Tous les spécialistes et analystes de l’économie des Transports aériens, toutes les Organisations professionnelles dédiées (OACI, IATA, ACI/CIA, Funuap, etc…), tous les Etats du monde, comme les Organisations multilatérales, sont aujourd’hui unanimes et terrifiés à constater, dans une totale impuissance, la catastrophe effroyable du tsunami économique qui s’est abattu soudainement sur le secteur aérien international, après juste un mois et demi de ravage de la pandémie mondiale du Covid 19. Nul doute, c’est toute l’économie mondiale des transports aériens, toute la configuration et l’architecture de cette industrie internationale qui se trouvent et se trouveront davantage chamboulées, sans considération de la taille des structures qui y opèrent, des statuts juridiques qui encadrent leurs activités, de la sophistication de leurs organisations et de leur management, des alliances stratégiques, des volumes des marchés, du flux des trafics, des flottes d’avions, des structures des réseaux, etc…
C’est le chamboulement total. Il faut le dire sans fard, c’est tout un monde qui chavire, qui s’effondre… entrainant une hécatombe jamais connue par le passé. Un vieux monde nous quitte. Et comme toujours, Eternelle Transcendance et Impérieuse Loi Divine, Vie et Mort, Mort et Vie, alternent et s’imbriquent, rythmant le cours de l’Histoire, pour conduire les sociétés humaines dans des évolutions et des mues sans fin. Quel monde du transport aérien en naîtra-t-il ? A l’échelle internationale ? En Afrique ? Dans notre sous-région Afrique de l’Ouest ? Qui peut dire ? une certitude toutefois, un autre monde sera… et tout en pointillé, devinons-le.
Le retour de l’Etat régalien, le seul sauveur…
Le seul sauveur… Je ne crois pas que, sans intervention massive, vigoureuse et volontaire des Etats régaliens aucune compagnie aérienne du monde, publique ou privée puisse se remettre de ce tsunami. Il est impossible dans cette crise, et aussitôt après, qu’avec les seules dynamiques propres et internes de l’économie des transports aériens, une auto régulation autonome puisse se faire. Il est constant de constater que depuis la dernière guerre, les marges internes dans les transports aériens ont toujours été faibles, incapables par elles-mêmes de générer et d’assurer seules, sans des transferts extérieurs, les massifs investissements capitalistiques que requiert le secteur. Le Premier ministre français vient d’annoncer la couleur en affirmant que son pays n’hésitera pas à recourir au subterfuge de la renationalisation par l’Etat d’Air France, pour son sauvetage express de la crise actuelle. Ses pairs européens ébauchent des plans de même nature. L’union européenne vient de lever une sévère contrainte budgétaire pour laisser plus de marge à ses Etats membres afin davantage pouvoir s’endetter et se doter ainsi plus de moyens de faire face à la terrible crise économique qui va survenir. Une toute dernière information tombe pour apprendre que le gouvernement italien vient de renationaliser Alitalia. Tout le monde a en souvenir aussi le précédent américain, lors de la crise financière de 2007-2008, qui avec de colossales injections directes de capitaux de l’Etat fédéral et de la Federal Reserve Bank ont pu permettre de sauver les banques américaines privées du naufrage total. Bis repetita 12 ans après, le Président Trump, cette fois encore, n’hésitera pas à voler au secours des compagnies aériennes privées par des injections massives de capitaux. Et aujourd’hui toujours, même l’ultra- libérale IATA ne voit pas d’autres voies possibles si ce ne sont les recours aux interventions publiques des Etats. La question immédiate et essentielle qui se pose est la suivante : sera-ce suffisant pour sauver les meubles ?
Et quel sort pour l’Afrique de l’aérien, dans ce chamboulement par le Covid 19 ?
Comme toujours, notre continent vit en décalé le rythme de l’économie mondiale. Les soubresauts l’atteignent en seconde ou troisième vague, et parfois même quatrième vague ou plus avec des ravages incommensurables compte tenu de l’indigence de nos moyens. L’économie des transports aériens dans le continent est extrêmement faible, peu de ses compagnies aériennes peuvent se prévaloir de la taille minimale pour exister dans le marché mondial. South Africa Airways (SAA), pratiquement dans une mort clinique, risque de ne plus se relever. Kenya Airways, déjà très fragilisé par une récente restructuration, risque de retomber dans les grands déséquilibres qui l’avaient plombée. Quant à Egyptair et Royal Air Maroc, sans intervention importante et directe de leurs Etats respectifs, elles ne pourront reprendre ne serait-ce que la moitié du niveau de leurs activités récentes.
Seule Ethiopian Airlines, qui est la 1ère compagnie continentale, fierté actuelle de l’Afrique, peut espérer pouvoir faire face à la situation certes avec difficulté, vu son histoire, ses expériences passées, son management et sa taille relative. C’est assurément un grand défi aujourd’hui pour sa Direction actuelle. Et celui-là n’est pas gagné d’avance. Notre sous-région Afrique de l’Ouest ne présente pas une meilleure figure. Le Nigéria de 203 millions d’habitants, jalousement protecteur de son marché intérieur et d’un trafic captif, encloître des compagnies aériennes privées menées par des managements hasardeux et incertains. La crise actuelle en balayera beaucoup, et l’Etat fédéral tentera d’en sauver un certain nombre. La partie n’est pas non plus gagnée là aussi. Les autres compagnies aériennes de la sous-région francophone, Air Côte d’Ivoire, la toute dernière-née Air Sénégal SA, TACV, Air Burkina, ASKY vont se retrouver étouffées par la montagne de dettes issues de leur endettement récent, qui a financé leurs derniers actifs avions. Elles vont être fragilisées face aux ECA (Export Crédit Agency), face aux lessors et aux avionneurs de qui ces actifs sont acquis. Si ASKY suivra le sort que voudra bien lui réserver son mentor Ethiopian Airlines, les trois autres pavillons nationaux (Air Côte d’Ivoire, Air Sénégal SA et Air Burkina), qui voient leur destin très fortement lié à la volonté de leurs Etats respectifs, seront paralysés s’il n’y a pas injection de plusieurs dizaines de milliards cfa de leurs propres Etats afin de réamorcer de bien pénibles redémarrages. Les Etats sont aujourd’hui incontournables. J’espère que les nôtres en sont bien conscients.
Un mode s’effondre…. Un autre s’ébauche
Sept années sont passées déjà, dans un désespéré appel direct à deux de nos chefs d’Etat francophones de notre région, M. Macky Sall et M. Alassane Ouattara, j’écrivais en éditorial du bimestriel « Transports et Tourisme International » N° 16 de février-mars 2013, sous le titre que Lapalisse ne saurait renier, l’invite suivante, « Ce que nous ne pouvons pas seul, Nous le pouvons à plusieurs ». ‘’Si hier, Houphouët Boigny et Léopold Sédar Senghor avaient réussi la prouesse de mettre sur pied Air Afrique, qui a pu exister 40 ans durant, avec beaucoup de succès économiques multiformes, aujourd’hui les circonstances placent Alassane Ouattara et Macky Sall dans une position historique privilégiée pour reprendre le flambeau et jeter les bases d’une des compagnies régionales, qui potentiellement peut devenir l’une des puissances en Afrique. A l’instar de ce que sont Royal Air Maroc et Egyptair au Nord de l’Afrique, Ethiopian Airlines et Kenyan Airways à l’Est ou South African Airlines au Sud du Continent. Ce faisant, sans nul doute, ils entraineront tous les autres pays de la zone de l’UEMOA et de la CEDEAO qui vivent la même communauté de destin’’. Plus loin j’ajoutais que ‘’ c’est sûrement la voie. Il y faut de la volonté politique, de la détermination des responsables au plus haut niveau et de la coopération entre nos Etats. Je crois que Macky Sall et Alassane Ouattara peuvent porter cette grande initiative régionale sans coup férir. Leurs deux pays en ont les moyens’’. Hélas ! Hélas ! Trois fois Hélas ! Cet appel n’eut aucun écho. Le temps a coulé. Les deux pays ont cheminé seuls, chacun de son côté, s’aventurant à des pavillons nationaux qui ont peine à véritablement se déployer, limités et cloitrés qu’ils sont dans des marchés exigus qu’ils se disputent farouchement, entre eux et avec d’autres. Pire, si on devait s’amuser à additionner les déficits et pertes cumulées de l’activité de ces deux compagnies aériennes ces sept années durant, ce n’est pas moins de 250 milliards CFA qu’il faudrait inscrire en report à nouveau dans les comptes de leurs bilans respectifs. Aucune de ces compagnies aériennes n’a jamais gagné de l’argent durant tout ce temps. Et loin devant encore, elles n’en gagneront point. Ce sont nos Etats qui les supportent à bout de bras. un vieux monde s’effondre… un autre s’ébauche… il est en devenir…incertain et flou, qui accouchera de paradigmes nouveaux. Le Covid-19 nous invite à apprendre de notre passé, à devoir nous interroger nous-mêmes sur nos succès et nos échecs, surtout nos échecs et nos erreurs pour pouvoir comprendre et bâtir un autre monde, plus libre, plus empathique et plus prospère. Air Sénégal et Air Côte d’Ivoire unifiées c’est une flotte de plus d’une vingtaine d’avions regroupés, un réseau régional et international mieux structuré, et une crédibilité et rationalité économique plus réelles. Il y suffit de volonté politique. Car les Etats sont les seuls sauveurs.
M. Tahir NDIAYE
Directeur Général Ecole Supérieure Aéronautique (ESA)
Ex-Directeur Régional Adjoint IATA CWA
Ex-Directeur Régional Galileo/Travelport CWA