Temps étranges où la vie est réduite à ses fonctions essentielles ; biologiques, végétatives. En ces temps de pandémie, elle se résume à se maintenir en bonne santé. Et pour cela, éviter l’autre qui est un potentiel porteur de cette maladie, infectieuse, sournoise et invisible.
Etrange temps où l’on se rend aussi comte que vivre est au-delà de se maintenir en vie, c’est aussi vivre avec, c’est être relié aux autres.
Dakar est une ville où la proxémie est forte. C’est une notion qui varie selon les cultures. Certaines se touchent, se tâtent, s’embrassent, s’agglomèrent, s’agglutinent. D’autres mettent une plus grande distance entre les corps, se saluent de la tête, les deux moins jointes, les corps inclinés. Ici, pour se saluer on se touche. On se serre la main. Des fois on la pose sur le front et le cœur de l’autre. Vivre, c’est être ensemble. On se regroupe à plusieurs dans des pièces exiguës, sur des bancs publics, à l’entrée des maisons autour du thé, dans des gargotes, dans les transports en commun. Dans les baptêmes, les mariages, on fait grappe. La société fait littéralement corps.
La ville est fantomatique. La peur a gagné les esprits. D’abord ceux des citadins, bien informés, connectés 24h sur 24h sur des tubes cathodiques qui diffusent ad nauseam les mêmes informations. Le nombre de cas qui augmente. La mort qui rode et fauche. Les difficultés des systèmes de santé. La peur. Toujours la peur.
Couvre-feu. Interdiction de sortie entre 20h et 6h du matin. Le premier soir la police a bastonné les retardataires. Des jeunes qui ont trainé, des taximen, des pères de familles sur le pas de leur porte. Des aides-soignants rentrant chez eux mais n’ayant pas trouvé de transport en commun. Cette culture de la violence étatique sous nos cieux, qui remonte à l’époque coloniale, que nos états postcoloniaux ont repris à leur compte. Le peuple, un bétail que l’on mate, à défaut de l’éduquer. Le président de ce pays a remis aux affaires un commissaire tristement célèbre qui s’était illustré par sa brutalité lors des contestations de 2012, contre les velléités de troisième mandat d’Abdoulaye Wade, qui ont fait une dizaine de morts. La crise est une aubaine pour les pouvoirs qui en profitent pour serrer la vis, amenuiser les libertés publiques et justifier le tournant autoritaire dont ils rêvent tous. En France, ils en profitent pour chasser les immigrés clandestins et les rapatrier, gagner du terrain dans les banlieues dites difficiles, y casser du marginal, du pauvre, du noir et de l’arabe. Au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Burkina, soumettre le peuple à la trique et à la chicotte. Transformer un problème de santé publique en une problématique de maintien de l’ordre. S’attaquer aux plus vulnérables, au lieu de leur apporter soin et assistance.
L’Afrique, le continent le moins touché, parce que le moins connecté à la mobilité mondiale. Pour une fois, l’épidémie ne vient pas d’ici. Il n’empêche que l’OMS demande au continent de se réveiller et de se préparer au pire et Antonio Gutteres le Secrétaire Général de l’ONU déclare qu’il y aura des dizaines de millions de morts sur le Continent. Toujours la même antienne de mépris, de condescendance et de racisme, qui ne prend plus la peine d’observer la réalité. L’Afrique, c’est une réalité imaginaire dont la force des représentations qui lui sont accolées congédie sa réalité. Même si la plupart des pays Africains ont très tôt pris des mesures, dont certaines sont drastiques, contrairement à certains pays européens qui eux ont dormi. On nous anticipe le pire. C’est l’Afrique. Ce serait contre la logique des choses que nous nous en sortions pas trop mal. On oublie que le continent a malgré ses difficultés, une longue expérience de gestion des maladies infectieuses. Et certainement une plus grande résilience à tous types de chocs. Sa longue histoire est là pour en témoigner. Rendez-vous est pris au lendemain de la crise.
Ce virus nous oblige à faire monde, même négativement dans un premier temps. Il a transcendé les frontières géographiques, physiques, économiques, idéologiques, de classe. Il est le résultat de l’anthropocène, d’une dévastation de la biodiversité par un mode de production capitaliste écervelé et l’hubris du mode de vie d’un quart de la planète, les euraméricains auxquels s’ajoutent désormais les chinois. Tout le monde paye le prix de leur inconscience et de leur égoïsme. Ce virus révèle les failles et fragilités de la société-monde, son caractère profondément inégalitaire, ses défauts de solidarité. Il nous rappelle également notre communauté de destin. Nul n’échappera aux effets d’une crise écologique qui est déjà en cours.
Deux options, un repli, le retour et le renforcement des idéologies ethno-nationaliste ; ou la solidarité, une conscience écologique plus aiguë, une refondation de notre civilisation. Depuis l’arrêt imposé de la surproduction industrielle, les rivières et fleuves respirent mieux, les poissons reviennent, les grandes mégalopoles sont moins polluées, on respire mieux à Beijing. J’ai rarement respiré un air si pur sur la corniche de Dakar.
Mais il semblerait que l’art que nous pratiquons le mieux soit Lars oblivionis, l’art de l’oubli. Il est à craindre qu’une fois la crise passée, heureux de retrouver nos habitudes, notre vie sociale, après un temps de sidération que nous oublions le signal envoyé par le covid 19 et le sens de cette crise. Où faut-il chercher notre aveuglement au désastre ? Comment se fait-il qu’aucune alarme ne soit assez puissante pour nous empêcher d’aller gaiement vers le mur.
Le cerveau est depuis le pré-cambrien programmé pour assurer sa survie ; manger, se reproduire, stocker de l’information, accéder à un statut social, découvrir de nouveaux territoires. Au cœur du cerveau, le striatum assure cette tache en déchargeant de la dopamine pour récompenser et motiver les comportements qui assurent la survie. C’est ce que le neuroscientiste Sébastien Bohler appelle le bug du cerveau. Ce dernier est conçu pour toujours désirer consommer toujours plus. Ce principe qui a assuré notre survie jusqu’ici est celui qui aujourd’hui le menace. La surconsommation et la surexploitation de nos écosystèmes menace notre survie en temps qu’espèce.
Comment alors s’autolimiter lorsque la structure interne du cerveau et son fonctionnement conduisent à l’hubris. Les religions et les grands corsets communautaires ont tenté de modérer cette tendance, avec un succès limité. Mais depuis que le mantra de jouir sans entraves est le mieux partagé au monde, que faire ?
Renoncer au rêve sur-consumériste. Pour ceux du nord industrialisé entreprendre un travail de de-sintoxication consumériste. Pour ceux des sud, qui déjà vivent une austérité imposée, renoncer à l’imaginaire de la modernité industrielle occidentale et à ce modèle civilisationnel. En inventer un autre. Cette crise est opportunité pour cela.