Dans certains pays, le Covid-19 a chamboulé plusieurs habitudes dans le domaine réputé très conservateur du droit et de la justice. Les modes de création et d’application du droit sont déjà aux antipodes de ce que nous connaissons. Chez nous, la première réaction a concerné la justice et le déroulement des audiences. Par la suite est intervenue la série de dispositions exceptionnelles issues de l’adresse du président de la République instituant, entre autres, un couvre-feu. Un autre cas se présente. Plus difficile à résoudre parce que relevant de textes issus de nos engagements internationaux.
Il est pourtant urgent de lui trouver une réponse parce que ces lieux de création de la richesse que sont les entreprises ont besoin de savoir, au plus vite, comment articuler l’exigence légale de la présence physique lors des réunions d’associés avec le coronavirus.
Pour rappel, dans les sociétés commerciales, les associés participent à la prise des décisions par l’exercice de leur droit de vote à l’occasion des réunions qui peuvent se dérouler in situ ou par consultation écrite. Ceux d’entre eux qui sont empêchés disposent de la possibilité de se faire représenter, sous certaines conditions. Toute décision prise en violation des droits de vote d’un associé est en principe nulle.
C’est donc dire l’importance que le droit accorde au vote de l’associé. En effet, malgré sa qualité de propriétaire ou plus précisément copropriétaire de la société (par son apport), c’est en effet la seule occasion qu’il a de participer à la vie sociale s’il n’est pas dirigeant. Pour cette raison, il est tout à fait normal que le droit exige la présence physique d’un certain nombre d’associés lors des prises de décision. C’est ce que l’on appelle le quorum.
Aujourd’hui, la situation sanitaire mondiale met à mal les règles liées au quorum exigé pour la prise de décisions dans les sociétés. C’est au mauvais moment, ce moment, très peu indiqué, où nous sommes en pleine saison des conseils d’administration d’arrêtés des comptes et de préparation des Assemblées générales.
Pourtant, le droit Ohada des sociétés commerciales, applicable dans ces cas, avait été prévenant. Il avait anticipé en considérant que ceux qui votent par correspondance et ceux qui participent aux réunions par visioconférence ou autres moyens de télécommunication sont «réputés présents» et font donc partie de ceux qui entreront dans le décompte du quorum.
Malheureusement, nous sommes aujourd’hui rattrapés par ce fichu virus, «un simple virus, plus petit qu’une aile de papillon, qui fait trembler le monde, au point d’ébranler enfin les certitudes de nos dirigeants, …, comme si ce minuscule être vivant était venu en messager pour défier notre humanité mondialisée et révéler son impuissance, lui offrant une dernière chance pour prendre conscience de sa communauté de destin», (Mireille Delmas Marty, A l’ère du coronavirus, gouverner la mondialisation par le droit, Le Grand Continent, Pièces de doctrine, Droit, 18 mars 2020).
Continuons avec nos réunions ! Si le vote à distance et celui par correspondance sont prévus, le droit issu de l’Acte uniforme exige dans certains cas la présence d’un minimum de personnes pour que la décision soit valable. Autrement dit, sauf quelques rares occasions à notre avis, une décision prise en violation de cette règle de quorum sera nulle.
C’est ce que dit sans ambages le texte relatif aux réunions des Conseils d’administration dans la société anonyme : «Le conseil d’administration ne délibère valablement que si la moitié au moins de ses membres est présent… Toute décision prise en violation est nulle.»
Par ailleurs, en cas de vote à distance de certains administrateurs qui participent à la réunion par visioconférence ou autre moyen de télécommunication, la loi exige la présence physique d’un tiers au moins des administrateurs pour la validité de toute délibération prise dans ces conditions.
Tout cela signifie qu’il faut nécessairement tenir une réunion avec la présence physique d’au moins le tiers des administrateurs dans l’hypothèse de visioconférence ou de la moitié dans les autres cas.
C’est vrai qu’il s’agit d’une règle de principe du droit des sociétés que d’exiger cette présence physique. Mais il faut toutefois avouer qu’avec notre virus, on aura beaucoup de mal à satisfaire cette exigence pour les Conseils d’administration et pour toutes les réunions des sociétés qui requièrent une présence physique notamment, et surtout, les Ag.
Trouver une solution n’est pas chose aisée non plus. Mais je crois qu’il ne sera pas indiqué d’attendre une modification ou une révision du droit applicable (les spécialistes savent combien il est difficile de toucher à un Acte uniforme de l’Ohada) pour régler le problème. En revanche, si on veut conserver l’harmonie dans la réglementation commune et agir rapidement, les Etats membres de cet organisme devraient pouvoir recevoir une sorte d’habilitation exceptionnelle aussi bien dans sa durée que dans son champ de compétence, en vue de prendre les mesures idoines concernant les réunions d’associés durant cette période. Un peu à l’image de ce qui se fait en matière constitutionnelle, en droit interne, pour permettre aux gouvernements de légiférer par ordonnance dans le domaine du Parlement.
Cela dit, dans cette période de réduction drastique de nos capacités d’échanges physiques, il ne serait pas superflu d’explorer la piste de l’assouplissement des mesures légales par les associés eux-mêmes (statuts, règlement intérieur, clauses contraires aux dispositions statutaires…). Je crois qu’on doit intensifier la réflexion dans le but d’introduire des moyens alternatifs à la présence physique des associés et des administrateurs lors des prises de décision collective.
A ce titre, il faut apprécier la clairvoyance du législateur dans certains pays, tel que la Belgique qui, bien que touchée par le virus, possède un Code des sociétés permettant au Conseil d’administration, dans des cas exceptionnels dûment justifiés par l’urgence et l’intérêt social, de délibérer par consentement unanime des administrateurs, exprimé par écrit. Une autre solution provient de l’esprit de la loi française pour la confiance et l’assouplissement de l’économie, qui est venue alléger les règles de quorum exigé par le Code de commerce, en admettant la possibilité pour les administrateurs de participer au Conseil d’administration par des moyens de télécommunication sans présence physique, sauf lorsque le Conseil doit statuer sur l’arrêté des comptes annuels. Faire sauter ce dernier verrou ne posera certainement pas de problèmes.
Oui, un événement échappant à notre contrôle, qui ne pouvait être raisonnablement prévu et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures normales, nous empêche de mener à bien notre existence selon les canons de fonctionnement que nous avons toujours appliqués.
Tiens, ne sommes-nous pas en présence d’un cas mondial de force majeure comme le définissent les juristes ? En présence de la force majeure, même si on ne s’autorise pas n’importe quoi, on s’autorise quand même beaucoup de choses.
En conséquence, pour faire fonctionner les sociétés dans ces périodes de restriction exceptionnelles des libertés pour des raisons sanitaires, des dérogations au droit des sociétés sont inéluctables…
Prof. Abdoulaye SAKHO
Agrégé des Facultés de droit
Responsable du Pôle Droit du Cres
Directeur de l’Institut EDGE