Toutes les grandes puissances occidentales ont leur musée consacré à l’art africain (1). Le développement des musées ou collections d’objets d’art africain en Occident coïncide avec la colonisation et l’essor de l’action missionnaire. La plupart de ces collections sont, en effet, le résultat de pillages militaires, de vols ou de ventes illégales. Plusieurs voix se sont levées pour réclamer le retour de ce patrimoine artistique en Afrique. Mais le débat sur la restitution n’est pas nouveau. Abdou Sylla, dans une étude consacrée au « Retour et restitution des biens culturels à leur pays d’origine : objets et motifs » publiée en 2005 (13 ans avant le rapport Sarr-Savoy !) dans la revue Éthiopiques n°75, nous rappelle que la question du retour et de la restitution a été d’abord soulevée et prise en charge par deux anciens directeurs généraux de l’UNESCO : d’abord René Maheu et ensuite Amadou Mahtar Mbow (2). Si aujourd’hui la question est toujours posée, c’est parce que « l’on observe encore, que tous les musées ethnologiques européens et nord-américains, mais également les collections privées, sont remplis d’objets d’art et de biens culturels et ayant appartenu aux peuples anciennement dominés qui les ont créés » (3). Mais il existe un lobby anti-restitution venant le plus souvent des musées et des marchands d’art. L’idée selon laquelle les musées africains ne sont pas aptes à accueillir les œuvres restituées ou que les politiques culturelles africaines ne sont pas à la hauteur est souvent soulevée par les détracteurs de la restitution. Abdou Sylla, dans une autre étude datant de 2006 (12 ans avant le rapport Sarr-Savoy !) publiée dans la revue Éthiopiques n°76 et intitulée « Retour et restitutions des biens culturels à leur pays d’origine : difficultés et enjeux », montre que « l’ampleur et la diversité des initiatives et des actions déjà entreprises ou en cours sont indéniables » (4). L’auteur souligne les difficultés techniques, juridiques, mais aussi les obstacles psychologiques et les « réticences inévitables » inhérentes à la Convention de l’UNESCO de 1970. Il aborde la situation avec des questions importantes et difficiles :
« Ces pays occidentaux accepteront-ils volontiers de se laisser dessaisir de ces valeurs culturelles ? Ces valeurs constituent-elles désormais des richesses nationales de ces pays industrialisés et intégrales, en tant que telles, à leurs patrimoines culturels nationaux ? Est-il possible de dresser des inventaires complets de tous ces patrimoines ? Selon quelles conditions et modalités seront effectuées ce retour et cette restitution ? Les pays détenteurs accepteront-ils de les restituer sans contrepartie ? Les pays dépossédés disposent-ils des moyens de rachat, de conservation, de traitement et de mise en valeur de ces patrimoines, une fois le retour effectué ? » (5).
Aujourd’hui, alors que ces difficultés et ces réticences persistent encore et que la plupart des pays détenteurs de ces objets pris à l’Afrique refusent de les rendre, il est heureux d’entendre le Président français, Emmanuel Macron, parler de « restitutions temporaires ou définitives » (6) de ce patrimoine africain, prisonnier de musées ou de collectionneurs occidentaux. Mon propos dans cette communication est d’abord de rappeler les conditions dans lesquelles les objets d’art africain sont entrés dans les musées occidentaux et ensuite de revenir sur le débat actuel de leur restitution et de la réparation.
Les collections d’art africain dans les musées occidentaux (7)
Les auteurs de Restituer le patrimoine africain, rapport commandité par Emmanuel Macron, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy soulignent avec juste raison que « la recherche active de biens culturels et leur transfert dans les capitales européennes ont été au cœur (…) de l’entreprise coloniale » (8). On ne peut parler de la restitution des objets africains sans convoquer le colonialisme. Les colonisateurs estimaient avoir sauvés et valorisés ces objets. Ils avaient créé dans leurs colonies mêmes des institutions afin de collecter les objets de la culture matérielle des peuples colonisés. Le but était de prouver la nécessité d’apporter la civilisation à ces peuples barbares. Les missionnaires ont joué un rôle important dans ce transfert d’objets : ils demandaient aux colonisés de jeter leurs objets d’adoration afin d’être convertis à leur nouvelle religion. Mais ces objets se retrouvaient le plus souvent dans les musées européens. Ils ont, au cours de plusieurs siècles de domination, nous précise Abdou Sylla « acquis, accumulé et conservé des biens et valeurs culturels inestimables, ayant appartenu aux peuples qu’ils avaient colonisés. Dans ces pays, à côté des patrimoines culturels publics, il existe encore de nombreuses collections privées, constituées de très nombreux biens culturels, propriétés des peuples colonisés anciennement » (9).
Les colons britanniques, français et allemands ramenaient dans leur pays, certaines de ces « curiosités » artistiques qui donnaient une couleur d’exotisme à leurs domiciles. Avec l’expédition punitive des Britanniques au royaume d’Ashanti en 1874 et au Bénin en 1897, certaines missions comme celles de Léo Frobenius en Afrique occidentale et au Congo, la mission scientifique DakarDjibouti dirigée par Michel Leiris et Marcel Griaule en 1931, qui ont raflé des milliers d’objets, on peut parler d’un pillage systématique et organisé des objets d’art africain.
Depuis les premières expositions des objets africains en France (Galerie Devambez, Art nègre et océanien, Paris, 1919 ; galerie Le Portique, Exposition d’art nègre, catalogue, Carl Einstein, Paris, 1925) aux expositions du Museum of Primitive Art de New York dans les années 1960, l’intérêt d’en savoir plus sur l’art africain s’avéra essentiel. Il commence à faire l’objet d’investigation scientifique et ethnologique. C’est ainsi qu’à partir des années 60 des marchands occidentaux parcourent l’Afrique noire pour acheter des objets sur place. Beaucoup de ces objets d’art enrichissent aujourd’hui les collections ethnographiques des plus célèbres musées occidentaux. On peut citer le Musée Royal de l’Afrique à Tervuren en Belgique (plus d’un siècle de collections et plus de 180000 objets d’art africain), le British Museum avec plus de 69000 objets venant d’Afrique, le Musée d’Ethnographie de Hongrie avec sa collection africaine où sont rassemblés plus de 10 mille objets africains, le Musée Vienne avec plus de 37000 objets d’Afrique, le Musée du Quai Branly de Paris avec sa collection africaine de plus de 70000 objets, le Musée d’Anthropologie et d’Ethnographie Pierre-le-Grand à Saint-Pétersbourg, le Musée d’art africain de la Smithsonian de Washington, le Metropolitan Museum of Art de New York, l’Art Institute de Chicago, les nombreux autres musées universitaires américains et européens. Après l’extermination des Hereros en 1904 en Namibie, plus de 300 têtes humaines ont été prises envoyées en Allemagne. Des milliers d’ossements et de cranes africains sont dans plusieurs musées d’Europe. La colonisation n’était pas que militaire et économique, il fallait aussi déposséder les Africains de leur culture matérielle. L’historien Achille Mbembe a eu raison de dire que « la violence coloniale n’épargna ni les êtres humains ni les biens. Son but ultime était la dé-symbolisation de la vie des Africains » (10).
Toutes ces institutions gèrent aujourd’hui une énorme collection d’objets africains dont le statut a changé avec le temps. Ce sont tout d’abord les marins, les missionnaires, les collectionneurs, les employés des États coloniaux, médecins, journalistes, coopérants qui ont été les premiers à amener ces objets en Europe. Au début, ces objets n’étaient pas exposés à des fins esthétiques, ils servaient seulement de décor exotique à la propagande coloniale. Aujourd’hui, il existe plusieurs réseaux de collectionneurs d’objets d’art africain et des dealers prêts à tout faire pour obtenir des objets précieux.
La responsabilité des Africains est aussi engagée dans le trafic et des vols des objets. Selon Abdou Sylla, « depuis les Indépendances, presque tous les musées ethnographiques nationaux ont été victimes de vols. Une catastrophe pour les patrimoines culturels qu’ils abritent » (11). En effet, plusieurs milliers d’objets d’art africain tels que des masques, des figurines qui sont aujourd’hui en Europe et aux États-Unis ont été volés dans les musées et dans les villages. Ces vols sont aussi parfois le fait des Africains eux-mêmes. Ces pillages, dus à la pauvreté, aux guerres, à la valeur de l’art africain (selon Interpol, le trafic illicite des objets d’art africain est estimé à près de 400 millions de dollar US par an) se font devant l’indifférence des gouvernements. Avec de difficiles conditions de survie, et avec une demande incompréhensible pour eux de la part des Européens, les populations africaines ont commencé à vendre tout ce qu’elles pouvaient vendre. Les guerres civiles et ethniques ont également largement favorisé le pillage systématique de musées ou de sites archéologiques. Aujourd’hui, ce sont surtout les Africains qui volent et vendent les objets. Ce marché frauduleux est bien connu des musées et marchands occidentaux. Mais si des objets furent achetés ou proviennent de vols ou de pillages, il faut signaler que la plupart des objets exposés dans les musées occidentaux ont été pris lors de multiples razzias des colons.
La question de la restitution
Maintenant que l’art africain a sa section dans beaucoup de grands musées d’art, les gouvernements africains ont tenté de mettre fin aux trafics et au pillage, en créant des lois réglementant la sortie des objets d’art. Mais trop souvent, ces législations sont incomplètes ou violées, et la restitution reste une exception. Au sein de l’UNESCO, des années de débats, d’études et de recherches ont abouti à la Convention de 1970 qui fixe des mesures pour empêcher et interdire l’importation, l’exportation et le transfert de propriétés illicites des biens culturels. Mais cette Convention n’a été adoptée par l’Assemblée Générale de l’ONU que le 22 octobre 1987 par la Résolution 42/7 intitulée « Retour ou Restitution de biens culturels à leur pays d’origine ». Et lors du vote, les pays concernés par la Convention et la Résolution, tels que ceux « de l’Union européenne actuelle, des États-Unis d’Amérique, de l’Australie, d’Israël », qui ont « au cours de plusieurs siècles de domination, acquis, accumulé et conservé des biens et valeurs culturels inestimables » (12), ce sont abstenus.
Cette Convention reconnaît que le vol est une cause principale de l’appauvrissement du patrimoine culturel des pays d’origine. Pourtant un grand nombre de pays n’ont à ce jour pas encore ratifié cette convention. Ce n’est pas tant les réglementations et les services douaniers qui leur posent problème, mais plutôt les restitutions de patrimoines nationaux. Et même signée, cette convention sera difficile à appliquer de façon stricte puisqu’il est très difficile de définir quels objets restituer, difficile de retrouver ces objets, de les acquérir et de savoir à qui les restituer.
Les auteurs de Restituer le patrimoine africain, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, proposent, en ce qui concerne la France, « le cadre chronologique, juridique, méthodologique et financier dans lequel pourras s’effectuer le retour du patrimoine africain en Afrique » (13). Ils se posent des questions essentielles telles que : « quelle Afrique pour quelles restitutions ? », « À qui rendre » ? Les deux auteurs nous apprennent que dans les anciennes colonies françaises, dans la seule collection du quai Branly, le Tchad « arrive en tête (9296 objets). Il est suivi du Cameroun (7838), de l’île de Madagascar (7590), du Mali (6910), de la Côte d’Ivoire (3951), du Bénin (3157), de la république du Congo (2593), du Gabon (2448), du Sénégal (2281 et de la Guinée (1997) » (14). L’Ethiopie (3081 objets), le Ghana (1656) et le Nigéria (1148), la RDC (1428), l’Afrique australe sans le Madagascar (1692), l’Afrique de l’Est (2262) sont aussi présents dans les collections du musée quai Branly (15).
Ce travail devrait aussi être fait en Allemagne, en Belgique et dans tous les autres musées occidentaux où se trouvent des objets d’art africain.
Si l’on considère l’ensemble des objets produits dans une société, la dispersion de ces pièces est une aliénation. L’idée fondamentale, c’est que les objets d’une société lui appartiennent et doivent lui revenir. Il est vrai que ces objets, une fois retournés en Afrique, ne pourront plus jouer le même rôle qu’avant. Mais que les détracteurs de ce retour arrêtent de penser que parce que l’Afrique n’a pas assez de musées où mettre ces milliers d’objets, il serait mieux de garder encore en Occident. C’est un faux débat. Le Cameroun dispose d’un musée qui date de 1935, le Ghana de 1957, le Tchad de 1962, le Bénin de 1966, le Madagascar de 1962, le Mali de 1982, le Rwanda de 1989. Et un musée des civilisations noires est inauguré à Dakar en décembre 2018. Le paysage muséal africain est aujourd’hui en pleine construction.
Dans le refus de restitution des objets d’art africain prisonniers de musées occidentaux, il y a aussi le prétexte de l’universalisme ou de la diversité culturelle. Certains détracteurs du retour des objets en Afrique soutiennent que le fait de les conserver en Occident participe du brassage culturel entre les peuples et les situe dans la dialectique du Même et de l’Autre. Mais ce brassage culturel par l’art est un piège tendu à l’Afrique, c’est un phénomène trompeur dont il faut se méfier. Car au-delà du projet de coexistence entre l’Ailleurs et l’Ici, l’art africain, assigné à résidence dans les musées occidentaux, sera toujours déterminé par la doxa occidentale qui décide de ses conditions de visibilité (16).
Mais qu’est-ce qu’on fera de ces objets une fois qu’ils seront revenus en Afrique ? Faut-il alors leur redonner leurs fonctions d’origine ? Je ne le pense pas d’autant plus qu’avec l’islamisation beaucoup de sociétés ont renié ces objets. Faut-il les remettre dans des musées où les Africains ne viendront pas les voir parce que ne les considérant pas comme des objets d’exposition ? Abdou Sylla souligne dans son article « Les musées en Afrique : entre pillage et irresponsabilité » que :
« L’Afrique ancienne, dite traditionnelle ou précoloniale, ignorait la tradition muséale telle que pratiquée par l’Occident. En lieu et place de musée, elle utilisait les granges ou les arrière-cours ou encore les espaces compris entre les toits des cases et leurs murs. La grange elle-même n’avait pas la même signification qu’en Occident puisqu’en Afrique, il s’agissait de petites cases dans l’enclos familial, quelque part derrière, ou alors de vieilles cases délabrées dans lesquelles étaient jetés pêle-mêle les objets, parfois aussi les outils divers. Les villageois savent également qu’entre les pentes descendantes des toits et les murs, il y a des espaces, souvent aménagés, clôturés, dans lesquels les populations gardent récoltes, objets et bagages divers. En ces différents endroits de la concession familiale étaient entremêlés les « objets d’art » » (17).
Et si les Africains décidaient de ni les remettre dans leur contexte d’origine ni de les exposer ? Le Conservateur du Musée des civilisations noires de Dakar, mon collègue Hamady Bocoum ironise : « Si on avait envie de les bruler ? », une manière de dire que ces objets appartiennent à l’Afrique et doivent être rendus aux Africains qui décideront seuls de ce qu’ils en feront. La nécessité de ce retour des objets et biens culturels en Afrique est aujourd’hui reconnue comme légitime par les organisations culturelles internationales telles que l’UNESCO et les professionnels des musées africains.
Il est regrettable que les auteurs de Restituer le patrimoine africain n’aient pas mentionné une seule fois les noms de Abdou Sylla ou de Iba Ndiaye Diadji dans leur rapport. Les Sénégalais invités à l’atelier de Dakar qui a eu lieu le 12 juin 2018 au musée Théodore Monod d’art africain de l’IFANCheikh Anta DIOP n’étaient pas les mieux placés pour traiter la question. Le critique d’art Sylvain Sankalé dont le nom figure dans le rapport dit qu’il n’a pas été contacté pour donner son avis sur la question de la restitution.
Les deux philosophes Iba Ndiaye Diadji et Abdou Sylla sont incontournables au Sénégal sur la question de la restitution des biens culturels africains. Le Professeur Iba Ndiaye Diadji décédé en 2003 a écrit sur le pillage des biens culturels africains et il suffisait juste pour nos deux auteurs de lire L’impossible art africain (PUD, 2003) ou Créer l’art africain (Dëkkando, 2002), le Professeur Abdou Sylla malgré l’âge pouvait bien donner son avis sur la question puisqu’il en parle dans plusieurs articles parmi lesquels deux publiés dans la revue Éthiopiques (18) n°75 en 2005 et n°76 en 2006, et un dans la revue Africultures (19) n°70 en 2007. Comment peut-on ignorer l’apport d’Abdou Sylla sur la question ? Ce type de rapport est une affaire sérieuse. On ne peut pas se permettre, en tant qu’universitaires, d’ignorer ou de ne pas savoir ce qui a été déjà écrit sur la question par des chercheurs sénégalais.
Qu’en est-il de la réparation ?
Je voudrais conclure sur la question de la réparation. Après la restitution, la question de la réparation sera certainement posée. Aimé Césaire s’interrogeait déjà en 1955 : « Eh quoi ?, Les indiens massacrés, le monde musulman vidé de lui-même, le monde chinois pendant un bon siècle, souillé et dénaturé, le monde nègre disqualifié, d’immenses voix à jamais éteintes, des foyers dispersés au vent, tout ce bousillage, tout ce gaspillage, l’Humanité réduite au monologue, et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? » (20), écrit Aimé Césaire dans le Discours sur le colonialisme. Le rapport Sarr-Savoy a presque esquivé la question de la réparation, les auteurs n’en parlent que sur une page (21) sur les 240 pages du document intégral. Ils écrivent :
« L’épineuse question de la réparation ne peut être éludée. Elle est souvent évoquée dans le contexte de crimes contre l’humanité (génocide des Herero et des Nama), de massacres violents liés à la conquête coloniale, ou de la prédation de ressources économiques, pour lesquelles la perte semble plus aisément quantifiable. Il s’agit cependant de comprendre, en ce qui concerne le patrimoine, que ce ne sont pas seulement des objets qui ont été pris, mais des réserves d’énergies, des ressources créatives, des gisements de potentiels, des forces d’engendrement de figures et de formes alternatives du réel, des puissances de germination ; et que cette perte est incommensurable parce qu’elle entraîne un type de rapport et un mode de participation au monde irrémédiablement obérés. Rendre les objets ne la compensera pas » (22).
Il est évident que parce que missionnés les deux auteurs ne pouvaient pas parler autrement. Comment peut-on penser une seule fois que ce qui nous été pris est incompensable et « incommensurable » ? La question de la restitution et celle de la réparation sont indissociables. Qu’elle soit symbolique ou financière, la réparation doit être faite. Les Occidentaux ont pillé et arraché des biens culturels à l’Afrique, ont accumulé des ressources financières très importantes avec les millions d’entrées sur ces objets exposés dans leurs musées, et on veut esquiver la question de la réparation ?
Pour parler de la réparation, je me permets, dans ce qui suit, de présenter avec autant de détails le point de vue de Manthia Diawara dans une lettre ouverte adressée au président français intitulée « Lettre d’Afrique à Macron : la réparation plutôt que la restitution ! » et publiée à Médiapart le 16 décembre 2019, pour montrer qu’il a vu juste. Il a eu raison d’écrire : « nous préférons la réparation à la restitution ». La question de la restitution du patrimoine, « c’est encore une ruse montée par l’Occident pour distraire les Africains des vrais problèmes qui leur font face ».
Il faut d’abord, dit-il, régler le problème de la réparation avant de parler de la restitution. L’Afrique continue à être pillée et spoliée de ses ressources naturelles et matérielles par les puissances étrangères. Ce qui paupérise de plus en plus le continent et qui pousse les jeunes africains à affronter la Mer Méditerranée pour espérer de trouver des lendemains meilleurs. Pour Manthia Diawara, le fait de renvoyer les biens culturels africain en Afrique ne fait que rappeler « les expulsions quotidiennes des Africains » de l’Europe. Les pays africains sont de plus en plus endettés envers l’Occident, la Chine et la Russie.
À l’instar des pays comme la France, l’Allemagne, le Japon ou l’Israël qui, qui après la Seconde Guerre Mondiale, ont bénéficié de la réparation avant la restitution de leurs biens culturels, Manthia Diawara réclame, avec juste raison, la réparation avant la restitution du patrimoine culturel africain. De la même manière que les États-Unis d’Amérique, avec le Plan Marshall, avaient versé des milliards de dollars aux plusieurs pays d’Europe et d’Asie pour « leur permettre de se remettre sur pied, après les destructions massives de leurs économies et de leurs démocraties », Diawara pense aussi, et à juste titre, qu’« il faut aussi réparer à l’Afrique ses imputations commises par l’Europe ». Il ne s’agira pas de réparation financière pour les États africains concernés par le pillage de ces objets, mais de mettre en place de grands programmes de développement sans rien attendre en retour, comme c’est le cas maintenant avec cette aide qui n’en ai pas une, avec toutes ces entreprises occidentales qui ne font que profiter de ressources africaines. L’auteur de « Lettre d’Afrique à Macron : la réparation plutôt que la restitution ! » écrit :
« Au lieu de jeter les Africains quotidiennement dans la Mer Méditerranée, payez-nous avec la Réparation, car la majorité des émigrés africains en Occident retourneraient dans les pays africains s’ils avaient les mêmes opportunités de travail, de mobilités transfrontalières et de droits humains que l’Europe, en théorie, offre aujourd’hui ».
Ces programmes, affirme Manthia Diawara, devront être financés par les Occidentaux qui exploitent encore les ressources naturelles du continent et qui en même temps votent des lois contre l’immigration des Africains. Après les compensations versées à la communauté juive spoliée par les nazis pendant la Deuxième Guerre Mondiale, l’indemnisation par Berlin des juifs d’Algérie victimes de mesures antisémites, les Maoris dédommagés par la Grande Bretagne après avoir été dépossédés de leur terre par les colons de l’Empire en 1863, pourquoi les Africains ne doivent-ils pas réclamer eux aussi des dédommagements suite aux crimes de l’esclavage et de la colonisation ? Reconnaître d’avoir spoliés les biens culturels africains et décider des siècles plus tard de les restituer ne suffit pas. Les Occidentaux doivent aussi payer la réparation, non pas financière, mais par la mise en place de vastes programmes de développement de l’Afrique tels que : construction et équipement d’universités et d’écoles pour la formation, d’hôpitaux de qualité, d’entreprises agricoles et industrielles, de barrages, de gestion de l’eau et de l’environnement, d’infrastructures de transport terrestre et aérien, d’institutions de recherche et d’innovation, etc. – et sans rien attendre en retour.
*Ce texte qui a fait l’objet d’une conférence le 5 décembre 2019 à l’Université de Bayreuth en Allemagne a été aussi prononcé à Vienne en Autriche le 28 février 2020 au 4e Forum pour la philosophie interculturelle et la théorie post-décoloniale. Je livre ici au public francophone la version française.
Babacar Mbaye Diop est Maître de Conférences/Département de Philosophie/UCAD, Spécialiste d’Esthétique, de Philosophie de l’Art et de la Culture, Sociétaire de l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA).
Notes :
Maître de Conférences en Esthétique, Philosophie de l’art et de la culture, FLSH-UCAD – Sénégal
1. L’expression renvoie généralement aux créations artistiques traditionnelles de l’Afrique au Sud du Sahara.
2. Amadou Mahtar Mbow dans un appel du 7 juin 1978 déclarait que « ces biens de culture qui font partie de leur être, les hommes et les femmes de ces pays ont droit à les recouvrir ».
3. « Retour et restitution des biens culturels à leur pays d’origine : objets et motifs » publié en 2005 dans la revue Éthiopiques n°75
4. Revue Ethiopiques, n°76, 2006
5. « Retour et restitution des biens culturels à leur pays d’origine : objets et motifs » publié en 2005 dans la revue Éthiopiques n°75
6. Dans son discours prononcé le 28 novembre 2017 à l’Université de Ouaga 1 au Burkina Faso
7. Une partie de ce sous chapitre est déjà développée dans mon article « Arts d’Afrique noire et musées occidentaux », Revue Ethiopiques n°89, 2012
8. Felwine Sarr et Bénédicte Savoy dans Restituer le patrimoine africain, Philippe Rey et Seuil, 2018, p.27
9. Abdou Sylla, « Retour et restitution des biens culturels à leur pays d’origine : objets et motifs », in revue Ethiopiques n°75, 2005
10. Jeune Afrique, Magazine en ligne, du 13 mars 2018
11. In « Les musées en Afrique : entre pillage et irresponsabilité », Africultures, n°70, 2007
12. Abdou Sylla, « Retour et restitution des biens culturels à leur pays d’origine : objets et motifs », in revue Ethiopiques n°75, 2005
13. Restituer le patrimoine africain, Philippe Rey et Seuil, 2018, p.17
14. Op. cit. p.78
15. Pour ces chiffres, voir les pages 78-80 de Restituer le patrimoine africain, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy
16. Lire mon article « Arts d’Afrique noire et musées occidentaux », in Revue Ethiopiques n°89, 2012, pages 208 à 282. J’en dis assez sur le sujet et je ne juge pas nécessaire d’y revenir ici.
17. In « Les musées en Afrique : entre pillage et irresponsabilité », Africultures, n°70, 2007
18. – « Retour et restitution de biens culturels à leur pays d’origine : objets et motifs », Ethiopiques n°75, 2005 – « Retour et restitutions des biens culturels à leur pays d’origine : difficultés et enjeux », Revue Ethiopiques, n°76, 2006
19.Voir « Les musées en Afrique : entre pillage et irresponsabilité », Africultures, n°70, 2007
20. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, Paris, 1955, p. 37
21. Fin page 33 et la page 34
22. Sarr-Savoy, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, novembre 25. 2018, p.34