Ndèye Fatou Kane est écrivaine, bloggeuse et chercheuse en études sur le genre à l’Ehess à Paris. Dans cette première chronique, elle relate le confinement intimement vécu dans la capitale française.
Depuis dix jours que je suis enfermée chez moi, entre quatre murs, à l’exception de quelques sorties pour aller acheter de quoi me sustenter à 100 mètres de mon immeuble, je prends la pleine conscience de la mesure de confinement qui s’est abattue sur la France entière.
Le Lundi 16 Mars fut le Jour 1 de cette période noire. Le Président Macron, à travers une adresse télévisée, demandait à tout le monde de rester chez soi et de limiter les déplacements au strict nécessaire : activités professionnelles, courses, consultations médicales …
Depuis lors, je tourne et retourne dans tous les sens cette situation de confinement imposée et j’essaie d’en trouver le bout, ce qui me permettrait de retrouver un semblant de vie normale. Ne pouvant démêler ce nœud, je décidai de coucher sur le papier mon ressenti. Non pas pour « romantiser » cette situation qui n’a absolument rien d’idyllique, encore moins attirer la commisération, mais pour tout simplement dire, me raconter, afin de cueillir chaque jour comme il vient dans cette morosité ambiante.
Le concept d’intersectionnalité, popularisé par la juriste américaine et théoricienne de la critical race theory Kimberlé Crenshaw, ne m’a jamais paru aussi pertinent qu’en cette période de confinement. Loin de moi l’idée de me plaindre, car je me dis qu’en cette période sanitaire trouble, beaucoup de personnes sont dans la précarité la plus totale. Mais être une femme, Africaine de surcroît, à la peau noire, dans un pays qui n’est pas le mien, cela me fait porter plusieurs identités; identités qui participent à accroître mon angoisse et mon altérité.
Altérité qui est caractérisée par le fait qu’un des réflexes naturels lorsque survient une situation malencontreuse, est d’aller auprès des siens. Mais vu que les frontières sont fermées aux avions, la seule issue est de rester là où on est, le temps que ça se tasse. Et chez moi, c’est Dakar …
Il il suffit de risquer le nez dehors pour s’en rendre compte. L’immeuble n’a pas âme qui vive, je n’ai croisé aucun de mes voisins depuis que la mesure s’est abattue, car ils ont tôt fait de courir retrouver leurs proches. Les quelques rares personnes que j’ai croisées en m’aventurant dehors, sont des couples ou des familles, avançant en petits groupes, à la manière d’une meute faisant bloc face à l’inconnu. Et ma solitude me paraît encore plus criarde.
Le contact téléphonique avec ma patrie, le Sénégal, est maintenu avec ma mère et tous ceux qui me sont chers. Car j’ai beau ne pas y être, de même qu’ils se font un sang d’encre pour moi me sachant seule et isolée, je m’inquiète aussi pour eux, vu la course folle qu’effectue le virus de par le monde … Les autorités étatiques ont beau avoir déclaré l’état d’urgence et mis en place un couvre-feu, l’inquiétude grandit.
Dans Écrire en pays dominé (Paris, Gallimard, 1997), Patrick Chamoiseau écrit : « Le royaume lui-même se retrouve aplati malgré ses fastes et ses espaces ; il lui manque les ourlets de nuages, la brume, les vents fermentés, le sucre qui anmiganne, la muraille des cannes émotionnée d’ombres vertes, et l’épaisseur que donne au monde l’eau vivante dispersée ». Je me retrouve dans ces mots de l’écrivain martiniquais, car j’ai navigué dans une quasi-brume tout le long de ces dix jours, le quotidien affadi, les sons inexistants, la présence humaine raréfiée.
Habituellement, j’aime m’enfermer des jours durant (surtout les week-ends), pour m’adonner à des activités, scripturales surtout, tout en m’accordant quelques petites pauses. Mais en cette période de confinement, savoir que si l’on sort, on risque de se voir intimer l’ordre de retourner là d’où l’on vient – la police veille – c’est ce qui rend la situation difficilement supportable. Entre la psychose qu’installent les cas qui augmentent de jour en jour, et l’enfermement qui agit sur mes facultés physiques et mentales, j’en suis arrivée au point où faire ce que j’aime le plus – et donc écrire – permettrait de tenir, jusqu’à ce qu’une éclaircie ait lieu.
Les jours s’étirant interminablement, et après avoir tourné en rond sur moi-même un nombre incalculable de fois, je me suis dit que me mettre face à ma feuille blanche et laisser mes doigts former des lettres, des phrases, des paragraphes, serait la meilleure des occupations en attendant que l’on se réveille tous de ce mauvais rêve.
Cueillir chaque jour comme il arrive, jusqu’à ce que cette épidémie de coronavirus fasse partie des souvenirs qu’on enfouit très loin dans nos mémoires.
À dans quelques jours,
Ce texte a été publié le 27 mars.