Comme avec l’équipe nationale de football, l’expertise-de-grand-place n’est manifeste que dans les situations hyper-médiatiques. Peu concrète et factuelle, elle se déploie sur tout, quitte à occuper le devant de la scène pour un temps de gloire. Mais, plus généralement, pourquoi aime-t-on l’espace public en Afrique ? Pourquoi certains aiment-ils surtout la « titrisation » ? Est-ce la faute à la Presse ? S’y agit-il d’une méconnaissance ou une confusion des genres ?
A tout universitaire-enseignant, il est presque automatiquement flanqué le titre (non pas le statut, heureusement) de « professeur ». Comme si tout enseignant recruté à l’université acquérait de facto le grade de professeur sans prouver ses compétences et la qualité de son travail à coups de publications scientifiques, pour les rares qui sont, effectivement, enseignants-chercheurs.
Pour décrypter l’actualité ou des faits de société, des journalistes ont souvent tendance à solliciter les « analyses » de sociologues ou de politologues, parce que ceux-ci donneraient des cours dans ces disciplines. Par défaut, le profane a tendance à croire que tout enseignant dans une branche universitaire peut répondre à des questions potentiellement « étudiées » par ladite discipline ou branche. De ce présupposé, il découle également cette présomption selon laquelle dès qu’on est qualifié de sociologue ou de politologue (et cela concerne aussi d’autres disciplines !), l’individu a connaissance et capacité à traiter de toutes problématiques intéressant ladite discipline. Cet abus innocent, rares sont les « experts » qui convoquent l’éthique de conviction pour faire observer leur proximité ou la distance intellectuelle qui les sépare de l’objet sur lequel la presse les invite à se prononcer. Dire « Désolé, je n’ai pas moi-même travaillé sur cette question ; c’est plutôt un champ investi par ma/mon collègue une-telle/un-tel que vous pourriez joindre au… » est-il à ce point difficile ? Malheureusement, c’est plutôt la course à la visibilité, à la médiatisation potentielle source de sollicitations extra-universitaires.
Bien souvent, nous entendons le ou la même « expert(e) » intervenir à travers des émissions radiophoniques ou à la télévision pour parler, un jour, du Sida, un autre jour, du banditisme, un soir, des malades mentaux, trois mois après, du chômage des jeunes ou des tensions entre le pouvoir politique et l’opposition. C’est à croire que ces savants ont effectué des recherches sur tout et connaissent tellement les sociétés dans lesquelles ils vivent qu’en principe – si on les écoutait –, tout phénomène de société devrait être anticipé.
Dans nos pays africains francophones, l’héritage de l’administration coloniale française nous a fait sublimer les attributs du genre « Monsieur le directeur ! », « Monsieur le Ministre ! », Madame la Ministre, Monsieur la Députée (même après une seule législature) ! Cette boulimie de reconnaissance a trainé à un seuil tel que, même après avoir quitté la fonction de ministre, certains se voient encore rehaussés d’un monsieur le ministre lorsqu’on s’adresse à eux. C’est là un abus véhiculé par la presse (complexe d’infériorité ou déférence non nécessaire ?) ; mais aucun de ces anciens ministres ne daignera le relever, ne serait-ce que pour (se) rappeler qu’être ministre, ce n’est guère plus qu’une fonction (non élective) occupée pour un certain temps, au travers d’un choix opéré par une autorité légitimite.
Dans d’autres contextes, l’individu – quelle qu’ait été sa trajectoire – est simplement désigné par Monsieur untel ou Madame unetelle, en donnant son nom de famille, voire en prononçant son prénom et son nom. Et cela ne constitue aucunement un acte irrévérencieux dès l’instant où le respect dû à l’individu est considéré comme allant de soi. De même qu’il ne traverse pas l’esprit d’une personne de regarder l’autre en le dévalorisant, de même cela n’a-t-il aucun sens de sur-valoriser l’autre, uniquement parce qu’il a occupé telle ou telle position. Ainsi, c’est la confusion entre fonction et statut qui semble être problématique, au-delà des habitudes sédimentées par l’héritage dans la sphère publique.
Dans un pays comme le Sénégal, cette confusion prend des déclinaisons bien diverses. Ces sur-valorisations persistent clairement dans la sphère publique et, surtout, dans les interactions entre les politiques et la presse. La boutade populaire va jusqu’à considérer que « l’épouse du député est elle-même députée ». Cela prévaut aussi dans de nombreux villages où la première épouse du chef de village exerce aussi un leadership de fait et par translation. Idem pour le Mali. Qu’elle ne fut ma surprise d’y voir que même un responsable d’ONG a la prérogative de se faire ouvrir la portière de son 4×4, avec un gardien de bureaux qui accoure pour prendre le sac du boss. Au Niger, on va jusqu’à inscrire « Député » sur le véhicule de fonction afin de bien singulariser cette personnalité. En Côte d’Ivoire, le fait de « reconnaître » la trajectoire d’une « autorité » n’en est pas moins nuancé par le plaquage amusé d’une image de coco stratégique qui cherche à être identifié pour ce qu’il veut « représenter » et non ce qu’il est. Au Burkina Faso (BF), le long passage de Compaoré n’a pas su totalement faire fondre l’héritage sankariste d’un peuple qui croit en lui-même et qui n’a pas forcément besoin de l’héritage de l’administration coloniale française (pour ne pas évoquer l’influence houphouëtiste). Il est vrai que les « cadres » de l’administration publique burkinabè se la jouent de temps en temps, mais la hiérarchie est vite calmée par un niveau supérieur, au point que « l’obligation d’humilité » ne demeure jamais loin de l’individu. S’y ajoute le fait que les mutations dans les mentalités et dans le cadre de vie s’opèrent plus lentement dans ce pays, contrairement à ce qui est facilement observé dans un pays comme le Sénégal ou encore la Côte d’Ivoire. Au BF, les « nouvelles » villes ne pullulent pas encore, avec leurs lots de défauts d’assainissement et de conditions minimales de sécurité et de confort. Les gens demeurent encore « sobres » sans manquer d’ambition.
Par contre, dans des pays comme le Bénin, le Togo, le Cameroun, être ou avoir été chef, patron, ministre, waouh, que des avantages ! C’est presque éternel, si l’on sait « s’adapter » et retourner sa « veste toujours du bon côté ». Le chauffeur ou le garde-du-corps accoure pour ouvrir la portière. Les « subalternes » ne te regardent jamais dans les yeux. Tout ce que le boss a dit est vrai et sans date de péremption autre que l’arrivée d’un nouveau chef. Le journaliste de la chaine publique qui t’interroge ne t’interrompra jamais (du déjà vu !) ; c’est l’invité qui lui indiquera quand poser la question suivante. Seulement, quand poindra la déchéance, c’est ce jour-là aussi que l’on saura que les autres en ont « gardé » contre toi. Plus aucun ami, et tous les péchés d’Israël seront accolés à toi. La presse évoquera ton nom au passé « l’ancien ministre… », « l’ex-directeur général de… ». Ta famille te traitera « d’idiot-qui-n’a-pas-su-en-profiter ». Il faut tout faire pour reconquérir le cœur du grand patron. Vaille que vaille ! Quitte à le retrouver dans des cercles occultes que d’aucuns ennoblissent par le terme « réseau ».
Si cette « titrisation » pouvait s’avérer une émulation pour avoir le plus grand nombre de « docteurs » dans divers domaines scientifiques, l’évocation de la personnalité constituerait là une reconnaissance méritée pour les efforts investis dans l’ascension sociale ou intellectuelle. Pour autant, ce besoin d’exister par un titre est une forme de corruption émotionnelle (auto)suggérée qui s’avère aussi passive que l’acte de l’agent ou l’officier d’un corps habillé qui place bien en évidence son képi dans une voiture à usage privé.
Et si la presse sénégalaise et africaine traitait définitivement les individus sur un même pied d’égalité ? Pourquoi ne pas se limiter à l’identité nominale avec, au besoin, une présentation complémentaire du facteur de singularité ? Cela permettrait à certains de garder les pieds sur terre et cesser de se donner des statuts, pour des fonctions qu’ils n’exercent plus, quelle que soit la raison.
Si l’individu a honte de se reconnaître « ancien » ministre, alors il faut s’inquiéter de sa capacité à manœuvrer pour toujours rebondir. Il faut aussi se demander si la nation doit nécessairement recycler le même personnel politique et intellectuelle, décennie après décennie. Comment prôner l’humilité lorsqu’on est sûr de ne jamais prendre le vélo pour aller au boulot ?