Il faut retenir la négation de la formule selon laquelle « l’homme est à la mesure de toute chose » car il peine encore à transformer l’incertitude en risques. Or l’incertitude, on la subit et le risque, on le gère : ce dernier étant la probabilité d’occurrence d’un événement défavorable.
De notre belvédère et avec nos lunettes d’observation, nous constatons que :
– Les changements climatiques, avec leur cortège inestimable de conséquences fâcheuses, questionnent notre existence. Ils sont même la source nourricière d’un certain fatalisme, en dépit des progrès scientifiques ;
– Les crises alimentaires n’ont pas encore disparu de nos radars, malgré le capital de connaissances et de technologies, généré au quotidien par l’homme ;
– La construction de systèmes alimentaires productifs, durables et équitables, se complexifie à cause de l’érosion de la biodiversité et de la disparition d’écosystèmes, imputables à des pratiques agricoles destructrices de l’environnement et à une irresponsabilité humaine.
Cette digression renvoie à une évidence indomptable : le monde est riche de ses chorégraphies difficilement saisissables.
Le confinement, en lieu et place du travail, pour sortir de l’ornière
A l’image du monde entier, nous sommes présentement en Italie dans un pays fortement affecté par la pandémie du coronavirus. Considérant la situation très difficile, nous n’avons jamais manqué de prescrire, à nos compatriotes, nos proches et collaborateurs, sérénité, vigilance, courage et respect des recommandations scientifiques et des mesures édictées par les autorités publiques.
Nous avons eu l’administration de la pertinence de cette assertion, à la suite d’une scène invraisemblable, vécue récemment au niveau de « la ville éternelle », Rome. En effet, au sortir d’une banque, un piéton a presque pris la fuite pour ne pas nous rencontrer. Son signal fut clair et perceptible : si cette pandémie persiste, alors, consciemment ou inconsciemment, nous allons remettre en cause notre volonté commune de vivre ensemble. Après cette séquence, à la limite insolite, nous avons traversé Rome pour rentrer chez nous, avec la forte impression d’être dans une ville nouvelle au vu de la perte de nos repères : des feux de circulation inutiles, des magasins fermés, un calme olympien dans les rues, des personnes déguisées, etc. Dans cette atmosphère tendue, nous sommes loin de connaitre et de décrypter tous les secrets de notre univers d’évolution. Face à ce tohu-bohu, il va sans dire que, à tout moment, ce grand champion qu’est l’homme peut être contraint à changer radicalement son port, ses attitudes et ses comportements et choisir le confinement en lieu et place du travail.
Quid de l’agriculture africaine face aux besoins alimentaires des populations confinées ?
Nous sommes face à une équation à double détente : vaincre à tout prix l’ennemi invisible et assurer une réponse adéquate des capacités productives de nos écosystèmes pour nourrir l’homme, aujourd’hui et demain.
Pour le continent africain, la situation actuelle pourrait avoir des répercussions sur les performances de nos agricultures et sur la satisfaction de nos besoins. Et, n’oublions jamais que nous sommes un continent importateur net de produits agricoles.
Au demeurant, nous devons nous rappeler la crise de 2008 et les «émeutes de la faim », qu’elle avait induites dans plusieurs capitales africaines, pour rationnaliser notre réflexion sur le devenir.
Pour notre part, toute action relative au secteur agricole africain doit considérer les éléments suivants :
1. les investissements des petits producteurs risquent de baisser à cause de la chute inévitable des transferts de fonds des émigrés ;
2. le ralentissement des campagnes de commercialisation va impliquer une baisse de revenus et être le deuxième facteur de réduction de l’investissement des exploitations familiales ;
3. l’Afrique est fortement menacée par une crise acridienne, déjà repérable en Afrique de l’Est ;
4. les périodes de préparations des campagnes agricoles vont être plus courtes que d’habitude ;
5. la contractualisation amont/aval va être menacée par l’incertitude ;
6. le tissu industriel agricole va être soumis à de rudes épreuves dues à l’arrêt prématuré des campagnes de commercialisation agricole dans certains pays, d’où la difficulté majeure de sécurisation de la ressource à transformer ;
7. le marché agricole international va certainement voir son efficacité ralentir, dicté par un repli pour la satisfaction des marchés domestiques.
Face à tous ces facteurs mentionnés, les agriculteurs africains doivent revoir leurs cahiers des charges, de même que les décideurs quant à leurs stratégies de soutien.
Sans être exhaustif, nous formulons quelques pistes:
• suggestion 1: revoir significativement à la hausse les subventions aux intrants (semences, engrais, produits phyto, matériel agricole) destinées aux petits producteurs pour sécuriser l’offre agricole domestique.
• suggestion 2 : réduire le prix du mètre cube d’eau pour renforcer l’agriculture irriguée en vue de fixer les populations, augmenter la productivité et mieux étaler la production dans le temps et dans l’espace.
• suggestion 3: développer dès à présent un plan de riposte pour une éventuelle crise acridienne pour ne pas compromettre l’approvisionnement du marché domestique et les revenus ruraux.
• suggestion 4: différer les remboursements de tous les prêts bancaires relatifs au secteur agricole pour éviter une perte de solvabilité bancaire des acteurs ruraux.
• suggestion 5: élaborer un plan de soutien des industries agricoles de transformation pour enregistrer plus de valeurs ajoutées.
• suggestion 6 : développer l’autoconsommation en milieu urbain par la promotion de l’agriculture urbaine et péri-urbaine. Pour ce faire, on peut penser, entre autres, au micro-jardinage et aux cultures sous-abris.
• suggestion 7: consolider les chaînes de distribution alimentaires en vue d’avoir des passerelles entre zones déficitaires et zones excédentaires pour réduire les coûts de transactions et favoriser l’établissement de justes prix.
Aujourd’hui, plus que jamais, la solidarité humaine est plus visible, plus lisible et plus palpable. S’agit-il alors d’un départ nouveau où chacun de nous est enfin conscient « qu’il n’est ce qu’il est que dans et par un système » ?
Papa Abdoulaye Seck est membre de l’Académie d’Agriculture de France, Ambassadeur de la République du Sénégal à Rome, ancien ministre de l’agriculture et de l’équipement rural du Sénégal