(Analyse de l’interview d’Abdoul Mbaye, ancien Premier ministre)
Je remercie sincèrement l’ancien Premier ministre Abdoul Mbaye de s’être prêté au jeu de l’interview avec franchise. Celle-ci permet de poser les termes d’un débat de très haute facture sur fond de montée des affaires de corruption et de l’inertie de l’Etat sénégalais dans la lutte contre les détournements de deniers publics.
Discordes idéologiques. La CREI, placée sous statut d’intermittent de spectacle judiciaire depuis sa création en 1981, suscite de moultes interrogations : entre maintien et suppression, entre présomption d’innocence et présomption de culpabilité, entre exigence éthique et justice politique.
Contrairement à la France, le Sénégal a fait le choix souverain de l’enrichissement illicite. Abdoul Mbaye, Premier ministre durant la réactivation de la CREI, innocente cette juridiction inédite au regard des conséquences économiques et sociales graves de la corruption en Afrique. Dans l’interview, il ne mâche pas ses mots à l’endroit des voleurs de deniers publics.
Comment s’élever contre ces arguments développementalistes plaçant le bien-être de la population au cœur de la lutte contre la corruption ? Chaque année, l’Afrique perd 148 milliards de dollars à cause de ce fléau, soit environ 25 % de son PIB moyen. Selon un rapport de l’OFNAC, la moyenne des montants de pot-de-vin payés par la population totale s’élève à 24.803 FCFA au Sénégal (pour la tranche de revenus mensuels de moins de 90.000 FCFA). Dernièrement, une étude indépendante révèle que 7,5 % des aides au développement octroyées par la Banque mondiale aux pays les moins avancés sont détournées dans les paradis fiscaux.
Peut-être la CREI est-elle un prolongement indirect du droit au développement, à la fois relié à la défense des intérêts généraux de la collectivité et à la promotion de la solidarité, compatibles tous deux avec la problématique des droits de l’homme propre à l’Afrique. Les bénéfices du développement dont sont en droit d’attendre les populations sont entravés par la corruption. Le renversement de la charge de la preuve et la présomption de culpabilité qui en résulte, en sont alors justifiés.
Je n’ai jamais caché mes réserves, voire mon aversion, pour la CREI, que j’ai qualifiée de « Léviathan judiciaire » (expression reprise par Abdoualye Baldé dans une interview sur TV5 courant novembre 2018). La principale défectuosité de cette infraction est la part belle faite au déterminisme si cher à l’école positive italienne. Dans l’interview d’Abdoul Mbaye, cela se mesure par les propos suivants : « présumés coupables dument identifiés ». Ou encore lors d’une de ses déclarations sur la CREI en janvier, « l’origine de l’argent du politicien est très rarement licite ». Il est établi que la culpabilité est déduite au profit du groupe, l’innocence étant à prouver par l’individu, peu importe l’acte illicite étant à l’origine de l’enrichissement.
Le droit a toujours été marqué par des controverses doctrinales. Des opinions « dissidentes » des juges de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sont publiées après l’arrêt auquel ils ont pris part. L’enrichissement illicite n’échappe pas à ce phénomène de débat-objection. Le Cameroun et le Maroc tergiversent sur l’entrée de cette infraction dans leur ordre juridique. Ces pays pèsent le pour et le contre !
C’est un débat technique sur le régime de la preuve certes, mais c’est aussi affaire philosophique, et politique de choix de société. Je fais mienne la citation d’Albert Camus : « Si l’homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout ». Là-encore, l’interview d’Abdoul Mbaye concernant l’amélioration des imperfections de la justice sénégalaise, dévoile sa préférence en faveur du tout répressif ; l’innocence, la liberté, ne seraient que secondaires : « Moins d’ailleurs pour ne pas punir des innocents, c’est plutôt un combat pour que personne ne puisse passer au travers des mailles du filet ». Pour ma part, la lutte contre la corruption, objectif majeur de la bonne gouvernance, ne saurait exclure le respect du principe de la présomption d’innocence. L’efficacité n’en sera nullement atteinte. Bien au contraire !
Politisation et imperfections génétiques de la CREI. Le caractère politique de la traque des biens mal acquis ne faisait aucun doute pour les commentateurs et pour l’opinion. Mais l’entendre de la bouche de la 2ème personnalité politique de l’Etat, après le Président de la République, à l’époque de la réactivation de la CREI, apporte un autre regard sur l’affaire Karim Wade.
Le plan de lutte contre la corruption d’Abdoul Mbaye a été rejeté par le président Macky Sall, et l’ancien Premier ministre a été écarté de la traque, sans doute au profit de la ministre de la justice Mimi Touré, femme du sérail politique, plus perméable aux tactiques politiciennes, qu’un nouveau venu en politique.
La démarche intellectuelle d’Abdoul Mbaye n’est pas à remettre en cause. Certains railleront au sujet de sa non-responsabilité dans toutes les affaires qui ont secoué le premier mandat de Macky Sall, à l’exemple des contreseings des décrets Petrotim. Mais sa constance à maintenir la CREI, prouve le contraire. Pourquoi n’a-t-il pas alors démissionné après le rejet de son plan ? L’auriez-vous fait à sa place ? Et puis, il a respecté l’adage : « Un ministre ça démissionne ou ça ferme sa gueule ». Aujourd’hui, opposant, l’ancien Premier ministre parle pour notre plus grand plaisir.
Abdoul Mbaye se fonde sur sa propre expérience judiciaire pour démontrer que ce n’est pas la nature de la juridiction qui est en cause mais l’indépendance et l’impartialité des juges. Ce n’est pas totalement faux ! Cependant, avec la CREI, le risque de politisation y est plus fort que n’importe quelle autre juridiction. La présomption de culpabilité est une facilité procédurale, à nul autre pareil, pour abattre un ennemi politique. A fortiori lorsque des biens immobiliers, en vue d’établir l’enrichissement nouveau, sont attribués pêle-mêle de façon pittoresque et sans comptabilité sérieuse (voir DP WORLD). Abdoul Mbaye avait conscience des limites de la CREI car il ne la concevait qu’en ultime recours.
Autres voies possibles. L’ancien Premier ministre, bien qu’il s’arc-boute sur la CREI, n’exclut pas d’autres possibilités comme la création d’un Parquet spécialisé dans la lutte contre la corruption. Il est donc ouvert au débat.
La majorité des affaires soulevée dans les rapports des organes de contrôle, relèvent du reste d’infractions « ordinaires ». Prenons un exemple à travers les menaces de traduire devant la CREI Moustapha Diakhaté, nouvel opposant au régime de Macky Sall. Me Djibril War, responsable APR, cite entre autres les 300 000 000 FCFA perçus par Moustapha Diakhaté en sa qualité de président du groupe parlementaire de Benno. Si cette infraction de détournement était établie, elle ne saurait relever de la compétence de la CREI au motif qu’il n’est pas nécessaire de passer par l’enrichissement illicite (conséquence d’un acte illicite) !
En France, sans l’enrichissement illicite, Teodore Obiang, vice-président de Guinée équatoriale, a vu ses biens parisiens saisis et a été condamné à 3 ans de prison avec sursis.
La CREI et toute sa procédure sont sujettes à controverses, avec un mélange des genres inégalé ! Comment, en effet, la CREI a-t-elle conclu à l’absence de corruption et de détournement de deniers publics dans l’affaire Karim Wade ? D’une part, la CREI se prononce exclusivement sur l’enrichissement illicite, l’acte illicite à l’origine de l’enrichissement étant indifférent. D’autre part, comment établir un enrichissement illicite de Karim Wade tout en reconnaissant l’absence de corruption (acte illicite à l’origine de l’enrichissement) ? Par ailleurs, les techniques probatoires sont confuses variant la charge de la preuve sur le mis en cause (enrichissement) et le parquet (identification du patrimoine). Mais in fine la question patrimoniale s’étend à la problématique de l’enrichissement, élargissant le renversement de la preuve !
Compte tenu de ma culture juridique, j’ai plus foi aux juridictions ordinaires qu’aux juridictions d’exception expéditives. L’ancien Premier ministre, Abdoul Mbaye, a raison de pointer plus globalement le dysfonctionnement de la justice. Celle-ci, sans une indépendance avérée, ne saurait devenir un instrument efficace dans la lutte contre la corruption d’agents publics, des hauts fonctionnaires et des responsables politiques. C’est toute une nouvelle culture d’ordre politique et juridique qui doit voir le jour. Les manifestations des citoyens sénégalais contre les affaires de corruption et les inégalités sociales incitent les autorités politiques à agir en ce sens. La maxime du Juge Mbaye est toujours d’actualité : « Les sénégalais sont fatigués » et qui plus est les sénégalais ont changé. Ils exigent plus d’éthique, indispensable au développement du Sénégal, et au respect de leur droit au développement.
Il existe aussi des instruments de prévention contre l’enrichissement illicite : la formation et l’éducation. Mais également des actions en faveur de plus de transparence dans la vie politique. Les caisses noires, même si celles-ci ont à titre exceptionnel des justifications pour la sûreté de l’Etat, sont souvent à usage clientéliste. La lumière faite sur ces caisses évitera tout enrichissement illicite. Si la corruption transnationale complique l’administration de la preuve, le renforcement du journalisme d’investigation contribuera à divulguer à terme des comptes offshores. Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a mis à jour à travers les « Luanda Leaks » les malversations d’Isabelle Dos Santos, la femme la plus riche d’Afrique ! Je plaide pour un régime protecteur en faveur des journalistes d’investigation, lanceurs d’alerte. Il faut les protéger contre des poursuites inopportunes au titre de la diffamation publique. Ces journalistes méritent aussi des mesures de sécurité physique.
Je terminerai par évoquer le respect du droit international. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Il est incohérent de justifier la CREI sur la base de l’article 20 de la convention des Nations unies contre la corruption, et de ne pas appliquer les observations issues du même système onusien, en l’espèce celles du Comité des Droits de l’homme de Genève. Cette incohérence montre qu’« il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la Justice » (Montesquieu). Il est de surplus incohérent de maintenir la CREI avec la force constitutionnelle de l’article 9 de la DDH garantissant la présomption d’innocence. L’article 20 de la convention onusienne introduit une limite constitutionnelle à l’institution de l’enrichissement illicite (« Sous réserve de sa Constitution et des principes fondamentaux de son système juridique »).
Le débat ne fait que commencer…