Le saxophoniste camerounais est mort du coronavirus le 24 mars. Retour sur la vie d’une légende qui se riait des frontières et se sentait chez lui partout sur le continent.
Manu Dibango était consensuel. Certains lui en ont fait le reproche, mais c’était son grand talent. « Il ne s’intéressait pas à la politique du quotidien, clivante, violente. Il a tutoyé les pouvoirs, mais, dans l’absolu, c’était l’homme de l’universel », disait de lui l’écrivain Gaston Kelman, coauteur d’une autobiographie de l’artiste parue en 2013 (Balade en saxo dans les coulisses de ma vie, aux éditions L’Archipel). « Pendant six mois, j’ai enregistré nos entretiens à bâtons rompus et les ai fait retranscrire par ma fille. Mais pendant longtemps je n’ai pas su par quel bout commencer le récit de la vie et des idées de ce géant. »
Gaston Kelman finira quand même par trouver. L’éveil du panafricanisme d’abord : l’écrivain raconte le parcours initiatique du jeune Emmanuel N’Djoké Dibango, débarqué en France en 1949. Il y fréquente d’autres Africains, des Ivoiriens, des Sénégalais, des Togolais, et se souviendra, des années plus tard : « Avec ces premières rencontres va naître en moi un sentiment d’appartenance à une entité supranationale qui ne me quittera plus jamais. Je me demande parfois si je ne me suis pas définitivement installé en France pour continuer à être Africain. »
Césaire, Senghor et Damas
Manu Dibango, déjà, se tient à l’écart de la politique politicienne. Le jeune musicien est pourtant marqué par les travaux des pères de la négritude, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas. Ses accointances avec les milieux américains du jazz lui permettent de découvrir les thèses du sociologue et militant des droits civiques W. E. B. Du Bois, qui l’initient aux questions « diasporiques » noires tout en renforçant son africanité.
« J’étais africain dans mes tripes, dans ma foi, dans mon espérance, dans ma volonté de réussite. J’étais africain envers et contre tout. J’étais profondément africain, par vocation, au sens étymologique du terme. C’était un acte de foi. C’était un appel viscéral, un cri de rage, c’était un chant d’espoir. »
« Manu a toujours estimé qu’il n’était pas un musicien camerounais, mais un Camerounais qui faisait de la musique », explique encore Kelman. En 1961, pour son grand retour sur le continent, Manu ne rentre pas chez lui, mais pose ses valises au Congo (l’actuelle RDC), « le berceau de la musique africaine », sur les pas de son mentor, Joseph Kabasele, dont il dira qu’il lui « a ouvert les portes de la renaissance africaine ».
De capitale en capitale
Le voilà arpentant le continent, promenant sa grande carcasse de capitale en capitale. Les politiques, il les « respecte », apprécie leur amitié, mais ne se risque jamais à prendre parti. « Je ne suis pas un griot car je ne suis pas l’homme d’un pouvoir. Je suis l’homme des hommes sur une terre que je voudrais sans frontières. »
Manu rend visite au frère de Patrice Lumumba alors que ce dernier vient d’être arrêté et tué. Mais, en 1974, deux ans après la sortie de Soul Makossa, qui l’a rendu mondialement célèbre, Manu ne dit pas non à Mobutu lorsque celui-ci l’invite à se produire – avec l’orchestre Fania All Stars – en marge du combat de boxe opposant Mohamed Ali à George Foreman.
Ami de l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, il répond à son appel quand il lui propose la direction de l’orchestre de la radio-télévision nationale. « Je m’étais dit qu’à l’ombre de mon saxo je pouvais participer à la construction d’une réalité culturelle continentale, racontera-t-il plus tard. Je pouvais sillonner l’Afrique comme jadis les peintres, les architectes et les musiciens de la Renaissance ont sillonné l’Europe pour poser les fondements d’une unité culturelle. »
La réalité du continent finit néanmoins par le rattraper. Manu perd ses illusions. « Sournoisement, j’avais la nette impression qu’un certain amour de l’Afrique ne pouvait se développer qu’à l’étranger, où les guéguerres tribales et les oppositions nationales cédaient la place à l’unité raciale. » Ses espoirs furent nombreux et souvent déçus, mais toujours il resta un musicien profondément optimiste et heureux.