Le 4 avril 2020, Radio France Internationale a publié le portrait de Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal (1960-1980), dressé par le professeur de littérature et critique Boniface Mongo Mboussa. À l’occasion des soixante ans de l’indépendance du pays, le message est clair : « Senghor a dirigé son pays en professeur, avec méthode et esprit d’organisation. Pendant la saison scolaire, il est président au Sénégal ; en été, il est poète en Normandie ». En somme, Mboussa nous explique que son action politique s’est nourrie de son œuvre poétique car, « poète-président, Senghor ne fut pas l’un sans l’autre ».
Ce récit officiel, devenu monnaie courante depuis plus d’un demi-siècle, est périlleux car il fait l’éloge, en filigrane, de « celui dont la plume importa davantage que l’épée ». Quand bien même le Sénégal n’a pas connu les mêmes crises politiques que ses voisins, la mythification de « l’humanisme républicain » du « poète-président » Léopold Sédar Senghor a brouillé notre appréciation de son action politique. Sous l’Union progressiste sénégalaise (UPS), le parti unique qu’il dirigea, son régime déploya des méthodes brutales de répression ; intimidant, arrêtant, emprisonnant, torturant et tuant ses dissidents. Rappeler qu’il fut et poète et président n’est, en soi, que factuel. Mais associer les deux et refuser de reconnaître l’autoritarisme dont il fit preuve, sous prétexte qu’il fut poète, relève d’un négationnisme historique dangereux. Le pire des défauts est de les ignorer.
Né à Joal en 1906, Léopold Sédar Senghor quitte le Sénégal à l’âge de 22 ans. Arrivé en France en 1928, il y fréquente les cercles littéraires d’intellectuels noirs. Dans les colonnes de L’Étudiant Noir, aux côtés d’écrivains comme Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, il décrit sa volonté de porter « un mouvement culturel qui a l’homme noir en but, la raison occidentale et l’âme nègre comme instruments de recherche ; car il y faut raison et intuition » [1]. Alors que se développe le courant de la négritude, Senghor poursuit ses études et obtient l’agrégation de grammaire en 1935, devenant ainsi professeur de lettres classiques. D’après son ancien collaborateur Roland Colin, la négritude pour Senghor est davantage un idéal qu’une réalité : heurté à une confiscation identitaire dès le plus jeune âge, à l’école des « pères blancs », il cherchera à la conquérir tout au long de sa vie. « Depuis l’âge de sept ans jusqu’à la fin de sa vie, Senghor a été un homme aux prises avec ses contradictions, avec des sensibilités intimes qui le portaient vers des projets qu’il n’avait pas les moyens d’installer dans sa vie personnelle, à la hauteur de ses aspirations », analyse Colin [2].
Au sortir de la Second Guerre mondiale, Senghor intègre la commission Monnerville, chargée d’assurer la nouvelle représentation des territoires sous occupation coloniale à la future Assemblée constituante française. L’année suivante, il rejoint les rangs de la Section française de l’internationale ouvrière et siège, aux côtés de Lamine Guèye, en tant que député du Sénégal et de la Mauritanie. Dans la foulée, Senghor participe à la création du Bloc démocratique sénégalais, ancêtre de l’UPS, avec Mamadou Dia et Ibrahima Seydou N’daw.
Aimé Césaire disait de Senghor qu’il « savait qu’un jour les Français partiraient ; seulement il prenait son temps. Au fond, il les aimait » [3]. Lorsque, dans son poème « Tyaroye », écrit au lendemain de la tuerie de centaines de tirailleurs au camp militaire de Thiaroye le 1er décembre 1944, Senghor déplore une France « oublieuse de sa mission d’hier », il ne se positionne pas en dehors du cadre colonial. Pour Lilyan Kesteloot, professeur des littératures africaines et critique littéraire, il « avoue [ici] que [la France] représente encore pour lui un idéal de justice, d’honneur, de fidélité à l’engagement pris » [4]. Sa légère défiance ne remet donc pas en cause un solide sentiment républicain qui le voit passionnément chanter, dans Hosties Noires (1948), la bravoure de Charles de Gaulle et Felix Éboué, deux figures de la résistance française à l’occupation allemande.
Naturellement, Senghor est tiraillé quand de Gaulle revient au pouvoir en 1958. Ce dernier promeut alors ardemment le projet de « Communauté française », prévoyant une relative autonomie des colonies en Afrique tout en les maintenant sous tutelle française. De nombreuses plateformes politiques africaines aspirent à trouver une position commune autour du référendum prévu pour septembre 1958 et décident de se regrouper à Cotonou dans un congrès tenu en juillet. L’UPS y envoie une délégation et décide, à son tour, de rallier la position du « non ». Mais à l’approche du vote, Senghor émet ses réserves, ne voulant pas déroger « à une promesse non avouée qu’il avait faite au gouvernement français – à Pompidou et à Debré en fait – de rester dans la Communauté ». Une séparation brutale avec la France n’est pas une option pour lui. « Oui, l’indépendance, personne ne peut y renoncer, mais prenons le temps », argumente-t-il. « Combien de temps ? », lui demande son camarade Dia, en apprenant ce soudain revirement de position. « Vingt ans ! », Senghor lui rétorque-t-il, avant que les deux ne tombent d’accord sur une échéance de quatre ans [5].
Les accords de transfert de compétences de la France à la Fédération du Mali sont finalement signés le 4 avril 1960, mis en application le 20 juin. En à peine deux mois, des tensions internes font cependant éclater l’ensemble fédéral. Au Sénégal, un régime parlementaire à deux têtes, dans lequel Senghor dispose du prestige de la fonction de président de la République, est instauré. Dia, pour sa part, est chargé d’appliquer les politiques intérieures en tant que président du Conseil des ministres et détient le véritable pouvoir décisionnel. Rapidement, les deux camps se polarisent.
En poussant pour la décentralisation de la fonction publique et le renforcement des collectivités paysannes, la politique de Dia met à mal les intérêts de la France. Une faction au sein de l’UPS prépare alors une motion de censure à l’encontre de son gouvernement. Le président du Conseil s’y oppose, au nom de la primauté effective du parti. Accusé de mener un coup d’État, il est arrêté dans la foulée, incarcéré jusqu’en 1974 aux côtés des ministres Valdiodio N’diaye, Ibrahima Sarr, Alioune Tall et Joseph Mbaye [6]. Tout juste deux semaines après les événements, Senghor estime que « dans un pays sous-développé, le mieux est d’avoir, sinon un parti unique, du moins un parti unifié, un parti dominant, où les contradictions de la réalité se confrontent entre elles au sein du parti dominant, étant entendu que c’est le parti qui tranche ». En refusant une motion de censure déposée par des membres du parti, sans que celle-ci soit discutée en interne au préalable, c’est précisément ce que Dia fait. Mais il n’a plus le soutien de Senghor qui, l’année suivante, renforce le poids du pouvoir exécutif en supprimant le poste de président du Conseil.
Dans le contexte international des mobilisations anti-capitalistes et anti-impérialistes de 1968, l’université de Dakar concentre les frustrations. Les tracts qui y circulent accusent Senghor d’être un « valet de l’impérialisme français » et de nombreux étudiants estiment que le pays n’est rien de plus qu’une « néo-colonie ». Le maintien de l’ordre confié à l’armée, les descentes sur le campus provoquent au moins un mort et des centaines de blessés. Étudiants et syndicalistes sont alors déportés et internés dans les camps militaires d’Archinard et Dodji. Non seulement Senghor fait-il appel aux troupes françaises stationnées à Dakar afin de protéger l’aérodrome de Yoff et la centrale électrique de Bel-Air [7], mais il tient également une correspondance régulière avec l’ambassadeur de France au Sénégal à propos de l’évolution de la situation [8]. Au plus fort de la crise, le président propose même au général Jean-Alfred Diallo de prendre le pouvoir s’il le souhaite [9].
Senghor accueille le président français Georges Pompidou au Sénégal pour la première fois en février 1971. À son arrivée, il déclare : « Le peuple sénégalais se sent particulièrement honoré de recevoir le président de la République française […]. Car l’amitié franco-sénégalaise remonte à près de trois siècles. […] Enfin, je suis heureux d’accueillir dans mon pays un vieux camarade de lycée et un ami ». Emblématique de l’ambiguïté des rapports post-coloniaux, cette visite d’État est contestée pendant des semaines par un groupe de jeunes militants. En guise de protestation, ils incendient le Centre culturel français de Dakar, symbole de la culture française au Sénégal. Au moment de la visite, leur tentative d’attentat sur le cortège officiel est déjouée de peu. Ses commanditaires écopent de lourdes peines d’emprisonnement.
Parmi les condamnés figurent deux frères d’Omar Blondin Diop, jeune militant et artiste devenu une figure emblématique du militantisme politique révolutionnaire au Sénégal. Emprisonné en mars 1972 sur l’île de Gorée, il est retrouvé mort dans sa cellule le 11 mai 1973. Les autorités défendent rapidement la thèse du suicide mais de nombreux témoignages, dont celui du juge d’instruction chargée de l’affaire, font état d’un crime maquillé. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, qui entretient avec vigueur le mythe des « conditions humaines de détention » des prisonniers politiques, est le sulfureux Jean Collin, neveu par alliance du président [10]. Le poème de Senghor « Il est cinq heures », paru dans le recueil Lettres d’hivernage (1973), semble faire part du drame : « Il y a Gorée, où saigne mon cœur mes cœurs / […] le fort d’Estrées / Couleur de sang caillé d’angoisse ».
Aux côtés d’autres camarades, Blondin Diop avait participé à la fondation du Mouvement des jeunes marxistes-léninistes, regroupement qui donnera naissance au front anti-impérialiste And Jëf. Frappé par plusieurs vagues d’arrestations massives en 1975, ses militants sont sévèrement torturés dans les geôles du régime de Senghor : mégots de cigarette sur la peau, pendaison par les pieds, chocs électriques dans les parties génitales.
Senghor annonce sa démission de la présidence du Sénégal le 31 décembre 1980. Après la réinstauration en 1970 du poste de Premier ministre, anciennement président du conseil, il modifie la Constitution en 1976 afin d’assurer que son dauphin Abdou Diouf puisse prendre l’intérim. Dès 1977, il lui expose son plan : « Je t’ai dit que je voulais faire de toi mon successeur et c’est pourquoi il y a 35. Je vais me présenter au suffrage des électeurs en février 1978 et, si je suis élu, je compte partir […]. À ce moment, tu continueras, tu t’affirmeras et tu te feras élire après ». Senghor se retire ainsi du Sénégal pour s’installer en France, où il y conceptualise sa normandité.
Le temps où Léopold Sédar Senghor chante, dans « Prière de Paix » (1948), le peuple « qui fait front à la meute boulimique des puissants et des tortionnaires » semble lointain. Lui-même est décrié, au cours de sa présidence, comme incarnation de ces puissants, à la source de la gestion néo-coloniale du pays. Bien que déclarant en 1963 que « l’opposition est une nécessité, […] la dialectique de la vie, de l’Histoire », sa légalisation n’intervient au Sénégal qu’à partir de 1981, après un multipartisme limité initié en 1976. Jusque-là, certains partis politiques (comme le Parti africain de l’indépendance, le Bloc des masses sénégalaises ou le Parti du regroupement africain) existent pour un temps, mais sont rapidement dissous ou absorbés par le parti unique.
L’indépendance du Sénégal n’est ni une coïncidence de l’Histoire ni un généreux cadeau octroyé par la France. Elle est un idéal d’émancipation de la conquête du profit par les terres, les corps et les esprits d’ailleurs que le temps ne tarit pas, pour laquelle des générations successives se sont battues, de Lamine Arfang Senghor en 1927 devant la Ligue contre l’impérialisme à Valdiodio N’diaye en 1958 devant les fameux « porteurs de pancartes ». L’indépendance n’est pas une finalité, mais un préalable. Si, comme nous l’indique Boniface Mongo Mboussa, « rigueur et dignité » sont les valeurs qui caractérisent Léopold Sédar Senghor, nous nous devons de refuser la complaisance dans notre souvenir de sa présidence. Décisive dans l’édification de la nation sénégalaise, il nous est indispensable de continuer à nous pencher sur ses non-dits, la culture de répression politique qu’elle maintint et la porte ouverte qu’elle laissa à la permanence d’intérêts étrangers. Être poète permet à l’âme de s’exprimer, mais ce n’est pas la garantie d’une gestion poétique des affaires politiques.
Florian Bobin est étudiant en Histoire africaine. Ses recherches portent sur les luttes de libération en Afrique dans l’ère post-coloniale, notamment au Sénégal sous la présidence de Léopold Sédar Senghor.
Notes
[1] Léopold Sédar Senghor. « L’humanisme et nous : René Maran », L’Étudiant Noir. 1, no. 1 (mars 1935) : 4.
[2] Roland Colin, Thomas Perrot, Étienne Smith. « Alors, tu ne m’embrasses plus Léopold ? Mamadou Dia et Léopold S. Senghor », Afrique Contemporaine. 233, no. 1 (2010) : 120.
[3] Jean-Michel Djian. Léopold Sédar Senghor : genèse d’un imaginaire francophone (Paris : Gallimard, 2005), 223-224.
[4] Lilyan Kesteloot. Comprendre les poèmes de Léopold Sédar Senghor (Issy les Moulineaux : Les Classiques africains, 1986), 40.
[5] Roland Colin. Op. cit., 117-118.
[6] Mansour Bouna Ndiaye. Panorama politique du Sénégal ou Les mémoires d’un enfant du siècle (Dakar : Les Nouvelles Éditions Africaines, 1986), 136-154.
[7] Omar Gueye. Mai 1968 au Sénégal, Senghor face au mouvement syndical (Paris : Éditions Karthala, 2017), 246.
[8] Bocar Niang, Pascal Scallon-Chouinard. « “Mai 68” au Sénégal et les médias : une mémoire en question », Le Temps des médias. 26, no. 1 (2016) : 166.
[9] Omar Gueye. Op. cit., 81.
[10] Roland Colin. Op. cit., 123.