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Penser Le Don

Penser Le Don

Les dons, au sens très large, forment une question anthropologique fondamentale pour appréhender les crises, mais au-delà, la question de ce que nous doit l’Etat, et ce que nous devons aux autres. Au Sénégal, ils font partie de toute une architecture des échanges, au fondement même de la société et des interactions. Cependant, leur caractère sacré, le grand attachement des individus aux valeurs qui les commandent, peinent à se traduire dans une politique du soin réelle à l’échelle politique et sociale. Retour sur une dichotomie entre l’énoncé et le factuel, les valeurs et leurs expressions réelles.

Les dons, dans leurs formes variées, structurent la société sénégalaise à différents étages. Visibles ou souterrains, ils font partie du pacte social, traversent l’Histoire, pérennisent les acquis familiaux, solidifient le lien communautaire, comme des repères, autour desquels s’articulent les flux matériels et immatériels entre individus et groupes. Pas beaucoup de sphères où ils ne sont présents, n’en régissent les échanges, comme nœuds des interactions sociales, avec des significations sacrées qui s’inscrivent au cœur même des représentations et des héritages culturels. Dans son fondateur Essai sur le don, l’anthropologue français Marcel Mauss avait donné à voir toute une grammaire du don, des échanges, leurs symboles et leurs sens, mais plus encore, il avait spécifié la relation entre donner, recevoir et rendre, une obligation contractuelle non formelle, comme un pilier des sociétés amérindiennes qu’il avait étudiées. Impulsion presque naturelle et universelle, l’invitation à donner, et à rendre, prend racine dans toutes les sociétés, avec souvent du reste, des pénétrations religieuses ou spirituelles qui se complètent assez bien, à travers des notions comme la charité, le soin, le partage, l’empathie, la réciprocité… Depuis, le paradigme du don comme on l’appelle, est resté symbole de la primauté du sens sur les quantifications utilitaristes ; objet de discussions, parfois rudes, entre plusieurs chapelles des sciences sociales.

En observant au Sénégal comment ils se déploient, on comprend que les dons ne dérogent pas tellement de ce que l’on voit ailleurs, consigné par l’historiographie de Mauss : ils sont indissociables de la pratique sociale ; ils résistent aux subversions, s’adaptent à la modernité, et indiquent la hiérarchie des attachements, moraux, affectifs, identitaires, des groupes et des personnes… Seulement, il existe plusieurs échelles de dons, les dons dits ici génériques, – historiques et symboliques, dissouts dans les habitudes quotidiennes ou circonstanciées – et des dons plus techniques – plus récents, incarnés par l’Etat et son service public. Le déficit d’accord, de concordance, entre les deux, pourrait aider à comprendre comment des valeurs dérivées du don, comme la Téranga, l’hospitalité, la solidarité mécanique, pourtant revendiquées aussi par l’Etat, n’arrivent à être incarnées de façon efficiente par lui. Etat qui, à bien des égards, contribue à les vider de leur sens. La société vit à contretemps avec l’Etat, et des sens pourtant convergents, se retrouvent parfois en conflits.

Eventail et importance des dons

Le Petit Robert définit le don comme « ce qu’on abandonne à quelqu’un sans rien recevoir de lui en retour ». Cette définition simple et rapide, ne rend pas compte de tout un univers du don, où la contrainte, la gratuité, la dette, entre autres, sont toujours en débat. Quelles que soient les orientations que l’on prend, au Sénégal donner est un langage social. Les dons s’expriment à plusieurs occasions : les mariages, les baptêmes, les deuils, l’aumône, les fêtes religieuses, les occasions spéciales non spécifiées, les transferts d’argents des immigrés, les dons de bienfaisance variés, les charités diverses, la Zakat, les Adiya (don mouride), la dot, les dons au pauvres, la force active dans la mendicité. La liste est longue si on comptabilise les transactions propres à chaque communauté ou ethnie, dans la discrétion de leur coutume. Ils sont aussi le fait de banques traditionnelles, de tontines, de prêts informels, de traditions d’accueil, d’offrandes, de présents offerts. A ces formes matérielles codifiées, s’ajoutent d’autres plus inévaluables, comme le don de vie, de temps, le sacrifice, le don de savoir, d’idées, de soins, moins faciles à quantifier. Religieux ou culturels, structurels ou conjoncturels, matériels ou immatériels, quand on explore les galeries du don, on visualise une somme importante des interactions, et leur incidence directe, à la fois comme éléments économiques de poids mais aussi comment agent de fluidification des échanges sociaux. Ces dons appellent, bien sûr, si l’on suit le schéma de Mauss, une dette, une obligation de rendre. Des notions structurantes comme le Aq (préjudice), ou le Bor (dette), dans la pluralité de leur sens, viennent sophistiquer ces notions. Il y a un réflexe naturel de la solidarité qui a d’ailleurs souvent été perçue par certains chercheurs, comme des voies à explorer, alternatives possibles au règne du libéralisme. Dans un remarquable article, paru en 2003, sur le Derem ak le Ngerem, éloge de la gratitude et de l’économie sociale, deux chercheurs sénégalais Abdou Salam Fall et Cheikh Guèye, ont fouillé dans cette galerie des rapports sociaux, base d’une économie relationnelle, économique et solidaire, qui puise à la fois dans les adhésions spirituelles et des valeurs sacrées. Dans cette configuration, les lignes tendent à disparaître, entre le formel et l’informel, car bien souvent, les deux sphères s’imbriquent, communiquent, sans cloisons étanches. L’économie reste, sans recourir à une catégorisation de particularisation figée, une économie du lien, ou la valeur marchande est moins importante que la valeur symbolique et le sens. Il y a, à bien y regarder, un véritable corpus de valeurs, un contexte et une perspective historiques, favorables, à l’expression, endogène et universelle, d’une politique du soin. Valeurs à ajouter du reste à de nombreuses sagesses populaires et philosophiques, qui font des sociétés – toutes – de vrais laboratoires anté-capitalisme.

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Comment expliquer alors, dans une société où le don tient une place si importante – même s’il faut ne point l’idéaliser, car il reste bien, aussi, un instrument potentiellement pernicieux de domination – qu’on n’en tire pas meilleur produit, qu’on n’en fasse pas meilleur usage, au-delà des seules sphères intimes, familiales, communautaires ou privées ? Comment, expliquer, compte tenu de la sacralisation des liens, des notions de gratitude, de solidarité, de présence affective, que tous ces acquis n’entrent pas – ou pas suffisamment du moins – en jeu, pour solutionner des problèmes d’exclusions, de violence sociale, d’abandon ? Si une des réponses tient au fait que l’Etat, comme levier institutionnel, reste mal pensé, une autre est dans l’existence d’une forme, assez contradictoire, de dons égoïstes. Les dons restent en effet indissociables des réseaux privés, et n’ont pas une expression publique, trans-partisane, transcendantale. Donner se fait dans des cadres établis, des circuits familiaux, avec souvent la notion minorée de la contrainte et de l’obligation, mais ils peinent à être des dons collectifs, pour éprouver un sens moins primaire. Chaque communauté semble uniquement se devoir à elle-même, et dans cette relation privilégiée, elle fait de tout un pays, face aux dons, un ensemble de blocs qui cohabitent. De la solidarité primaire à la solidarité orchestrée, le rôle d’un Etat régulateur, et rassembleur, aurait pu avoir un réel impact, dans la création d’un référentiel commun. C’est, semble-t-il, cette étape, qui a été négligée. Ce qui explique en partie le déficit d’altruisme. Les valeurs restent associées au récit historique et traditionnel, pas repensées dans une optique politique réelle.

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Ce que nous doit l’Etat et ce que nous lui devons

Dans ce que nous doit l’Etat, il n’y a pas uniquement les droits tels que libellés par des textes fondateurs, comme droits de l’Homme, du citoyen et de l’individu. Le don dans son expression politique a permis, au Sénégal de faire ressortir des aspects empoisonnés du don. Par exemple, le don de domination (agonistique), la transformation du droit des populations en dons des politiques offerts et célébrés comme tels, pour des hommes politiques qui en tirent un mérite indu. La théâtralisation des actes de bienfaisance, leur mise en scène, créent les conditions d’une possible humiliation. Toute la violence qui peut être inhérente au don, en créant une asymétrie entre celui qui donne et celui qui reçoit, rejaillit plus nettement dans le cadre politique, dans la mesure où il fait des obligés. Cette verticalité est, à peu de choses près, observable dans les champs religieux. Cette dépendance, que nous avions évoqué ici même, renforce l’état d’une société de subordination, l’acte de donner ne libère pas l’individu, mais le lie à sa hiérarchie, qu’elle soit familiale ou spirituelle.

S’il est une sphère, où le manque est plus criant, c’est celle du service public. A l’hôpital, dans les forces dépositaires du maintien de l’ordre public, une culture d’un Etat au service des citoyens, avec l’assimilation de la mission par ses serviteurs, est un véritable creux…L’absence partielle de la notion de responsabilité, exonère l’Etat, par extension, la société, et même les individus, à remplir leur obligation. Sortir le don du seul cadre de fait social naturel, pour en faire une politique de l’Autre, pourrait permettre aux sociétés africaines plus largement de concilier des dynamiques endogènes à des acquis universels. Pour orchestrer, l’Etat a un laboratoire formidable dans la gestion de ce devoir qui lui incombe, qui n’est pas seulement tributaire de la question des moyens, mais d’abord que la quête de sens.

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Ne pas invoquer l’Histoire, l’écrire

Penser le rôle de l’Etat, au-delà de la seule nécessité de l’adapter à des réalités locales, bien souvent très communes, est un chantier philosophique important, qui n’a cessé d’être au cœur des réflexions politiques et intellectuelles. Mais l’urgence est nouvelle. Il ne s’agit pas seulement, comme à chaque période de crise, de se gargariser de nouvelles résolutions, caduques dès l’accalmie, mais de penser sur le long terme. Les meilleures pensées sont celles qui ne se pensent pas à la hâte mais celles qui envisagent l’advenue des temps troubles. En période de crise, le don apparaît dans son sens et son paradigme, comme la dernière digue, parce que ce qui le fonde, est un « roc » bien plus solide que les aléas conjoncturels.

Très souvent, dans une bienveillance parfois machinale, potentiellement condescendante, beaucoup de recherches, ont vu dans les sociétés africaines, avec leurs résiliences, leur informel, les valeurs inaliénées, des réservoirs pour les alternatives de demain. S’il y a du vrai dans cette logique – et même pourrait-on l’étendre à toutes les sociétés, les unes n’étant pas plus légitimes que les autres – il reste à véritablement penser ces valeurs. Ne pas uniquement les énoncer, mais leur rendre un vrai service, en célébrant leurs vertus, et en chassant ce qui est potentiellement nuisible en elles. Ce travail de fouille minutieuse dans l’offre des valeurs, dont le don, est une tâche majeure, car il est assez curieux qu’une société qui crée – théoriquement – autant de liens, soit aussi celle où la souffrance est si vive. Pour éviter la surévaluation ou la sous-évaluation des valeurs africaines que l’on sollicite très souvent sans rendre intelligibles leur contenu, il y a un travail à faire, inlassable de pédagogie, sans angélisme, de redécouverte perpétuelle et d’enrichissement. Tache qu’il nous revient : continuer à écrire l’Histoire comme une donnée continue, pas une donnée fossile. De tous les périls que l’on nous annonce, il y a un optimisme invincible, il y a une société à construire et un Etat à réinventer, riche de tous les échecs de la modernité, qui ne la disqualifient pas pour autant. Cesser en gros d’invoquer l’Histoire, mais seulement l’écrire. Il y a dans l’environnement du don, comme philosophie de l’existence, une matière et des recettes. C’est le sens de la conclusion de Abdou Salam Fall et Cheikh Guèye dans leur article : « L’économie sociale est ainsi le creuset de la construction d’un nouveau projet de société, à supposer qu’elle ne s’inscrive pas dans un projet de société déjà existant. » C’est un appel à créer les ressources, à ne pas attendre de l’Histoire, qu’elle nous serve sur un plateau

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