C’était il y a deux semaines. Je venais de finir trente minutes de méditation guidée. J’avais mal dormi la nuit précédente, et j’avais mal à la tête. J’ai mis de la musique pour mieux lâcher prise. Lucky Dube, Tracy Chapman, Danakil. J’avais encore beaucoup de difficultés pour me concentrer et travailler face à mon écran d’ordinateur. Je suis sorti pour prendre l’air devant la grande fenêtre coulissante du couloir. Le soleil dardait des rayons timides, qui passaient par un petit espace, séparant l’immeuble où j’habite d’une maison en construction. Tout me paraissait calme. Je regardais un bout de ciel traversé par des nuages serrés. Des oiseaux sifflaient un chant monotone.
J’étais dans ma petite bulle. Dans cette présence singulière, dans laquelle on oublie le temps et toutes les pesanteurs de la vie. A l’écart du monde extérieur. Je réfléchissais à des choses vagues. Faisant fi des petits bruits qui venaient du salon. Hors du temps et des hommes, je me laissais bercer par la mélancolie. Je somnolais dans un songe intérieur. Complètement centré sur moi-même. Quelques pulsions tendres m’envahissaient. C’est certainement ça la vraie liberté : se laisser aller, faire fi de la réalité extérieure. Mais la vie, c’est aussi autre chose. Je ne tardais pas à revenir de ce petit voyage intérieur. Happé par la cruelle factualité de l’existence.
Je n’avais pas fait attention à ce qui se passait en face. Le taudis, installé en bas de l’immeuble, était en train d’être démantelé. Des hommes, dont plusieurs portaient des masques, démontaient le bric-à-brac qui servait de logis pour les nombreux habitants déguerpis. Une femme, que je reconnais dans le quartier, portait un enfant sur le dos et tenait un autre gamin par la main. Elle fait partie des occupants. Elle regardait les manœuvres. Comme si elle était chargée de surveiller les va-et-vient, ou qu’elle était responsable de tout ce petit monde. Loin derrière ma baie vitrée, je voyais qu’elle avait une mine déconfite. Il y avait un trouble perceptible dans son attitude. Elle communiquait avec d’autres personnes, que je ne pouvais pas voir de là où je me situais.
Conditions d’existence désastreuses. A ce moment-là, je suis revenu de mes rêveries. De cet état frivole et léger. Tellement de gens se résignent et acceptent un sort cruel dans notre pays. Restent stoïques face à la violence sociale qui leur tombe sur la tête. Alors qu’au même moment d’autres gens profitent et s’emparent des mécanismes d’accumulation de richesse. C’est une problématique que les formations politiques ne prennent plus vraiment en charge, depuis la faillite des mouvements de gauche. A ce sujet, il y a un vrai vide idéologique et intellectuel dans notre pays. A part quelques indignations, sans grande portée pratique, je ne vois pas à l’échelle nationale un projet et un contenu politique qui rendent compte des conditions misérables de beaucoup de nos compatriotes. Et qui donnent des armes d’émancipation à ces nombreuses personnes broyées par l’ordre social.
Ce que je veux dire, c’est que dans notre pays, le présent est pesant pour la majorité et les auspices du futur ne sont pas favorables. Maintenant, comment sortir de ce pétrin ? Les hommes ne s’émancipent jamais seuls. Il faut toujours une construction idéelle et une praxis pour démonter les infrastructures qui établissent la misère. Pour faire advenir un vrai projet de vivre bien. Hélas, au Sénégal, quelles forces politiques ont, aujourd’hui, concrètement élaboré un récit de renversement des inégalités et le déroule ? Qui parle à la communauté des laissés-pour-compte ? Qui va véritablement dialoguer avec les populations ? Qui prodigue des remèdes devant tant d’injustices ?
Actuellement, je n’en vois pas. A part les deux schémas d’indignation et de dénonciation, qui s’adressent principalement au pouvoir politique et à l’Occident, il n’y a pas un diagnostic lucide des conflits sociaux. Aucun parti politique audible ne tient un grand récit, centré sur l’émancipation et le progrès, les deux plus grandes valeurs de l’espoir. En attendant, l’expropriation continue. Et les bras ballants, on observe l’impossibilité d’une existence digne pour beaucoup de nos compatriotes. Où l’on dort tranquillement sans penser au sort écrasant d’une vie réduite. Où l’on donne une bonne éducation à ses enfants. Où l’on n’a pas peur de vivre des lendemains toujours incertains.
Beaucoup de nos concitoyens sont dépossédés d’une grande partie de leur humanité. C’est une réalité flagrante que nous ne pouvons pas ignorer. Sauf à nous enfermer dans une bulle. Le moralisme facile, c’est de toujours s’attaquer à ceux qui dirigent nos pays. Sans jamais faire un inventaire radical. Quelles sont les représentations culturelles qui nous poussent à admettre toutes ces violences dirigées vers les plus faibles ? Pourquoi le sujet collectif ne se fâche jamais devant les développements, sans cesse renouvelés, de la prédation et de la pauvreté ? Pourquoi la richesse nationale disponible ne profite qu’à une infime minorité de la population ? Comment déraciner l’ignorance et l’obscurantisme ? Des questions essentielles, encore en friche.
Le jugement moral est toujours facile. Il s’agit d’aller au-delà. De parler aux femmes et aux hommes, là où ils se trouvent. Ce sont eux les vrais acteurs du changement. C’est un leurre d’appeler à des lendemains meilleurs, sans un changement social radical. Il ne s’agit pas uniquement d’appeler au renouveau politique. On peut s’emporter contre la tyrannie des prédateurs, contre l’impérialisme et le népotisme. Mais pour que les populations prennent conscience de leur destin, il faudra absolument faire une cartographie ample de toutes les forces sociales en interaction, et qui luttent pour le pouvoir. Et remettre, au centre du débat cette idée des conflits d’intérêts entre les groupes sociaux antagoniques. Quels éléments de la société ont intérêt à maintenir le statu quo ? Pourquoi ?
J’ai revu plusieurs fois les personnes déguerpies du taudis. Elles ont occupé un autre terrain nu, juste derrière celui duquel elles ont été expulsées. Elles vivent et dorment désormais à la belle étoile. Elles s’abritent un peu à l’ombre des regards. Dans une précarité saisissante. Les cabanes n’ont pas été réinstallées. Je les vois discuter comme si tout cela était normal. Leurs enfants y ont installé, entre deux arbres, une balançoire. Bientôt, ils seront obligés de quitter les lieux. Sans que personne ne vienne leur annoncer l’évangile de la liberté et de l’émancipation.
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