Sur l’attractivité de la zone franc
Déclaration : «Pour les investisseurs étrangers, la parité fixe est très attractive.»
Notre commentaire : Ce n’est pas ce que les chiffres montrent. Petit extrait de notre ouvrage :
«Les Investissements directs étrangers en Afrique sont captés par les pays qui ont les Pib les plus importants et ceux qui sont les mieux dotés en hydrocarbures ou en ressources minières. En 2016, l’Afrique du Sud, l’Egypte, le Nigeria, le Maroc et l’Angola avaient reçu plus de 50% du stock d’Ide entrants en Afrique. La Cemac représentait seulement 7,1% de ce stock en 2016 tandis que la part de l’Uemoa se situait à 3%. Seuls trois pays de la zone franc figuraient dans le top 20 africain : le Congo (10e), la Guinée Equatoriale (17e) et la Côte d’Ivoire (20e). Le Ghana, dont la monnaie, le cedi, est réputée moins stable que le franc Cfa, enregistre pourtant un stock d’Ide entrants supérieur à celui de tous les pays de l’Uemoa réunis. Plus frappant, en termes de stock d’Ide entrants, le Congo est le seul pays de la zone franc plus «attractif» que la République démocratique du Congo. Tout cela montre que les investisseurs étrangers sont mus par des considérations autres que celles que leur prêtent les thuriféraires du franc Cfa. L’ironie de l’affaire, c’est que la zone franc n’est pas la première destination de l’Ide de la France en Afrique. En 2012, ce dernier s’établissait à un peu moins de 58 milliards de dollars (soit 3,7% du total du stock d’Ide de la France dans le monde), dont 60% étaient reçus par quatre pays hors zone franc : le Maroc, l’Angola, le Nigeria et l’Egypte.»
Depuis, la situation n’a guère évolué.
Sur le bilan de la «coopération monétaire»
Déclaration : Le bilan de la coopération monétaire entre l’Uemoa et la France est «très positif». «L’objectif, c’était la stabilité, une inflation faible et un cadrage macroéconomique favorable au développement et à la croissance. Notre analyse : oui, ça a fonctionné et c’est la raison pour laquelle nous sommes favorables à poursuivre cette coopération monétaire avec les fondamentaux que sont la parité et, pour que cette parité fixe soit crédible, la garantie de la France.» Pour appuyer ces propos, les deux intervenants ont mentionné les taux de croissance actuellement élevés dans certains pays de l’Uemoa et le faible niveau de l’inflation. «Le régime de change fixe a été efficace avec en zone Uemoa et Cemac des taux d’inflation proches de leurs cibles, même légèrement inférieure», ont-ils dit.
Notre commentaire : Si l’on se situe uniquement dans une perspective française, l’accord de coopération monétaire a été très bénéfique et sans grand coût. Les trois mécanismes issus de la période coloniale auxquels la France est tant attachée – une parité fixe du franc Cfa avec la monnaie française stable sur la longue durée, une liberté de transferts et une tutelle monétaire – sont toujours en place. Leur produit dérivé – la faiblesse du niveau de l’inflation des pays de la zone franc comparé au reste du continent africain – est le seul motif de consolation côté africain.
La prétendue stabilité procurée par le franc Cfa a eu d’énormes coûts pour les populations africaines. La parité fixe empêche les pays de la zone franc de se servir du taux de change comme moyen d’ajustement. En cas de crise, ils se retrouvent obligés de s’ajuster en réduisant les dépenses publiques et de baisser le niveau de vie des populations. Autrement dit, cette rigidité monétaire se traduit par une certaine instabilité sur le plan de l’activité économique. Pour défendre la parité fixe, les banques centrales sont obligées d’avoir des conditions très restrictives d’octroi des crédits bancaires aux ménages, aux entreprises et aux Etats. Une preuve éloquente : les entreprises privées du secteur productif de la Guinée-Bissau n’avaient reçu que 39,5 milliards F Cfa de crédits bancaires en 2017, là où la Bceao accordait à ses quelques 3 600 employés des prêts d’un montant de 52,8 milliards F Cfa. Qui peut croire que la Guinée-Bissau peut connaître un quelconque développement économique avec des importations annuelles de biens d’équipements et de biens intermédiaires d’un montant total de 36 milliards F Cfa ?
La conséquence de tout ceci est que le système Cfa paralyse les dynamiques productives et contraint les Etats à emprunter à l’extérieur, à des taux élevés, pour financer leur développement. Il cantonne ultimement les pays de la zone franc dans un rôle de producteurs de matières premières et de consommateurs de produits importés.
Près de 75 ans après la naissance du franc Cfa, les chiffres parlent d’eux-mêmes : les 14 pays concernés sont tous des pays pauvres, sans exception.
La Côte d’Ivoire qui est le pays le plus important dans la zone franc avait en 2018 un Pib réel par habitant inférieur de 31% à son meilleur niveau obtenu en 1978. Ce n’est qu’en 2015 que le Sénégal, deuxième «poids lourd» de l’Uemoa, a retrouvé son meilleur niveau de Pib réel par habitant obtenu en 1961. Le Pib réel par habitant du Niger en 2018 était inférieur de 44% à son meilleur niveau datant de 1965. La Guinée-Bissau, ancienne colonie portugaise, a enregistré son meilleur niveau de Pib réel par habitant en 1997, année de son entrée dans l’Uemoa. 21 ans plus tard, cet indicateur a diminué de 18%. De ce point de vue, il apparaît évident que les taux de croissance observés depuis une décennie dans la zone Uemoa sont l’arbre qui cache la forêt de la détresse économique : ils ne font que rattraper les décennies antérieurement perdues.
Dans les pays de la Cemac, le constat est globalement le même. Le Gabonais moyen est moitié moins riche de nos jours qu’il ne l’était en 1976. Même chose pour le Cameroun et le Congo qui avaient en 2018 un Pib réel par habitant inférieur respectivement de 18% et de 22% à leurs meilleurs niveaux, datant respectivement de 1986 et de 1984.
En 2018, le Niger, la République centrafricaine et le Tchad étaient les trois derniers du classement de l’Indice de développement humain sur un total de 189 pays.
Doit-on juger le «bilan» de la zone franc eu égard seulement au fait que la Côte d’Ivoire, le Cameroun et d’autres pays Cfa ne vivent pas l’hyperinflation du Zimbabwe ? Les représentants du gouvernement français peuvent parler de «bilan positif», mais les faits ne leur donnent pas raison.
Sur l’influence française au sein de la Bceao
Déclaration : «La présence de la France dans les instances techniques de la Bceao donne droit à une chaise parmi neuf» (chaque Etat membre de l’Uemoa a un siège et la France en a un en tant que «garant»). «C’est donc une présence extrêmement minoritaire sans droit de gouvernance particulier pour la France.»
Notre commentaire : Au sein du Conseil d’administration de la Bceao et de la Beac, la France dispose en effet du même nombre de représentants et de voix que chaque Etat membre des deux espaces monétaires concernés. Dans le passé, elle a eu un droit de veto explicite dans ces instances (c’était défini dans les statuts des deux banques centrales). Comme nous l’écrivons dans notre livre, aujourd’hui «les décisions se prennent à la majorité simple des voix, sauf celles concernant la modification des statuts de la Bceao et de la Beac qui doivent être prises à l’unanimité par les administrateurs. Cela signifie que la France a un droit de veto implicite sur les questions essentielles». De toute manière, le statut de «garant» financier assure au gouvernement français un contrôle effectif sur la gestion monétaire des pays de la zone franc. Ce point est confirmé par un arrêt rendu par… le Conseil d’Etat français, en 2012 :
«La gestion et le contrôle de la Beac sont notamment assurés par la représentation de la France au sein de cet organisme […] l’activité de la Beac, qui régit la coopération monétaire entre la France et cinq Etats d’Afrique centrale, présente un intérêt particulier pour l’économie française.»
Il est sans doute temps que le gouvernement français arrête de faire croire à l’opinion publique française et européenne qu’il joue un rôle bénévole et désintéressé dans la persistance d’un système monétaire colonial, de plus en plus désavoué par l’opinion publique africaine, en Afrique francophone et au-delà.
Pour plus d’informations et d’analyses, nous vous conseillons bien entendu de lire Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, L’Arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc Cfa (La Découverte, 2018).
Par Fanny PIGEAUD et Ndongo Samba SYLLA