S’il n’existe pas une ou des frontières physiques coupant le territoire sénégalais en deux ou plusieurs parties – comme l’atteste souvent cette phrase devenue proverbiale : Réew mi benn bopp la, kenn manu koo xar ñaar -, il semble bien exister des frontières mentales pouvant être considérées comme étant l’une des conséquences de la division de fait du pays. Celle-ci a donné naissance entre autres à ce qui peut être appelé le Sénégal des paillettes et le Sénégal des paillotes. D’aucuns diront que c’est le fruit d’une mauvaise volonté politique là où d’autres voient le résultat d’une longue période de domination de l’entreprise coloniale qui, il faut le rappeler, non seulement met en valeur certains endroits au détriment d’autres dans un même pays le temps que dure son exploitation mais encore divise souvent les peuples conquis en une petite minorité dite évoluée et une grande masse de non évolués. Mais, en tout état de cause, cette césure mentale semble à son tour avoir engendré entre autres deux types de citoyens, dont les trajectoires, sont souvent parallèles, rarement perpendiculaires.
La divergence de leurs chemins commence dès la naissance et peut se poursuivre durant toute leur vie. Dans le Sénégal des paillettes, on accouche généralement dans un hôpital sinon une clinique, voire à l’étranger pour ceux qui en ont les moyens. Ses enfants vont parfois à la crèche puis au jardin d’enfants avant d’avoir l’âge de se rendre dans une école privée, où ils feront presque tout leur cursus scolaire leur ouvrant le chemin d’études universitaires, qui en France, qui au Canada, qui aux États-Unis, qui dans un institut supérieur du pays moyennant d’onéreux frais. Le visage de l’enseignement public n’étant plus des plus reluisants, parce que balafré par les grèves endémiques et la baisse de niveau avérée qui l’ont complètement défiguré, ceux qui disposent de moyens trouvent refuge dans les écoles et universités privées pour mieux préparer l’avenir de leurs enfants.
Pendant ce temps, dans le Sénégal des paillotes, on donne encore naissance sur des charrettes ou dans des endroits dépourvus du minimum nécessaire pour souhaiter la bienvenue au monde à un nouveau-né dans les meilleures conditions. Dès lors, le taux de mortalité infantile y reste encore élevé comparé à ce qui se passe dans le Sénégal des paillettes. Certains enfants, s’ils ont la chance de pouvoir bénéficier de l’enseignement public gratuit, s’entassent encore dans des cases faisant office de classes. Il n’est pas rare d’en voir quelques-uns faire plusieurs kilomètres à pied par jour pour pouvoir s’instruire. Beaucoup d’entre eux s’éclairent encore aux lampes torches et/ou de tempête pour apprendre leurs leçons parce qu’il n’existe pas d’électricité dans leur bled négligé ou oublié par l’État. L’eau courante peut aussi y être une denrée rare. En cas de maladie grave nécessitant une intervention de qualité rapide, nombreux sont les Sénégalais des paillotes qui sont encore obligés, souvent difficilement, d’aller se faire soigner du côté de leurs compatriotes des paillettes parce qu’ils manquent de tout, même de matériels pour prodiguer les premiers soins. Alors que, de l’autre bord, les malades sont envoyés vers des hôpitaux occidentaux s’ils ne trouvent pas satisfaction dans les meilleurs hôpitaux et cliniques du pays qui peuvent parfois tout bonnement être ignorés. Donc, de la naissance à la mort les chemins de ces deux types de citoyens peuvent ne pas se croiser
Cette dichotomisation de fait n’est pas sans déteindre sur les comportements des uns et des autres, souvent par ignorance. Aussi n’est-il pas rare de voir certains sénégalais des paillettes – comme l’a fait récemment une actrice – regarder de haut leurs concitoyens des paillotes ; d’esquisser ou d’étouffer de petits sourires moqueurs lorsqu’ils mentionnent le nom de leur village ou lieu de provenance ; de les affubler de sobriquets méprisants tels que Waa gëbla gi, Waa àll ba, Wàcci bees yi…Cela est d’autant moins étonnant que l’aliénation est souvent plus grande du côté du Sénégal des paillettes pour avoir plus durement subi les effets de la colonisation. C’était le cas de nombre de citoyens des quatre anciennes communes : Dakar, Gorée, Saint-Louis, Rufisque, qui regardaient avec dédain certains de leurs congénères indigènes tout simplement parce qu’ils n’avaient pas eu la chance ou la malchance d’être nés dans l’une de ces villes. Sembène Ousmane, dans Le dernier de l’empire, et Amadou Hampaté Bâ, dans Oui, mon commandant, ont bien dénoncé ce problème qui n’a pas complètement disparu. Loin s’en faut.
L’ouverture sur le monde offerte par les multiples chaînes internationales via le câble, l’accès plus facile à l’internet dans le Sénégal des paillettes y font naître et attiser le désir de ressembler à l’autre – pris comme modèle -, dans ses manières, son langage, son habillement… Ce qui fait parfois qu’on s’y habille comme lui, y communique comme lui et dans sa langue au détriment de celles parlées dans le pays. Ce désir de ressembler à l’autre souvent lointain fait qu’on néglige ou minimise ses compatriotes vivant dans le Sénégal des paillotes, considérés généralement comme arriérés ou pas très évolués pour utiliser le langage colonial. Le Sénégal des paillettes – bien que des qualités n’y manquent pas -, demeure une société d’apparence. Les relations interpersonnelles y sont plus artificielles, parce qu’il faut généralement faire preuve de ruse et avoir un comportement caméléonesque pour se faire une place dans ce monde du paraître, du faux et du faux-semblant. On y montre souvent une fausse image de soi et y expose ce que l’on ne possède pas. Contrairement à ce qui passe dans le Sénégal des paillotes où les relations sont plus terre-à-terre et plus dénuées d’artifices…
Malgré certaines difficultés d’ordre matériel, nombre de sénégalais des paillotes sont épargnés de certains problèmes auxquels sont confrontés leurs compatriotes du côté des paillettes. Ils ne connaissent pas de grèves ou de marches de protestation pour dénoncer l’augmentation des factures de courant et/ou d’eau … Car beaucoup d’entre eux en sont encore au forage et aux lampes tempêtes.
Il n’existe pas toutefois d’étanchéité entre ces « différents mondes ». Se sentant délaissés par un État quasi absent – car avec l’absence d’industries, l’agriculture, qui est souvent l’activité principale du côté du Sénégal de paillotes, devient de moins en moins attrayante du fait de la rareté des pluies et de l’absence de matériels adéquats pour mieux rentabiliser les cultures – certains Sénégalais des paillotes finissent par envahir le côté des paillettes puisque l’herbe y semble plus verte. Par conséquent, le village peut s’importer en ville avec parfois son lot de conséquences : surpopulation, bidonvilles, errance, vagabondage …Sans oublier que d’un autre côté, des villages se meurent : l’exode et l’émigration s’offrent comme les seules solutions ou alternatives. Des retournements de destin peuvent aussi faire bouger les lignes.
En définitive, ce n’est pas tant le lieu de vie d’un homme qui détermine sa valeur que la qualité de son comportement ; ce n’est pas parce qu’on habite dans une capitale que l’on est meilleur, plus intelligent, plus raffiné que celui qui vit dans une brousse ou dans un bled perdu ; ce n’est pas parce qu’on habite dans un immeuble, qu’on est connecté à l’internet, qu’on peut regarder toutes les chaînes de télévision que l’on veut que l’on est meilleur que celui qui vit dans une masure dépourvue de tout matériel moderne le reliant au monde extérieur… Nit li muy gëne mooroomam buy sangu du ko summi, comme le dit si bien l’adage wolof. Mais avec une société qui devient de plus en plus matérialiste, où la réussite personnelle est souvent jugée à l’aune de l’argent et du matériel, il n’est pas étonnant d’y voir certaines frontières mentales s’ériger entre les différents citoyens, vivant dans réalités et conditions différentes.