Vendredi 28 février 2020. Le clando, après un détour kamikaze, où il a failli écraser un scooter et son conducteur, rejoint la file de voitures. Le chauffeur s’impatiente et klaxonne. Il n’y a pourtant rien à faire. A ce moment de la journée, la circulation est bloquée. C’est l’heure de pointe. En plus, c’est la fin de semaine. Et le mois se termine. Je n’arrive pas à comprendre l’empressement de certains chauffeurs de clando. Parfois, leurs agissements sont dangereux et frôlent l’inconscience. A l’arrêt dit “Butigu naar”, la voiture s’immobilise. Plusieurs coxeurs rameutent des passagers. Deux “kaarapit” sont positionnés devant le clando.
Une femme profite de l’arrêt pour monter dans l’automobile. Elle s’assied d’abord à l’entrée du clando. Apparemment, la place est inconfortable. Elle rouspète contre l’apprenti. Un passager lui indique un siège, juste en face de moi. Elle se lève et change de place. La manœuvre est délicate. Il y a très peu d’espace à l’intérieur du clando. En s’asseyant, elle piétine mon pied gauche. Elle ne s’en rend pas compte. Je ne proteste pas. Elle prend son temps, refait son habit plissé en l’étirant avec le pouce et l’index de chaque main, accroche son sac sous le bras droit, pour étaler son charme. L’odeur sucrée de son parfum se répand à l’intérieur de la voiture.
Je l’ai observée. Un petit moment. C’est une femme de moins de 30 ans. Elle porte une robe africaine, taille basse, bleu majorelle. Un petit foulard, assorti à sa tenue, attache les longues tresses qui descendent jusqu’à ses épaules. Des boucles d’oreilles rondes, couleur or, pendent au bout de ses lobes. Son poignet est paré d’un bracelet en spirale. Dans sa main gauche, elle tient un Iphone, protégé par une coque rose. L’apprenti est taquin. Il lui demande si elle est bien à l’aise. Elle ne semble pas avoir entendu, ou peut-être qu’elle fait semblant. Elle a une moue boudeuse.
Le fond de teint, imprimé sur son visage, n’est pas totalement unifié. Mais sa peau, d’un noir éclatant et naturel, ne laisse transparaître aucune imperfection. Elle a appliqué discrètement du rouge à lèvre autour de sa bouche. Un trait noir, tracé au crayon, se confond avec ses minces sourcils. Ses cils supérieurs sont légèrement rehaussés. Son nez est semi-long, un peu épaté. Elle a des yeux communs. Un regard souverain et savoureux. L’harmonie de ce visage, presque parfait, est gâchée par les Airpods blancs enfilés dans ses oreilles.
La Dakaroise est délicieuse. De beauté et de charisme. Ce qui interpelle le plus, c’est ce style flamboyant, qui appelle le grand air du large. Comme si elle était ivre d’une liberté absolue, encore insaisissable. Elle est encore d’une splendeur rare, lorsqu’elle est vêtue en robe africaine. Si j’avais manqué de pudeur et de retenue, j’aurais dévisagé cette femme. Elle était belle, d’une beauté sophistiquée et en même temps innée. Telle une œuvre majestueuse, qui renferme plusieurs significations paradoxales, et qu’on est obligé de contempler pour non pas essayer de saisir les caractères fondamentales de sa forme ou de faire un jugement de goût, mais pour se laisser bercer par un ravissement tendre.
Le vendredi est un jour béni, où l’on assiste à un défilé sublime de fin de semaine. Juste à l’abribus qui est en face d’Auchan, à Mermoz, elle a demandé d’une voix ferme et mélodieuse à l’apprenti de marquer l’arrêt. La commande validée, elle a saisi délicatement son sac, a redressé son habit, et s’est faufilée entre les quatre passagers assis à côté de la porte. Elle est descendue prestement. Je l’ai vue marcher sur le trottoir, sans précipitation, en se dandinant légèrement. Le corps souple et fluide. Tout dans son mouvement était altier. Sa silhouette étalait une élégance généreuse. Elle avait cette assurance naturelle qui est l’ADN de la femme sénégalaise. Sans même faire exprès, je l’ai contemplée jusqu’à ce que la voiture s’élance. J’étais accaparé par une sorte d’éblouissement résigné.
La femme sénégalaise, c’est l’histoire d’un grand mélange. Elle est la quintessence de la coquetterie et de l’indépendance de caractère héritées de l’ancien modèle social matriarcal, du système phallocratique actuellement dominant, et de la modernité occidentale. Elle n’a pas de valeurs uniques. Tout au plus, elle négocie avec un patrimoine multiple et en sort le meilleur. Elle est un alliage complexe forgé par l’histoire sociale et politique. Elle sera la source principale de la vitalité future de notre pays. Car elle incarne, le plus, l’esprit de résilience et d’ouverture. Ce sera à elle d’éclairer l’avenir de notre nation. C’est pourquoi elle doit reprendre le pouvoir, laissé entre les mains d’hommes jusque-là impuissants à faire évoluer la société, et sortir notre pays de “la longue nuit”. Comment ? En revendiquant sa place prééminente dans le jeu social. En luttant sans concession pour inverser le rapport de domination, imposé par les forces d’inertie. Le patriarcat ne marche pas au Sénégal. Il faut l’abolir. C’est d’abord le combat des femmes ! Les hommes sensés le mèneront avec elles.
La premier épisode de cette série du Bulletin du clando est à lire ici
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