Je suis un peu essoufflé. J’ai pris le sentier descendant qui mène à la plage des Mamelles. C’est toujours éprouvant physiquement d’emprunter cette piste naturelle en balcon. Arrivé au bout de l’itinéraire, je suis étonné de voir autant de monde sur le rivage. A vue d’œil, il n’y a pas d’espace libre. Je décide de m’installer dans l’un des petits restaurants de bord mer. Toutes les places, en bas, sont occupées. Je m’installe dans la première rangée, en haut. Le panorama n’est pas magnifique, mais j’ai fait un long chemin pour venir jusque-là. Impensable de faire demi-tour. Quatre personnes sont assises à côté. Deux hommes, deux femmes. Ils fument tranquillement et discutent à haute voix. L’un d’eux me demande de les rejoindre. Je décline poliment.
Un couple, assis dans un hamac, en face de moi, flirte. Ils manquent à plusieurs reprises de se renverser. Des français, apparemment. L’homme porte une chemise col mao verte, un pantalon beige et des chaussures de marin. Il a accroché ses lunettes noires sur le haut de son habit. Sa compagne a des cheveux bouclés. Ses chaussettes dépassent le haut du tibia, et arrivent presque au niveau de ses genoux. A son accoutrement, on dirait qu’elle revient d’une randonnée. Sa chemise déboutonnée laisse apparaître une partie de son épaule et un débardeur noir. Elle porte un pantalon court, gris foncé, et des chaussures de trekking.
Les quatre personnes se moquent, en wolof, du couple. L’un d’eux, une bouteille de Flag à la main, prend une grande gorgée, souri, et m’interpelle. Il porte un maillot de l’AC Milan, un pantalon de survêtement blanc et des baskets Adidas de la même couleur. Il me dit que le couple français pourrait attendre de rentrer pour se faire des câlins. La femme attablée près de lui, sa compagne certainement, n’est pas du même avis. “Dara amu ci”, lui dit-elle. Elle l’embrasse sur la bouche, comme si elle voulait marquer pleinement sa désapprobation. Je suis d’accord avec elle. On ne s’aime que pour le partager.
Je suis venu à la plage pour bénéficier d’un moment de solitude. C’est peine perdue. L’homme, avec la bouteille de bière, insiste pour discuter. Il me demande si je suis du coin. Je lui réponds que j’habite à Ouakam, mais je suis Rufisquois. Il a des amis là-bas. A Keury Kao et Keury Souf. Je ne les connais pas. On discute de tout et de rien. Il me dit qu’il vient chaque week-end sur cette plage. Qu’il y a très peu de Sénégalais. Qu’on est pourtant à Dakar. Ce qu’il dit n’est pas faux. Mais si les Sénégalais ne sont pas nombreux, c’est parce qu’ils ont été dépossédés de leur littoral. Les plages deviennent de moins en moins accessibles pour les citoyens lambda. Et c’est uniquement la faute des autorités publiques.
Rapacité brutale. Il y a très peu d’espace à Dakar, où l’on peut profiter de la mer tranquillement. Tout a été bradé. Le domaine public maritime, malgré les lois qui le rendent non aedificandi, n’appartient plus aux populations. A cause des mauvaises actions de prédateurs sans scrupule. Nous bénéficions à peine de cette Corniche magnifique. Un petit parcours pour satisfaire les joggers. Des mini-poches de plages. C’est tout. Alors qu’ailleurs les gouvernants penchent durablement les villes vers leur avenir écologique et favorisent l’urbanisme participatif, nos élites incivilisées, quant à eux, détruisent la qualité de la vie. Elles vont même jusqu’à empiéter sur le domaine public et détruire la nature pour accumuler des biens illicites. Au lieu d’un devoir d’exemplarité, elles font preuve d’une foncière immoralité. Cette boulimie implacable est difficile à comprendre. C’est à se demander s’ils sont vraiment conscients. Leur manque de discernement est impardonnable.
Un jour ou l’autre, il faudra démolir. Nous n’aurons pas le choix, si nous voulons un développement urbain viable. La légitimité de l’Etat repose sur la justice. Elle est affaiblie lorsque ceux qui gouvernent se déresponsabilisent, pactisent avec les prédateurs qui détruisent nos lieux de vie. Cette sympathie insoutenable des puissants à la prédation nous prive de nos biens communs. De nos droits inaliénables. La domestication de l’ordre au Sénégal, la démocratisation du social ainsi que la construction d’une société de confiance passeront d’abord par la remise en question de cet accaparement criminel de notre patrimoine naturel. Car c’est une absence de considération et un mépris qui incite la banalité du mal par toute la société.
Le bradage du littoral devrait occuper la place centrale du débat public. Redonner aux habitants de Dakar leur espace naturel, surtout leur littoral, est une priorité. Voilà un vrai travail pour l’actuel ministre de l’Urbanisme, du Logement et de l’Hygiène publique. Ce dernier, plein de bonne volonté, multiplie les sorties et les campagnes musclées pour désencombrer la capitale et lutter contre l’insalubrité. Mais il ne le fait que contre les faibles. Les marchands ambulants du rond-point Liberté 6 et de Sandaga, les mécaniciens du stade Léopold Sédar Senghor sont des cibles faciles. Ce ne sont pas eux qui nous empêchent d’aller trouver un peu de bonheur à la plage. Ils ne menacent ni notre santé ni notre bien-être.
Nous avons continué la discussion en parlant de football. Le gars avec la bière est un ancien footballeur. Il a joué en Europe. On a parlé du football local et de l’équipe nationale. C’était la meilleure partie de notre bavardage. Et puis on s’est dit à la prochaine. Je ne suis finalement pas resté longtemps. Pas parce que j’étais en mauvaise compagnie. La discussion était cordiale. Mes voisins avaient un esprit généreux et une énergie formidable. Riaient, criaient et invitaient à la bonne humeur. Mais je n’étais venu que pour respirer et profiter de la mer.