et même, certaines fois, défendre cette dépossession violente ? Parmi les objets sociaux, la langue est certainement l’élément le plus important. La manifestation la plus aboutie de l’esprit créatif d’un groupe humain. Sans elle, il n’y a pas de communication. Il n’y a pas de culture. Il n’y a pas de génie. C’est donc la société tout entière qui est désagrégée. Par le simple fait de ne pas recourir aux langues nationales dans l’enseignement. On se rend compte, en découvrant cette évidence, de l’impasse de l’éducation nationale.

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La communication bloquée. L’éducation nationale est antidémocratique, acculturante et discriminatoire. Lorsque l’on prend conscience de cela, c’est un univers qui s’effondre. Des contradictions sans solutions apparaissent. La première est relative à l’intoxication délibérée de l’enfant sénégalais, à qui l’on demande dès qu’il est en mesure de rejoindre l’école, de se dessaisir de tout son système de symbolisation, et d’accepter “l’institutionnalisation aliénatrice de la vie”. Il doit apprendre à lire les mondes, les signifiés et les signifiants, autrement que par ce que son espace social, imaginatif, existentiel et moral lui ont appris. Un sevrage cruel. La première confiance de l’enfant est ainsi mutilée. Détruite. Son esprit colonisé. Et le voilà sujet à une première névrose. Ensuite, les élites issues de l’éducation nationale, apprennent à manier des concepts inopérants dans leur environnement social. Ils se coupent de l’infrastructure culturelle. Favorisent l’obscurantisme des masses. Se soumettent délibérément, “par goût de l’asservissement morbide et moral”, pour reprendre Cheikh Anta Diop. Car, comment comprendre que des intellectuels puissent raisonner de la manière suivante : “Il ne sert à rien de recourir aux langues nationales pour étudier et déchiffrer la science, et les autres matières intellectuelles. Des langues plus avancées le font déjà.” Ils suggèrent ainsi qu’il existe une arriération du trait le plus singulier de leur culture. Cette attitude est, à mon sens, aussi dommageable que les grands méfaits des hommes politiques. Car, il s’agit véritablement d’une forme de génocide culturel. Et ce sont, souvent, des humanistes qui la tiennent !

La puissance politique d’un pays dépend grandement de son rapport avec sa culture. Le Sénégal n’est pas seulement en retard sur le plan technologique et économique à cause de dirigeants négatifs. Les hommes politiques ont bon dos. Nous oublions, très facilement d’ailleurs, l’agression cynique, à travers l’école, dès le bas âge, de nos imaginaires, de nos “corps conscients”. De notre amour-propre. Et c’est surtout l’oeuvre de l’intelligentsia. Nous ne pensons pas en profondeur les conséquences psychoaffectives de l’abandon de nos médiums linguistiques dans l’enseignement formel. Ou encore le lien entre notre aliénation et notre situation sociopolitique. Mais elles sont terribles. Aussi, les élites issues de l’école officielle sont privées de la possibilité d’exister dans le grand dialogue national. Elles sont même perçues, de plus en plus, comme des agents de l’Occident. Ainsi entendons-nous, de plus en plus, le terme “tubaab bu ñuul” pour désigner les intellectuels et penseurs. Pourtant, ces derniers sont les dépositaires de la connaissance scientifique. S’ils sont indexés, et s’ils restent inaudibles, ce n’est pas uniquement la faute de la société. L’incommunicabilité leur est aussi imputable. Lorsque l’on s’enferme dans des cercles d’initiés, que l’on rompt avec son paradigme culturel, à quoi d’autre peut-on s’attendre qu’à une défiance, un rejet radical par le corps social. Cela n’a rien à voir d’ailleurs avec le recul et la solitude, indispensables, de l’intellectuel. L’anti-intellectualisme ambiant n’est pas injustifié. La conscience populaire a fini de lire, dans les représentations et stéréotypes de l’intellectuel, une figure importée, méprisant le symbole le plus actif de la souveraineté du groupe social : la langue. 

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Bépp làkk rafet na buy gindi ci nit xel ma, di tudd ci jaam ngor la.”

Comme la malheureuse tentative des “enfants égarés de l’humanité”, qui ont voulu, durant les périodes sombres de l’Histoire, différencier les hommes à partir de leurs aspects physiques, la classification culturelle a beaucoup participé à l’abaissement spirituel de l’humanité. Les langues témoignent des immenses ressources des peuples, ainsi que leur singularité. Le wolof, le baoulé, le japonais, l’arabe, le chinois sont des preuves du génie humain. Bien sûr, dans les affaires du monde, certaines langues sont plus utilisées que d’autres. Mais cela n’en fait pas des idiomes plus avancés, ou seuls capables de définir l’univers. Nous avons une grande chance, dans nos pays africains, de maîtriser plusieurs langues. Au collège, j’étais initié en même temps au français, à l’anglais, à l’espagnol, à l’arabe. C’est une bénédiction de pouvoir lire, et d’écrire dans ces différentes langues. J’aurais pu aussi bénéficier d’un enseignement en pulaar, en séeréer, en joolaa, en yoruba, en swahili. Cela aurait d’ailleurs été plus facile de maîtriser ces langues issues du même contexte cosmogonique. Mieux, leur utilisation m’aurait rapproché davantage des autres citoyens du continent. Malheureusement, la culture nationale, dans la presque totalité des pays africains, est rejetée à l’arrière-plan. Folklorisée.

Il faut nécessairement reconsidérer notre rapport aux langues nationales. Réapprendre à s’instruire. Il s’agit d’un impératif catégorique. Les intellectuels, qui prétendent être au service du progrès social, ne peuvent pas ignorer la fonction politique et psychosociale de la langue. Pour moi, comme pour d’autres Sénégalais, il est absurde de ne pas enseigner dans nos langues nationales. Mais, à chaque fois que nous l’évoquons, il y a toujours une cascade de questions négatives – que je lis comme une preuve de paresse intellectuelle. “Quelle langue va-t-on utiliser ? Pourquoi le wolof  et non le joolaa ou le pulaar ? Pourquoi utiliser les signes latins ?” Aussi légitimes qu’elles soient, je trouve ces questions dégradantes. Un peuple n’avance pas en opérant une politique de table-rase de sa culture. En fondant l’éducation de ses enfants dans un mécanisme de dissociation et d’exclusion. Dissociation entre la connaissance et les objets sociaux. Exclusion du connaissant de son milieu social. C’est ce que Kasereka Kavwahirehi nous rappelle dans son propos : “Comment, en effet, prétendre contribuer à rendre le monde plus intelligible et humain en se servant des concepts qui le voilent, en se fermant aux dimensions les plus quotidiennes de nos vies, en lesquelles se révèlent nos peurs, nos angoisses, nos espoirs et nos raisons de vivre, en se fermant au langage des hors-circuit social et à leur potentiel ?”

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