La ronde des ombres est le premier roman de Philippe N. Ngalla, auteur franco-congolais de quarante ans, basé en France. Une fiction qui met en scène les derniers jours d’un président, accroché au pouvoir. Note de lecture d’un livre remarquable.
« Quelle épreuve que la traversée d’un grand chagrin ! » (p.94). Il ne croyait pas si bien dire, juste ne savait-il pas que son chagrin durerait si longtemps. Il s’appelle Sylvestre. Un soir, des ombres l’envahissent et c’est le début d’un grand vertige. Sylvestre est le président de la République d’un Congo imaginaire. Despote brillant et entêté, sa chute qui pointe à l’horizon, le conduit à recourir aux fétichistes, aux experts de la magie noire, avec qui il avait longtemps pactisé pour sauver ce qui peut encore l’être de cette soif du pouvoir qui ne le quitte toujours pas. C’est dans ces méandres faits d’ombres, creusées par des réflexions philosophiques sur la « fin proche », que serpente un roman à l’écriture tenue et au souffle puissant. « Des visions épouvantables le tourmentaient depuis des heures, invaincues par ses tentatives de les dissiper » (p.1), telle est l’entame de la tourmente du président dont on suit les périples, intérieures et extérieurs, pour se libérer « des ombres infatigables qui se rapprochaient …avec leur grognement de bêtes féroces » (p.35), mais peut-être de lui-même. Qui sont ces ombres qui fondent sur lui sans pitié ? La rançon de sa gloire mal négociée ? La sanction de ses crimes ? La métaphore de l’intranquillité des pouvoirs mal acquis ? « Des familles des victimes des catastrophes qu’il avait sacrifiées à des divinités avides de sang humain » (p.36) qui se signalent ? Ou tout ça à la fois. Une chose est sûre, ces ombres sont au cœur du roman, auquel elles donnent une épaisseur, une pénétration surnaturelle, et un caractère ésotérique. Elles arborent tantôt des visages humains, tantôts des esprits, mais elles révèlent le coût du pouvoir et le talent de l’auteur à donner corps, comme à un personnage central, à ces ombres.
Face à elles, Sylvestre se débat : entre Poto-Poto, lieu de retraite itinérante pour chasser ces ombres, Madingou, la province savante, Brazzaville, lieu-cœur du pouvoir, ou Pointe Noire, la ronde des ombres, est un roman qui voyage, au pas-de-course et au pas-de-porte ; des salles cossues du pouvoir : « dans son bureau d’apparat. Une vaste pièce aux murs lambrissés, tapissés de peintures harmonieusement disposées. Séparé par un tapis persan au médaillon cerné de fleurs, un canapé encadré de guéridons… » (p.115) ou alors l’antre du vieux Faugon : « la pièce inspirait le mystère dans son aspect effrayant. Le désordre d’objets inquiétants l’imprégnait de la lourde atmosphère des endroits malfamés. Un tissu d’un rouge vif recouvrait un pan de mur au bas duquel se trouvait une statuette au front proéminent, hérissée de clous…. » (p.62). Voici quelques-uns décors du premier livre de Philippe N’galla. Dans ce roman sans sommation, l’ivresse du pouvoir commence par donc une gueule de bois des lendemains qui semblent promis à déchanter. Sylvestre, avatar d’un genre que le continent cultive généreusement, le président à vie, sauve à peine sa lignée. A son chevet, tour à tour, Mamou Cocton sa fidèle alliée, garde-fou, fétichiste lettrée, la seule à lui tenir tête ; Nzoug Ma Mbala, le purificateur de la forêt : « Le cri rauque d’un oiseau qu’on imaginait grand perçait le silence de ce bois épais et enveloppé d’effroi. Une clairière cernée d’arbres hauts, massifs et touffus avait été choisie pour l’office. » (p.21) ; Moussa Dramé, le marabout malien établi au Congo ; le vieux Faugon, patriarche prétentieux : « Lorsque les blancs sont partis, tu crois que le premier président avait gagné les élections par quel moyen ? C’est moi qui ai travaillé. » (p.64)…. La ronde n’est pas faite que d’ombres, elle est aussi faite d’esprits qui débouchent les uns sur les autres, au gré des besoins du patient. Leurs sermons, leurs rituels, diffèrent mais placent la nature au cœur de ce roman, où le lien à la terre est campé par cette relation surnaturelle avec des esprits. Ils se relaient à coup de raouts fétichistes, de grandes cérémonies en forêt, de conciliabules, pour trouver la potion qui parviendra à sauver le président de sa chute inéluctable.
A mesure que l’oraison s’approche, le président voit sa cour déférente de plus en plus inquiète, apeurée à l’idée de perdre ses privilèges, et qui l’incite donc à réprimer dans la violence les ennemis menaçants de son pouvoir. Dans des discussions savantes, l’auteur met en scène Bruno, ce neveu du président, qui ne s’embarrasse pas des considérations de son maître, et qui propose un pacte de sang pour régler la défiance d’une opposition qui monte en puissance. « Faire disparaître les gênants est pourtant un jeu d’enfant. Si nous arrêtons, ces têtards se croiront tout permis. » (p.96), fonce Bruno. Mais l’ennemi, pour Sylvestre, éclairé par une lucidité au cœur de son ivresse, ce sont les « idées ». « Mieux vaut se méfier d’un homme avec des idées que d’une foule d’imbéciles » P (97), répond-il, savant. Philippe N. Ngalla finit presque par nous rendre ce personnage attachant, tant le roman est économe en injonctions et saisit la complexité des êtres sans renoncer à les peindre férocement.
Roman de Sylvestre, le texte aussi celui de Mamou Cocton, remarquable égérie de la fidélité, de l’obstination, d’une forme d’arrogance. A travers elle, l’auteur, fait le portrait des bons et des mauvais conseillers, si nombreux, dans les derniers quarterons des proches du pouvoir. Elle est présente, dans un tandem bien rodé avec Sylvestre, dans tout le texte dont elle est, à égalité, le personnage central. Elle occupe tous les rôles féminins : mère, muse, amante imaginaire, avocate, magicienne. Elle se fait aussi, à l’image des autres fétichistes qui peuplent le roman, dépositaire d’un pouvoir. C’est par ce ressort très bien inspiré, que l’auteur fait le portrait du despotisme, qui n’est pas seulement le fait du président, mais aussi des tenants de pouvoirs annexes qui sont avec lui dans la cogestion des affaires. Cette arrogance des traditions est décrite aussi, sans acrimonie « légataire d’un savoir qui avec d’autres formait le socle de la société, il craignait qu’avec la disparition des gens comme lui ne meurent le mystère et l’enchantement. Il regagna Madingou, heureux de retrouver sa hutte. » (p.65). Le pouvoir n’est jamais celui d’un seul, et la grande intelligence du livre, c’est la force d’interroger tout ce qui la détiennent et qu’on ne soupçonne pas. Ce qui explique en partie la longévité des pouvoirs décriés, car ils ne sont jamais le fait d’un seul homme. Dans un final inattendu, tout se lie et se délie, les acteurs se renouvellent, jusqu’au bouquet final.
Dans un texte d’une impressionnante maitrise, traversé par des réflexions profondes, l’auteur s’attèle surtout à disséquer Sylvestre de son vivant, et un Congo obscur que sa plume tente de confesser. Le roman s’apparente à une radioscopie, pas loin du monologue apitoyé, voire de la stance, d’un homme qui voit son destin s’obscurcir. A travers Sylvestre, la galerie des personnages s’étoffe par ce nuancier d’esprits fétichistes qui donnent, à mesure de l’inscription du récit dans la vérité endogène, diverses expressions du pouvoir et de la force mystique. Avec une parfaite maîtrise de la narration, de belles descriptions inspirées, une langue sublime avec des accès grandioses, des digressions bien senties, et une remarquable facilité dans les dialogues, Philippe N. Ngalla fait du despotisme un sujet d’art, qui ne renonce pas à sa dimension politique, à la pensée philosophique sur les courtisans, la solitude, les tentations de violence. A la lecture, on touche à l’universalité d’un sujet, tant Sylvestre pourrait être d’un autre pays, d’une autre région. Défilent dans son tableau, tous les sujets congolais, les inégalités saisies avec une parcimonie et une lecture fine, le chaos politique, la classe régnante, la cohabitation religieuse, la force mystique, le désespoir, le fossé entre la base et le sommet, l’immigration ouest-africaine au Congo, la réalité des familles au pouvoir. Tout passe à la moulinette d’une écriture qui rend bien compte des paysages en préférant l’afféterie de la langue de salon à la truculence, à laquelle on réduit souvent à tort le roman congolais.
Le style de Philippe N. Ngalla est classique. Si le terme est devenu générique dans les critiques, il n’aura jamais porté aussi bien son nom. L’auteur en effet, semble tout droit sorti du 19e siècle français, d’où il tire ses références. L’écriture est très tenue, parfois un peu trop, et presque jamais ne viennent égayer ses pages des notes plus fantaisistes, pour saloper la majesté des mots, pour les faire respirer. L’auteur, lecteur d’Anatole France, fils de Dominique N. Ngalla, avec de franches incursions chez Balzac, a opté pour cette écriture dont le vocabulaire riche, les tournures, sont à mille lieues de ce qui se fait actuellement et de ce qui est promu comme dépouillement nécessaire. On pourra bien l’accuser de singer un style, de ne pas trop donner à voir un Congo plus authentique, de discourir de son pays d’origine avec des références linguistiques et littéraires françaises. Mais ce serait nier la liberté de la création, et il pourrait se défendre de son choix, de ramer à contre-courant. In fine, se pose la question de la langue, aussi, celle de la vraisemblance. Si la fiction donne des latitudes à l’imagination, elle le fait dans un cadre, et on sent en le lisant, que l’auteur a la fiction qui duplique le réel, mais n’étend pas son territoire. A ce titre, il est plutôt éloigné du Mutt Lon, auteur du remarquable Ceux qui sortent dans la nuit, un des meilleurs conteurs du surnaturel dans le paysage africain.
Une chose m’a gêné, dans le coup de cœur que j’ai pour ce livre, c’est le salut par les Livres que l’auteur instille. Sylvestre, président formé en France dont les rêveries sont campées avec beaucoup de poésie énamourée pour la France, est très porté sur la littérature. En construisant le personnage, peu ancré chez lui hors de ses seuls rapports aux fétichistes, le président-lecteur ne m’a pas tellement convaincu dans l’harmonie générale. Mais surtout, son double, Mamou Cocton, est aussi tentée par la lecture comme la panacée. Tout est (trop) rationnel, et tous les personnages, importants faits plus ou moins du même bois. On sent ainsi parfois que l’auteur a voulu mettre de ses goûts personnels dans ses personnages, sans que cela ne soit toujours le cadre idoine pour le faire. On pourrait reprocher à l’auteur de ne pas assez challenger ses personnages, et ne pas tirer le maximum de la force du récit, dont les réflexions sont par ailleurs si justes : « De toutes façons, se dit-il, la nostalgie enchaine ceux qui regardent derrière, elle les fige et les empêche d’embrasser leur avenir avec enthousiasme. Moi je me contenterai de regarder devant moi au risque de perdre le nord. » (p.81). Parfois, parfois seulement, il semble se passer plus de chose dans l’écriture que dans l’histoire.
Au total, en 200 pages, Philippe N. Ngalla signe un roman réussi, au titre sublime. Un livre qui par la fiction, interroge, explique, dissèque, l’inertie peu démocratique du Congo, sans dresser une tribune politique. L’art de la narration emporte tout. Alors que les postures politiques sont devenues lieu annexe de la vie littéraire dans cette région qui regorge de talents, mais pourtant l’énergie bâillonnée, l’auteur a opté pour un roman où l’art coexiste avec la sociologie des âmes, des esprits et des situations. Il lui reste à se tanner le cuir, tant le cri de naissance des écrivains n’est pas souvent le chant indolent de l’aube, mais l’arrivée dans une compétition féroce. Après les ombres pour son héros, il reste à l’auteur à faire avec la ronde des lecteurs. On lui souhaite plus de fortune que Sylvestre.
La ronde des ombres, Philippe N. Ngalla, Le Lys bleu éditions, 2020, 17, 90e.