Au lendemain de la guerre froide (1945-1991), le défunt président américain Georges Bush, fort et fier du triomphe du capitalisme libéral sur le système communiste qui s’était effondré en URSS et la chute du mur de Berlin, annonçait l’avènement d’un NOM (nouvel ordre mondial) dont les États-Unis, hyperpuissance hégémonique incarnerait le leadership mondial pour façonner le monde à sa guise selon ses préceptes moraux, présentés comme le référentiel axiologique de base.
Le monde sortait ainsi d’une guerre idéologique de cinq décennies pour essayer de rentrer dans une nouvelle idéologie de la paix, de la sécurité et de l’ordre avec la promotion de nouveaux concepts tels que le devoir ou droit d’ingérence humanitaire, la responsabilité de protéger, la primauté de la souveraineté des droits de l’homme sur la sécurité collective entre autres.
L’expression nouvel ordre mondial est aujourd’hui réemployée pour appeler à la constitution d’une nouvelle gouvernance mondiale à bâtir sur de nouveaux principes, passant d’abord par une redistribution des cartes qui verrait l’Afrique occuper et jouer un rôle moins marginal dans les relations internationales contemporaines. Le coronavirus serait l’élément déclencheur de ce nouvel ordre mondial. Et si le nouvel ordre étatique était un préalable avant l’éventualité d’un nouvel ordre mondial qui ne veut pas dire grand-chose pour l’instant ? Et si l’on commençait par construire les possibilités du nouvel ordre étatique ici et maintenant, avant d’envisager les éventualités de la déconstruction de l’ordre mondial dans lequel nous vivons et reste marqué par le risque permanent de conflits, de pandémie et toutes sortes de misères politiques et sociales.
Il ne faudrait pourtant pas que nos États se trompent d’ordre et de priorité, d’époque et d’enjeu. Car, après l’état d’urgence, d’exception et de nécessité au niveau national, il ne faudrait pas sauter l’étape de l’urgence de l’État (et non de l’international), à rebâtir sur de nouvelles bases avant d’entreprendre la refondation du système international. L’urgence est dans l’ici et non dans l’ailleurs et le lointain. La pandémie nous montre l’attitude de fermeture des États-nations qui se referment sur eux-mêmes, au moment où l’on commençait à vouloir célébrer le village planétaire mondial. S’ils veulent tirer leur épingle du jeu, nos États en Afrique devraient d’abord et avant tout commencer par revoir les fondamentaux qui permettent de construire un gouvernement véritablement représentatif et performatif. Cette crise sanitaire réussira-t-elle là où les Assises nationales et la CNRI n’ont pas réussi en dépit de leurs volontés de rebâtir l’État à partir des finalités vertueuses et pratiques du politique : nuire au mal et servir le bien ? Cette crise réussira-t-elle là où les institutions internationales ont failli ? Cette crise réussira-t-elle là où les citoyens ont échoué scrutins après scrutins, alternances après alternances, illusions après désillusions ?
Choisir d’être un État, et non une monarchie, une cité, un royaume ou un empire requiert une conformité au mode d’organisation et de fonctionnement attendu d’un tel type de régime politique. Le monde a connu entre 1945 et aujourd’hui une floraison d’États. De 51 États, le monde est passé à 193 États. Les années 1960 vont projeter juridiquement nombre d’anciennes colonies à la souveraineté nationale et internationale les créditant d’un droit absolu d’auto-détermination synonyme de non-ingérence dans les affaires intérieures et de détention de l’autorité politique exclusive. Cette souveraineté, synonyme de plénitude de puissance et d’autonomie s’est révélé à l’épreuve des relations internationales de domination comme une illusion. L’on découvre ainsi que nos sociétés se parent officiellement de tous les artifices et décors pour ressembler à des États, sans forcément mériter un tel statut au regard des caractéristiques fondamentales repérables dans un état digne de ce nom.
Ce qui n’empêche pas l’ONU de les compter parmi les États-membres. Leur ticket d’entrée en poche, ils oublient souvent de se conformer à l’idéaltype de l’État. L’insatisfaction des critères et caractéristiques qui permettent d’identifier un État digne de ce nom a conduit nos sociétés à être rangées par les scientifiques du politique et du droit dans la catégorie des pseudos États, États fragiles, États défaillants qui n’auraient d’État que le nom, en raison notamment de ses transfigurations les plus déroutantes.
Le qualificatif « État » est d’ailleurs beaucoup moins grave qu’il n’y paraît, car l’enjeu c’est moins ce qui nous qualifie (comme État) que ce que nous faisons (comme organisation politique). Ce qui importe au fond c’est moins le type de régime revendiqué, aussi séduisant soit-il, que le mode de fonctionnement politique et démocratique réel adopté pour atteindre les finalités pratiques du politique. Le bien n’est pas une affaire de textes, d’institutions et de droits, mais des pratiques en conformité avec les idéaux démocratiques et valeurs humaines. Il ne suffit pas de se proclamer État de droit ». Encore faut-il arriver à se hisser au statut d’État de droit démocratique ». Car tous les États de droit ne sont pas forcément des États de droits démocratiques, privilégiant les intérêts supérieurs de la nation et donc des citoyens qui ont donné aux chefs de ces États-là, par l’expression souveraine de leur volonté, la légitimité de conduire leurs destinées pour le bien de tous sans discrimination clanique, ethnique, partisane ou autre.
Les contradictions, paradoxes et incohérences entre ce que nous sommes, ce que préconisent nos constitutions héritées du colonisateur, importées et greffées à nos réalités socio-culturelles, nos modes de fonctionnement politiques, sont énormes et problématiques. Le futur chantier commence par ce fondamental que constitue le nouvel ordre étatique.
Cette vulnérabilité sanitaire, à laquelle nous faisons face, cachait depuis longtemps une vulnérabilité étatique qui est aujourd’hui mise à nu. L’on découvre à quel point notre vulnérabilité est grande. L’ampleur des difficultés relatives aux réponses sanitaires, alimentaires et sécuritaires à apporter à la crise informe sur l’énormité des chantiers à entreprendre, notamment celui relatif à l’État comme type d’organisation politique.
Il faudra profiter de cette situation pour refonder l’État afin que les caractéristiques qui le fondent soient pleinement et utilement remplies. Cette crise majeure devrait être vécue comme un choc sociétal qui ouvrira à nos sociétés un véritable mode de fonctionnement étatique digne de ce nom. La gestion de l’État devra être envisagé autrement ; de même que le rapport au politique. Car, l’enjeu n’est pas seulement d’éradiquer la pandémie, mais elle consiste également à endiguer toutes ces pratiques politiques et gouvernementalités qui se sont révélées improductives parce que davantage génératrices de désordre que d’ordre.
De tels constats sur les déboires politiques de nos États avaient déjà été faits bien avant cette crise sanitaire. Aujourd’hui, ils s’imposent comme une évidence. Cette situation révèle la faiblesse des institutions, la défection des dispositifs de protection individuelle et collective, la crise de la citoyenneté, etc. Ce qui nous ramène à dire que l’État ne se décrète pas. L’État se construit contre le désordre. Le besoin d’ordre et de sécurité est au fondement de l’État qui peut malheureusement se retrouver entre les mains d’une classe, d’une oligarchie ou d’un seul homme détenant des pouvoirs exorbitants au-delà du raisonnable et du souhaitable.
Le nouvel ordre étatique devra s’occuper de ces chantiers en ruines qui n’ont cessé d’affecter le bon fonctionnement de l’État :
– Un nouvel ordre contractuel à organiser autour du respect de la condition humaine des individus pour leur garantir les droits et libertés fondamentales inscrites dans la constitution qui se présente comme la loi fondamentale qui scelle un véritable compromis entre les différents groupes sociaux. Garantir aux citoyens, qui ne sont pas des sujets, leurs droits fondamentaux (la défense de la propriété, de ses richesses, de son intégrité physique, de sa dignité, la consécration de la citoyenneté. Un nouvel ordre constitutionnel à travers l’élaboration d’une nouvelle constitution qui sera moins en contradiction avec nos réalités socioculturelles. Une constitution qui ne rendra pas service à un homme mais qui rendre justice et service à toute une collectivité. Une version prête à l’emploi existe déjà dans les tiroirs des Assises Nationales et de la CNRI.
– La réalisation du projet d’un nouvel ordre social passe par le projet d’une organisation politique incluant nécessairement l’institutionnalisation et la structuration de la société autour d’un chef fonctionnaire au service du peuple, qui n’abuse pas de ses fonctions, qui ne profite pas de cette hiérarchie organique pour régler des comptes à travers des procès politiques ;
– Un nouvel ordre institutionnel. L’institutionnalisation du pouvoir doit être incarné par un homme équidistant des partis et vertueux, privilégiant l’intérêt général et non l’intérêt partisan ; une séparation optimale des pouvoirs, véritables contrepouvoirs contre les risques d’autoritarisme. Donc un nouvel ordre de l’autorité (et non de l’autoritarisme) respectueuse de l’idéal républicain et de la vertu démocratique qui interdit l’exercice du pouvoir à titre de prérogative personnelle ; contre l’arbitraire qui conduit à la politisation de la justice ; par la nette distinction entre le patrimoine du chef et celui de l’État ; L’institutionnalisation a pour objet de définir les prérogatives et obligations de tous ceux qui exercent du pouvoir au nom de l’État ; un pouvoir institutionnalisé pour parer au désordre et instaurer un ordre plus humain, plus rationnel, plus juste.
– Un nouvel ordre moral couronné par la souveraineté du Bien qui ne doit pas être uniquement un idéalisme naïf dénué de toute substance, mais une réalité incarnée par l’État providence et un leadership vertueux, respectueux des valeurs qui fondent la République ; Un homme qui pourra se dire à la fin de son mandat : j’ai rendu mon pays et mes concitoyens meilleurs.
– Un nouvel ordre de la souveraineté qui ne doit plus être un mot vain dénué de tout fondement réel, mais la pleine jouissance pour l’État de son autorité exclusive tant sur le plan interne qu’externe. Une souveraineté qui lui permet de choisir librement l’ordre nécessaire conforme à ses intérêts qui n’est toutefois pas en contradiction avec le droit international. La souveraineté absolue (et non négative) qui permet à l’État d’avoir une emprise sur son économie et ses ressources ; ses volontés et ses décisions ; de jouir pleinement de sa souveraineté qui n’est pas qu’une affaire de délimitation de frontières, d’hymne national ou de couleurs de drapeau ;
– Un nouvel ordre de la citoyenneté qui ne doit pas seulement être appréhendé en termes de droits et de devoirs, mais à travers une solidarité effective d’existence. Une citoyenneté qui ne confinera pas les populations en âge de voter à un service citoyen minimum ou à une dépolitisation civique comme ce fut le cas avec la mention « n’est pas électeur » inscrite sur la carte nationale d’identité qu’il faut interpréter comme un dessaisissement citoyen par rapport à la res publica. Délivrer les citoyens de l’ignorance par la connaissance et pour l’éveil. Leur apprendre à être citoyen et non monnaie d’échange électorale ;
- Un nouvel ordre séculier ou sécularisation revisitée de l’État. Repenser les rapports entre l’ordre religieux et l’ordre politique. Sur quelles bases organiser la société en tenant compte des pouvoirs autres que politiques qui jouent un rôle central et incontournable dans les rapports sociaux ? Voir suivant et selon quelles modalités les associer à la réflexion et à la prise de décision ;
- Un nouvel ordre administratif. Redéfinir de manière plus efficace la centralisation de l’État à repenser avec les enjeux de la décentralisation, de l’autonomie, des attributions et donc de la réorganisation administrative des collectivités locales, pour plus d’efficience et d’efficacité du pouvoir de décision autonome. Laisser administrer de près après avoir pendant longtemps et inefficacement voulu gouverner de loin sur tout ; Désencombrer les niveaux supérieurs de l’administration ; Rapprocher l’administration et les administrés ; Associer donc décentralisation et déconcentration pour plus de cohérence et d’efficacité administrative ;
- Un nouvel ordre dans la spécialisation des rôles sociaux et des tâches de gouvernement pour éviter l’implantation d’une oligarchie constituée majoritairement de partisans et courtisans, de politiciens de métier sans la compétence requise en la matière mais malgré tout aux commandes dans des postes névralgiques nécessitant pourtant une expertise avérée. L’État choisit ses agents par les concours et le mérite et non pas la capacité de l’individu à distraire ou mobiliser les foules électorales. L’État n’est pas une affaire de politiciens se partageant des postes. La politique (au sens noble du terme) non plus. La crise sanitaire du coronavirus a propulsé devant la scène médiatique des profils jusque-là déconsidérés, parce que sans intérêt politicien. Le nouvel ordre étatique passe aussi par la revalorisation des métiers apolitiques et des compétences dans tous les domaines (sanitaires, économiques, politiques, culturelles, etc.) ; Par la différenciation des compétences administratives et politiciennes ; La dépolitisation de la bureaucratie partisane contaminée par des logiques partisanes et clientélistes. Les représentants de l’État exercent une fonction qui doit leur permettre de survivre aux pouvoirs en place. Cette dissociation entre le parti et l’État permet de concevoir la continuité de l’État, qui ne saurait dès lors être affectée par la succession des personnes physiques susceptibles de l’incarner momentanément. Dans ses écrits sur le Monde des hommes. L’art de vivre parmi ses semblables, Liu An, l’un des penseurs traditionnels de la sagesse chinoise disait cette vérité qui mérite d’être méditée : « Il existe trois sortes de dangers dans le monde des humains : le premier, être peu vertueux mais recevoir beaucoup de faveurs ; le deuxième, être peu compétent mais occuper un poste très élevé ; le troisième, n’avoir rien accompli d’extraordinaire mais se voir accorder d’abondants émoluments ». C’est ce que nous pouvons exactement observer et déplorer au Sénégal.
Plus les sociétés se développent plus l’État devrait se développer, et non l’inverse du fait notamment du nombre de plus en plus croissant et complexe des problèmes à gérer. Le coronavirus n’a fait que révéler l’immensité du chantier étatique à réaliser. Le nouvel ordre étatique devra permettre au pouvoir étatique d’apparaître dès lors comme un « organe » de la société qui contribue à l’établissement et au maintien de relations de solidarité entre ses membres et exerce des fonctions d’ordre général : l’éducation, la mise en place de services communs, l’organisation d’activités correspondant à des besoins fondamentaux (santé, sécurité, propriété). Pour cela, il faut que les gouvernants se rendent enfin compte qu’il y a des sciences dans l’État, parce qu’il y a une science de l’État.
Le nouvel ordre étatique commence par un nouvel esprit politique partant d’une prise de conscience de la considération à accorder au savoir utile et solide et pas seulement au pouvoir fragile et éphémère qu’ont certains de faire foule et de grossir les scores électoraux. La légitimité ne s’épuise pas dans l’arithmétique électorale. La légitimité est aussi une affaire d’efficacité et de crédibilité, sans laquelle les discours politiques les plus volontaristes en apparence, appelant à renouveler l’ordre international, ne contribue qu’à renouveler le désordre dans nos priorités d’abord et avant tout nationales.