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La Jument En DÉtresse

La Jument En DÉtresse

La jument se secoue de toutes ses forces pour se redresser. En tombant, les pièces du harnachement se sont enroulées autour de son avant-main. Elle se fait mal, à chaque fois qu’elle essaie de se démener. Le cocher est perdu. Il doit prendre une décision mais ne sait pas quoi faire. Il est hésitant, comme s’il était en face d’un problème complexe. Il tente d’abord de défaire l’attelage, mais n’y arrive pas. Il cherche alors à enlever le poids du chariot, des chaises principalement. Des personnes, assises en face, dans un commerce de vieux meubles, lui conseillent de détacher les lanières. Un homme lui tend un couteau. Il le saisit et enfin détache les brancards. La jument se lève, la bouche mousseuse. Elle porte une robe baie. Son propriétaire la caresse. Elle est blessée à plusieurs endroits du corps. Mais déjà, elle est prête à reprendre sa dure besogne.

La scène s’est passée juste devant moi. Comme d’autres passants, j’ai observé le calvaire de l’animal, et j’ai assisté impuissant aux manœuvres pour le délivrer. Cinq minutes de souffrance. Nous étions tous soulagés quand la jument s’est remise sur ses jambes. Ses complaintes étaient imperceptibles, tant elle paraissait calme et oublieuse du supplice qu’elle venait d’endurer. Cependant nous pouvions percevoir les blessures de son âme et partager son martyre. Par ce sentiment logé au plus profond de notre conscience, qui lie l’homme à l’homme, et l’homme à l’animal. On pouvait même voir, dans les gestes et le visage triste du bourreau, beaucoup de peine. Son attitude traduisait une grande contrariété. Comme un coupable pris en flagrant délit, qui a honte et qui tient un argument moral infaillible pour justifier son forfait : l’état de nécessité. 

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La charrette du cocher est son instrument de survie. Il est contraint de travailler pour subvenir à ses besoins. Il n’y a ni mal ni bien dans ce qu’il fait. Il subit juste sa nature humaine ambivalente, qui le pousse, pour joindre les deux bouts, à faire trimer son cheval dans des conditions exécrables, et qui en même temps le rend triste lorsqu’il perçoit pleinement le sort misérable de son animal de trait. La leçon de l’obligation et du devoir précède celle de la compassion. En voyant sa mine penaude, j’ai pensé que le cocher a peut-être fait, sur le feu de l’action, un rapide examen de conscience, et que les regards angoissants des spectateurs de cette violence inouïe ont blessé sa pudeur.

La brutalité du cocher, qui fait endurer mille souffrances à son cheval, n’est pas totalement condamnable. Ce n’est pas la violence pour la violence. Une violence pure, délibérée. Même si nous ne pouvons aucunement y voir un acte tolérable. La maltraitance animale qui se déroule, sous nos yeux, à Dakar, est parfois cruelle. Elle concerne surtout les chevaux, qui subissent des brutalités physiques et mentales ininterrompues. Ces situations sont devenues presque anodines. Nous les rencontrons tous les jours. A la longue, nous sommes désensibilisés, et finissons par ne plus nous en émouvoir. D’ailleurs, comment pourrait-on témoigner de la compassion à des animaux dans un pays où une grande partie des hommes vivent déjà dans des conditions difficiles ?

Il serait ridicule d’essayer de faire comprendre au cocher que l’animal aussi à des droits naturels. Qu’il n’a pas le droit de le traiter ainsi. Que ce qu’il fait, c’est de la torture. Qu’il y a une fraternité à exercer entre les hommes et les animaux. Pourquoi ? Parce qu’il ne contrevient pas à l’éthique sociale. Non seulement, ce n’est pas interdit de faire travailler les chevaux mais on ne nous a pas appris à développer de l’empathie pour les animaux. A cultiver, à leur égard, un élan d’équanimité. Pourtant, il y a une unité spirituelle entre tous les êtres vivants. C’est cette interdépendance qu’a voulu montrer Tierno Bokar, le sage de Bandiagara, lorsqu’il rappela à ses élèves, lors d’une leçon, rapportée par Amadou Hampâté  Bâ, dans Vie et enseignement de Tierno Bokar, le devoir de porter secours à un oiseau tombé de son nid. “Eh bien, mes amis, en vérité, celui qui apprendrait par cœur toutes les théologies de toutes les confessions, s’il n’a pas de charité dans son cœur, ses connaissances ne seront qu’un bagage sans valeur”, leur avait-il dit.

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Certaines émotions et sentiments humains sont plus faciles à nourrir que d’autres. Comment s’élever en conscience, et conserver de la bienveillance pour les êtres vivants lorsque la société ne nous enseigne pas à le faire ? Il y avait dans le regard du cocher, un peu de honte mêlée à l’abattement. Il était, sous les yeux de plusieurs personnes, acteur principal d’une scène de cruauté. Et il reconnaissait, par son expression dépitée, la souffrance de l’animal. Mais il n’y avait aucun pardon à formuler. Car, en l’espèce, la faute n’était pas blâmable. Elle n’avait aucune valeur normative, au sens de la morale. Le cocher a sans doute repris son travail quotidien. Pour nous, témoins de la scène, l’enjeu n’était pas dramatique. Certains ont hué sourdement cette violence imposée à l’animal, et sont repartis à leurs affaires. Sans plus.

Nous sommes en permanence confrontés à des situations où l’éthique se heurte à des considérations pratiques, les cruautés légitimées. Notre rapport aux animaux est aussi lié à notre conception de la vie, à notre sensibilité en tant que groupe humain. Toutes les tyrannies ne se valent pas. Mais elles se constituent dans le même moule social. Le cheval qui tombe sous le joug d’un cocher ne soulève pas les cœurs, ici au Sénégal. C’est une situation fréquente. Normale. Mais elle en dit long sur notre éducation à l’altruisme et notre clémence. Quand nous sommes impuissants, insensibles devant des expériences quotidiennes de violence, c’est que nous ne parvenons pas encore à sublimer notre humanité et à relever notre état de conscience. Au final, ce sont toutes ces petites actions, fondamentalement violentes, dirigées vers les faibles, qu’ils soient humains ou animaux, qui absorbent tout le potentiel émancipateur de la société sénégalaise.

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