Le Témoin fête ce jour ses trente ans d’existence dans un contexte morose où toute l’actualité nationale et internationale est centrée sur le Covid-19. Moment idéal pour opérer un retour vers le passé et analyser le présent afin de mieux se projeter dans l’avenir.
Trente piges ! Trente balais ! Trente printemps ! Avoir 30 ans, c’est une raison de se réjouir ! En effet, la trentaine est souvent considérée comme une période bénie, un âge iconique où tout est possible. A anniversaire exceptionnel, célébration exceptionnelle. Le Témoin fête, ce vendredi 10 avril 2020, ses 30 ans dans un contexte anxiogène où le Sars-Cov2 (du nom de ce virus du Covid19) a fini par imposer sa loi à la quasi-totalité de la planète. Mais ce virus tueur ne va pas nous faire bouder notre plaisir de célébrer, même si c’est sobrement, notre trentenaire. On aurait aimé célébrer comme d’habitude les trente ans d’existence de notre canard dans des endroits huppés où le faste se le dispute avec le mondain mais aujourd’hui ces endroits, notamment les hôtels, sont désertés par leurs occupants au point de ressembler à des maisons hantées ou des lieux fantômes. Et à l’image de ces hôtels qui emploient un grand nombre de personnels, toutes les entreprises qui créent de la richesse sont à l’arrêt. Aujourd’hui l’activité économique est au ralenti pour ne pas dire à l’arrêt. Ainsi célébrer un anniversaire dans ce contexte de morosité économique et d’angoisse sociale nous pousse à faire table rase de tout ce qui est faste et magnificence. Mais nous refusons d’étouffer sous l’édredon du déclinisme de la pandémie (qui est d’ailleurs récurrente dans l’histoire sanitaire du monde) du Covid-19. A travers le plaisir de l’encre et des mots, nous serons au rendez-vous de notre trentième année d’existence. Et la meilleure façon de le faire, c’est de revisiter l’histoire de journal qui a fini par devenir une institution dans le landernau médiatique sénégalais.
Le mardi 10 avril 1990 : Et l’aventure commença
En 1990, soit deux ans après des élections générales très contestées émaillées de violence mortifère de 1988, Mamadou Oumar Ndiaye et un quintet de journalistes révoltés et survoltés (Mouhamed Bachir Diop, Mamadou Pascal Wane, Serigne Mour Diop, Mbagnick Diop et Ibou Fall) quittaient avec fracas le fameux journal « Sopi » appartenant à Abdoulaye Wade, l’alors opposant au régime de Diouf, pour mettre sur pied un journal baptisé Le Témoin. Ce nouveau canard iconoclaste, anticonformiste, impie, insolent (au sens latin du terme « insolens » qui signifie « inhabituel, insolite »), indiscipliné parce que refusant de se soumettre à l’ordre imposé par le régime socialiste de l’époque et adoptant un style info people qui était encore inconnu des Sénégalais, balbutiait. La symbolique de la naissance au forceps de ce canard impudent et imprudent, c’est l’endroit où il a été conçu. Il s’agit de la demeure de Mamadou Dia, le défunt président du Conseil de gouvernement aux heures de l’indépendance qui a osé refuser le prolongement de l’administration coloniale incarné par Léopold Sédar Senghor et compagnie.
Dans ces années, la presse libre au Sénégal incarnée par Sud Hebdo, Walf Hebdo, le Cafard libéré et, dans une moindre mesure, Promotion vivait de l’air du temps parce que subissant les contrecoups d’une grave crise financière occasionnée par un ajustement structurel sauvage. Par conséquent, le risque d’une mort prématurée était réel pour un canard insoumis et apportant un genre littéralement nouveau qui allait déranger le pouvoir et une partie du peuple. Mais «à cœur vaillant, rien d’impossible» comme le dit l’adage. Le nouveau-né a reçu le sacrement du baptême dans des conditions politico-économiques difficiles mais ses géniteurs l’ont sustenté avec du lait nourricier malgré la maigreur de la vache.
Ses géniteurs l’ont pouponné et comme un bébé qui, dès les premières heures de ses balbutiements, atteint les potentialités d’un ado libertaire ou d’un adulte mature, Le Témoin a bouleversé profondément le paysage médiatique national. Aux styles analytique de Sud, satirique de Cafard libéré, modéré de Wal Fadjri, le canard de la zone B puis de l’avenue Faidherbe et de la rue Raffenel imposait un style profanateur investigateur bariolé d’une insolence scripturaire révolutionnaire et sous-tendue par une témérité qui horripilaient mais fascinaient. Les bulles de la redoutable page 2 avec en bas « le coup de sabot » qui était la terreur des politiciens et autres hommes d’affaires inspiraient de la crainte à ceux-là qui ramaient à contre-courant de certaines règles de l’éthique républicaine.
Le traitement public de la vie people de certains artistes du showbiz et de la Jet-Set, loin de violer les règles éthiques et déontologiques qui régissent la profession, aura valu au canard impertinent une profusion de procès dont les sentences pécuniaires condamnatoires étaient des peines capitales mal masquées. Des politiciens affairistes, des hommes d’affaires véreux, des artistes, des hauts fonctionnaires, des marabouts profiteurs voire l’Etat ont eu maille avec Le Témoin. Mais comme une rose qui plie mais ne rompt jamais, le journal de Gibraltar a toujours résisté aux furies dévastatrices et manœuvres liquidatrices de ses contempteurs.
Ses défenseurs et les Sénégalais épris de liberté de presse ont toujours constitué de façon désintéressée le bouclier qui a sauvé Le Témoin d’un enterrement de première classe. D’ailleurs, cela a toujours l’effet d’un cautère sur jambe de bois et Le Témoin est sorti toujours dopé de ces épreuves mortifères plus que jamais prêts à briser les tabous et à profaner les dogmes.
Là où votre hebdo préféré a le plus montré son intrépidité dans la livraison de l’information, c’est dans le conflit casamançais. Les pertes subies par l’armée sénégalaise dans cette guerre meurtrière ont toujours été enveloppées mystérieusement dans la plus stricte confidentialité.
Dans les années 90, jamais l’Etat, peut-être par stratégie ou par crainte inavouable, n’a osé communiquer sur le nombre de morts enregistré dans l’irrédentisme casamançais. Il est vrai que Sud faisait sur ledit conflit un travail remarquable avec ses correspondants régionaux. Mais le nec plus ultra du Témoin, c’est de dénoncer la barbarie et la corruption des dirigeants et des rebelles casamançais. Quand au plus profond de la crise de la région australe du Sénégal, Le Témoin proposait des pistes de solutions en prônant la liquidation physique du prélat rebelle, beaucoup de Sénégalais assimilaient cette hardiesse verbale à une tentative de suicide. Cela a valu au journal briseur des sujets tabous et profanateurs des totems les intimidations virulentes, les propos comminatoires émanant de sympathisants de la rébellion. Et ce qui était surprenant, c’est que c’est votre canard préféré qui leur offrait masochistement ses colonnes pour se faire flinguer à travers des contributions vitriolées.
D’ailleurs, la première fois que votre serviteur a écrit dans le journal de la rue Raffenel sous forme de contribution, c’était en réaction à celle d’un sympathisant de la rébellion qui, flétrissant les prises de positions témérairement suicidaires du canard insolent, est allé jusqu’à justifier le fait que des journalistes de la trempe de ceux du Témoin soient souvent zigouillés. Subséquemment, c’est dans cette période de tension et menaces répétitives que la maison du directeur de publication a été l’objet d’une lâche attaque dont les commissionnaires et leurs commanditaires n’ont jamais été identifiés. Les sujets tabous comme l’homosexualité ou l’inceste jusqu’à une époque absents des colonnes des journaux ont été défrichés par le canard outrecuidant en donnant la parole à des personnes comme le travesti Maniang Kassé stigmatisé pour son orientation sexuelle.
Le Témoin, c’est aussi la liberté d’expression pleine au sein de sa rédaction. Combien de fois, après avoir ouvert votre hebdo préféré, n’avez-vous pas découvert des articles contradictoires signés de ses journalistes qui ne partagent pas les mêmes vues sur un même sujet ? Aujourd’hui avec la flopée de titres sur le marché, le genre people-analyse du Témoin a fait école. Et parlant d’école, beaucoup de journalistes qui ont fait leurs au Témoin font aujourd’hui le bonheur de plusieurs rédactions. Il conforte sa place de journal indépendant dont la vocation est de promouvoir une expression plurielle des idées, des opinions, en vue de l’enracinement du débat démocratique et de la bonne gouvernance au Sénégal. C’est vrai que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts mais la ligne du Témoin demeure ce qu’elle était même si ce n’est plus avec la même virulence. Mais elle reste insolente au sens étymologique du terme. Et comme le dit Jacques Martin « il faut rester insolent. La fin de l’insolence, c’est le début de la vieillesse ». Et à 30 ans, notre canard est au printemps de son existence.
Liberté, indépendance : les deux mamelles du canard de Colobane
La célébration du trentenaire du Témoin, pionnier de la presse libre au Sénégal, marque la consécration de l’engagement de ses fondateurs et du travail des équipes qui l’ont animé. Certes les membres fondateurs à l’exception de Mamadou Oumar Ndiaye sont partis, d’autres piliers à l’instar de Mamadou Sylla, Ibrahima Mané, Ibrahima Ndoye, Abou Abel Thiam, Barka Ba, Alassane Samba Diop et Yoro, Sophie Bâ, Matel Bocoum, Nogaye Diarra (j’en oublie certainement) ont quitté le navire pour de nouvelles expériences. Un mot sur Mamadou Oumar Ndiaye. MON, comme on l’appelle dans le milieu médiatique, est un concentré de liberté, d’indépendance et de courage.
D’ailleurs, c’est l’attachement congénital avec insolence à ces valeurs cardinales au journalisme, qu’il a été exclu arbitrairement du Cesti et limogé du journal Sopi dont il était le red-chef. C’est le dernier mohican du quatuor de mousquetaires (lui, Babacar Touré, feu Sidy Lamine Niass et Abdoulaye Bamba Diallo) qui refuse de quitter les rédactions. Son ADN, c’est l’écriture. Après presque 40 ans dans les rédactions, MON demeure plus que jamais le journaliste de ses débuts. Une façon très pédagogique pour inciter les journalistes à rester toujours actifs dans la pratique du métier.
D’autres journalistes du Témoin ont tiré leur révérence. Je pense à Rokhaya Daba Sarr et Momar Seyni Ndiaye dont l’anniversaire de la mort coïncide mystérieusement avec l’anniversaire de ce journal qu’il a dirigé sous son format quotidien. Il y a un an, jour pour jour, que Momar Seyni, premier directeur de publication du Témoin quotidien nous quittait brutalement. Mais il a laissé le legs au red-chef Abdou Karim Diarra qui tient solidement les rênes de ce canard turbulent. Les apparatchiks, stoïques, comme Pape Ndiaye, Alassane Guèye et Moussa Kamara sont restés nonobstant les difficultés du métier. D’autres comme Maïmouna Faye, Samba Diamanka et votre serviteur ont rejoint le combat. Et j’associe tout le personnel de l’ombre qui œuvre pour la vie et la survie de ce journal. Que de symboles dans ces fleurs qui naissent, meurent ou demeurent ! 30 ans d’existence, 30 ans d’expérience mais 30 ans de passion (au sens latin de souffrance).
Le printemps du Témoin est un moment d’introspection tourné vers l’avenir. Et la marche du canard rebelle continue même si elle est jalonnée d’obstacles voire de guet-apens. Mais elle continuera et puisque le printemps est bonheur, nous osons espérer que les fruits tiendront la promesse des fleurs. Joyeux anniversaire à nous !