Abdoulaye Diédhiou a quitté le Sénégal en 2000 pour poursuivre ses études en France. Il est rentré définitivement en 2019 à Dakar. 20 années de galères, où il a dû affronter la détresse, le dénuement, la solitude, la maladie, le manque du pays. Disciple intermittent de Béthio Thioune, partisan irréductible d’Abdoulaye Wade, comptable de formation, il se livre sur ce parcours atypique qui éclaire d’un jour nouveau les vies en migration, en perpétuelle butte à l’insécurité. Portrait.
Le 11 janvier 1978, l’aspirant à la présidence de la république, Abdoulaye Wade inaugure le dispensaire de Thionck Essyl, commune rurale du Blouf à quelques encablures de Bignona, en Basse-Casamance. L’avocat qui a créé le PDS quatre années plus tôt a équipé, à ses frais, l’établissement dans ce fief historique de la région du sud. La cérémonie est haute en couleurs, les populations enthousiastes et pleines de gratitude. Pour l’homme politique, l’acte n’est sans doute pas gratuit car le village est un des plus importants de la région : les résonnances de son histoire, la résilience de ses habitants et leur attachement à leur terre, font de « Thionck » l’archétype de ces villages précédés par leur réputation. Abdoulaye Wade y gagnera doublement, d’abord la reconnaissance de gens simples pour qui la gratitude est un honneur, mais aussi et surtout un gain de popularité pour étendre l’empire de son ambition présidentielle. Le même jour, dans le centre de soin, naît un garçon. Ses parents ne tergiversent pas longtemps : il s’appellera Abdoulaye, en hommage au bienfaiteur du jour. Le signe est fondateur, et quarante années plus tard, la gratitude est restée filiale entre les deux Abdoulaye. Elle est même devenue amour. Le plus jeune des Abdoulaye, qui a perdu son père entre temps, aime son homonyme à la déraison. Partout, on l’appelle « Laye Wade ». La complicité va même au-delà, le jeune Laye est un militant du PDS, un libéral convaincu, défenseur de ce mentor avec qui il partage plus qu’un prénom : une naissance, et tout simplement un magnétisme spirituel.
La gratitude et l’endurance
En 2019, à plus de 40 ans, l’amour de Laye est resté inaltéré pour le retraité de la présidence. Quand il raconte l’anecdote du « dispensaire », c’est avec une euphorie qui barre son visage d’un rire lumineux. Sur la place de la Bastille à Paris, dans un café où nous nous retrouvons à l’automne, Abdoulaye Diédhiou a les tempes qui grisonnent très timidement. Il est resté frêle, jeune, même si sa démarche un peu raide, voûte légèrement son dos et allonge ses pas rapides. Quelques cheveux blancs, épars, garnissent son crâne rasé. Ses yeux en amande se plissent et scrutent à gauche et à droite. La cigarette entre ses mains, la tasse de cassé pas bien loin. Il porte une petite écharpe légère à pois, une veste en daim caramel, un pull rouge sous lequel dépasse le col d’une chemise blanche. L’homme soigne son look, bon chic bon genre. Cette fois, après des années d’hésitation, son choix est fait, et définitivement. Plus question de se dédire, d’attendre. La France, il en a « marre ». « Non par dégoût du pays », s’empresse-t-il de préciser. Il va rentrer au Sénégal. La raison est on ne peut plus inattaquable : « ma mère me manque », confie-t-il la voix remplie d’émotion. Sur un visage où les moues se suivent, tantôt rieuses, tantôt figées, il perce un point qui dit une douleur indicible. Mais Abdoulaye est un enfant de Thionck, et parmi les valeurs précocement inculquées, il y a l’endurance face à l’épreuve. Les hommes ne pleurent pas. Ils ne se plaignent pas. Ils affrontent la souffrance sans jamais trahir une émotion, pire une faiblesse. Malgré sa maîtrise de ce catéchisme viril, il fend un peu l’armure, tant il est conscient que son parcours a été singulier, et bien rude. La carapace toute imperméable qu’elle paraît, est pleine de fissures sensibles. Entrevoir le bout du tunnel relâche un peu cette vulnérabilité qu’il a tenté de cacher, et que les péripéties de sa vie n’ont cessé d’éprouver.
De Thionck Essyl, éduqué par une mère dévouée, Abdoulaye apprend tous les rudiments de son apprentissage, au cœur de ce village longtemps considéré comme « le plus grand du Sénégal » avant de muer en commune. Le conflit de Casamance éclate quand il est tout petit, au milieu des années 80, et la terre est le bien le plus précieux. Le contexte est singulier. Mais, plus important, à Thionck, on apprend très vite à dire non, à préserver l’essentiel, et à développer l’attachement au village-continent. Le petit Laye y commence l’école et finit son lycée à Sédhiou dans le Pakao. L’élève est bon et volontaire. Après son Bac, il s’inscrit en philo, en 1999 à L’UCAD. Pourquoi la philo ? Abdoulaye aime « la conversation politique, les longs débats, la bataille des idées, la spiritualité » Il a des « questions » et la réputation de la philo est d’en fournir. Bingo. A Dakar, il est très vite séduit par le Mouridisme qu’il découvre et qui le fascine, mais ne le convainc alors pas tout à fait de sauter le pas de l’enrôlement. Il se montre curieux, et grâce à des amis, il découvre un peu plus le fondateur de la confrérie, Cheikh Ahmadou Bamba. Dans la foulée, il se rend à Touba et colle dans sa chambre des posters du guide religieux, qui apparaît alors comme un modèle. Abdoulaye Wade président s’est revendiqué clairement mouride. Abdoulaye Wade Diédhiou pousse-t-il le zèle au point d’en faire autant ? Il plaide la sincérité de l’intérêt.
Le Cant, un lieu de socialisation
Si le mouridisme n’est pas la tradition familiale, et que chez lui on voit plutôt d’un mauvais œil sa nouvelle tentation, son intérêt demeure pour la confrérie pour laquelle il développe une fixation, si ce n’est pas encore de l’allégeance. Le séjour à Dakar est de courte durée, à peine une année. Cap sur la France. En 2000, alors que son homonyme est arrivé au pouvoir, le voilà qui quitte le pays pour la cité rhodanienne. Il s’inscrit cette fois en sociologie, et en parallèle en administration économique et sociale. Au cours d’un parcours incertain, une décennie dissipée par une vie précaire et des changements d’orientation, il fera le choix des études de comptabilité, sur le tard, séduit par la « précision des chiffres ». Les manuels colorés de la discipline le suivent partout, dans ses séjours en bibliothèque. Il est bosseur et appliqué. Mais à Lyon, il retrouve surtout une communauté mouride. Ce qui n’était que velléité auparavant s’entretient alors plus nettement avec la compagnie de disciples de Cheikh Béthio Thioune², auprès de qui il affine sa pratique, sa participation. Outre les amitiés qu’il y gagne, la communauté religieuse offre des ressources insoupçonnées : premier front pour lutter contre le déracinement, et offre pas chère de chaleur humaine, de compagnie, de ferveur, de quête de sens. Lyon a alors une des communautés de Cantakunes les plus organisées, qui, avec des rendez-vous réguliers, participe activement à la vie de la communauté sénégalaise.
Perçus très souvent comme une bande de fanatiques sous l’emprise d’un gourou, les Cantakunes recrutent pourtant nombre de leurs disciples dans la jeune élite. Nombre de leurs figures sont des lettrés, bien intégrés, avec un bon statut professionnel, qui démentent la réputation et la perception que l’on pourrait s’en faire. Ils ont même des bastions dans des creusets réputés du pays, comme le prytanée militaire de Saint-Louis et l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Cette force se retrouve aussi dans la diaspora, partout en Europe. A leurs côtés, Abdoulaye Diédhiou découvre toute l’architecture bien huilée de ce mode de fonctionnement, dans toutes les régions de France. La démocratie par le bas et l’informel, structurés, les repas, les parenthèses religieuses, les dons, les relations avec le Cheikh font de la communauté un vrai lieu de socialisation. Au cœur des tourmentes de leur leader, ils font bloc. Au milieu de ses condisciples, Abdoulaye sacrifie à toutes les exigences. Il s’acquitte des dons envers le cheikh, mensualisés autant qu’il s’en souvienne, et y laisse quelques milliers d’euros en quelques années, une belle somme pour l’étudiant désargenté. Il épouse aussi une femme, grâce au Cheikh, mariage célébré à distance. L’union tient quelques années, avant de s’achever. De l’amertume ? De l’inconséquence ? Abdoulaye n’a pas de « regrets » et ne « renie » rien. La communauté est restée la sienne. Même s’il est devenu plus « muet », moins « actif », très en « retrait », les attaches sont fortes. Symbole, en 2019, quand meurt Cheikh Béthio Thioune, l’émotion envahit le jeune homme. Une perte personnelle et une vraie douleur. Il est bien difficile de tenter de lire rationnellement une telle emprise tant elle paraît déraisonnable. Cette relation a été un repère et un sanctuaire pour Abdoulaye, et quand il en parle c’est avec une nostalgie et un lien qui semble indéfectible. Un soutien qui s’avérera précieux pendant sa grande épreuve.
L’épreuve et la quête du pays
Une date symbolise alors le début de sa traversée du désert : juin 2012. Abdoulaye vient, quelques mois plus tôt, de valider son diplôme de comptabilité. Il s’inscrit en master pour postuler à un autre grade, et travaille en parallèle dans un restaurant de Lyon. A la veille des examens, il se sent lourd, il est fortement amaigri, il a perdu l’appétit et tousse. A l’hôpital, on lui diagnostique une tuberculose. La maladie connaît alors une petite résurgence en France, dans les habitats démunis et malfamés. Il est hospitalisé et reste en chambre plus d’un mois. Son réflexe pendant cette période c’est de « rassurer » sa famille, sa mère surtout, ses amis. Il « s’en veut » presque de ne pas pouvoir envoyer de l’argent à sa mère. La maladie est une longue disparition des radars, une solitude, une souffrance. A sa sortie d’hôpital, il est faible et sans le sou. Son employeur, qui l’a soutenu, continue de le faire. Ses amis du Cant sont aussi présents. Alors qu’il reprend des forces, le sort s’acharne sur lui. N’ayant pas pu honorer ses examens, il ne peut se voir délivrer un titre de séjour par la préfecture. Lorsqu’il s’y rend pour présenter sa situation, l’accueil est glacial et il repart avec le document redouté de tous les immigrés, l’OQTF (l’obligation de quitter le territoire français). Double peine. Tout s’enténèbre. La convalescence devient un cauchemar. Avec cette injonction, théoriquement, il peut être mis dans le premier avion pour Dakar. Mais curieusement, Abdoulaye tient bon, des amis l’aident. Les soutiens du Cant sont toujours là pour lui permettre d’avoir l’essentiel, les proches de la grande famille aussi, dont un oncle. Le deuxième soutien, il le trouvera du côté du droit français. Des avocats de la préfecture lui offrent une aide juridictionnelle pour faire valoir ses droits. Au bout de deux ans de bataille acharnée, la victoire. Il se voit délivrer un titre de séjour.
Mais les épreuves ont ébranlé l’homme. S’il garde un abord jovial, l’enchainement est rude à encaisser. Il reprend néanmoins ses études au conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris d’où il sort diplômé en 2017. Le marché de l’emploi parisien se montre aussi coriace avec lui, il doit se contenter de petits boulots dévalorisants. Mais la flamme est perdue. Le seul intérêt d’Abdoulaye, c’est le Sénégal, la politique, Thionck et surtout sa mère qui entre dans le grand âge. C’est son nouvel horizon et rien ne l’en détournera. Chez les immigrés sénégalais, malgré le changement du profil démographique de l’immigration au fil des années, le retour au pays est resté un vœu constant. Si certains renoncent, pour diverses raisons, les conditions de vie étant les motifs plus avancés, le lien au pays, la volonté de retourner auprès des siens, est sans doute la seule vérité de l’immigration. Le départ n’est jamais définitif. Cette vérité, Laye Wade, comme on l’appelle, l’a fait sienne. L’immigration, surtout quand elle prend ce goût acide, secoue assez violemment les êtres. Derrière les chiffres, les querelles politiques sur la migration, les racismes que contrent les angélismes, il y a bien souvent seulement des destins, des émotions, des trajectoires, des intimités qu’aucunes statistiques ne peuvent exprimer. C’est dans ce lot des anonymes que les enjeux parlent d’eux-mêmes et pressent à responsabilité.
Le retour
Dans notre dernier entretien pour préparer ce portrait, au téléphone, Laye Wade respirait le vent dakarois. Une cohue vive et un éclat de voix parasitaient notre échange. Mais sa voix a repris du tonus, une certaine assurance, une tranquillité. Il a trouvé du travail dans une entreprise. Le salaire n’est pas « mirobolant mais correct ». Il y gagne une tranquillité affective qui n’a pas de prix. Mais bien plus inestimable, Laye Wade est à une demi-journée de sa maman, de son Thionck natal, de ses proches, d’amis du Cant qu’il a retrouvés. « Je ne me plains pas », lâche-t-il sobrement, comme la nouvelle devise de cette page qui s’ouvre pour lui au Sénégal. Il compte s’investir en politique, cette fibre qu’il a entretenue en France en hommage au 11 janvier 1978. Il compte jouer longtemps ce Cant du cygne, comme ode éternelle à la résilience et à l’amour des siens.