Ecrivaine, journaliste et docteure en littérature, Aminata Aidara, sénégalo-italienne, est arrivée sur la scène littéraire avec un livre remarqué, Je suis quelqu’un, publié en 2018, aux éditions Gallimard. Roman d’une famille à la poursuite d’un secret qui met en scène plusieurs continents, plusieurs émotions, plusieurs voix, plusieurs identités. Un roman patchwork qui dit autant de l’autrice, que de l’époque, des sentiments inhérents au particulier et à l’universel. Echange et portrait.
« Le roman accompagne la vie, c’est une vie potentielle qui marche à côté de la nôtre, en nous fournissant des béquilles pour mieux faire face à notre existence. Ce que j’attends d’un roman, que je le lise ou l’écrive, c’est une évasion réaliste, un possible à côté du réel. » C’est dit. Elle campe le décor elle-même. Les mots sont simples et limpides. Touchent à l’essentiel, s’enracinent dans le vécu, sans perdre d’une certaine forme de gracilité. Où est-on ? Dans un livre ou dans une interview ? Qui parle, est-on tenté de se demander ? Estelle, l’héroïne de son roman, Je suis quelqu’un, texte très remarqué à sa sortie, ou elle-même, Aminata Aidara, son autrice aux identités multiples, entre la Lombardie, le Piémont, le Sénégal, la France ? Le long de la lecture de l’ouvrage comme de son témoignage, les lignes sont brouillées ; la complémentarité est évidente. C’est à se perdre dans un labyrinthe qui a tout du puzzle. Il faut le démêler d’abord, le rassembler ensuite, pour entendre dans la même voix, tant d’histoires différentes et espérer, espérer seulement, repérer la vérité d’un parcours.
Puzzle romanesque
Un parcours qui change radicalement car la vie d’Aminata Aidara prend un virage en 2018 ; un roman, bien reçu, et le tourbillon des lumières qui s’en suit. Les invitations aux salons, les rencontres, l’ivresse des projecteurs, des signatures et des admirateurs, la résidence d’écriture à la fondation Facim, entre autres : la séquence est intense. Rétrospectivement, elle pose des mots sur cet enchainement heureux, ersatz de gloire, le fameux « soleil des immortels » : « l’année qui a suivi la publication de mon livre a été dense, émotionnellement très intense. C’est une naissance et une mort à la fois, le début et la fin de quelque chose : lucidité et naïveté se battent pour leur survie réciproque ». Loin en effet de la vie plus feutrée, plus insatisfaite d’Estelle, son avatar d’une trentaine d’année qui donne au roman sa voix et ses émotions. Comment vivre cette effervescence nouvelle ? Les mots pour répondre sont aussi pesés : « on est exposé à l’impact de ce qu’on inventait dans l’obscurité de son intimité, et qui se retrouve sous la lumière chirurgicale de l’extérieur ». Dans un texte singulier par la pluralité des voix, des « je », c’est au cœur de l’énigme familial que l’on suit une galerie de personnages à la poursuite d’un secret, noué autour d’une disparition. Pourquoi ce livre qui emprunte presque au théâtre la pluralité des scènes, des types de discours, tout en maintenant l’ensemble autour d’un noyau commun ? « C’est la solitude qui a laissé l’espace nécessaire à la naissance de ces personnages…La décision de passer à la forme romanesque a donc été dictée par la quantité de dialogues, de vécus qui se sont imposés à moi. »
Roman du voyage, de l’identité, de l’altérité, de la fragilité, Je suis quelqu’un est surtout un bric-à-brac, où l’on retrouve le cousin Mansour, bavard et maniaque avec ses mails, le journal étonnant de la mère Penda, les refrains d’Estelle sur elle-même introduit par « je suis qu’un qui »… qui cristallisent la première partie du texte, les messages vocaux de l’environnement amical, le mystère d’Éric…Toutes ces voix cohabitent, liées, au risque parfois de la disharmonie de l’ensemble, à laquelle on échappe de justesse. De toutes ces voix, domine celle d’Estelle, jeune femme tourmentée, en proie à un mal être et à un manque, qui erre de squats en incertitudes, mais pleine d’émotions à offrir au cœur de ses questionnements. Aminata Aidara a-t-elle donné elle-même l’essentiel de la matière du personnage ? Elle louvoie ! De ses personnages, elle dit ceci, en figure presque maternelle couvant ses enfants : « la réalité c’est que quelque part je les aime tous ». Et Estelle, insiste-t-on pour fissurer la bienveillance philosophique ? « Mansour serait plutôt mon véritable alter-égo, car il emprunte beaucoup de pages aux journaux intimes de mon adolescence. Estelle, pour sa part, dérive son expérience en partie de la mienne et en partie de celles de personnes que j’ai côtoyées. » On y est presque, Estelle c’est d’une certaine façon elle-même, consent-elle, expression de « la colère qu’elle avale tous les jours, l’insatisfaction qu’elle évite d’exprimer, la chair de poule qu’elle anesthésie ». De Penda, figure de la mère de la patience, de l’endurance, elle dit aussi se projeter : « Penda est également cette force que je guette, cette résilience que j’admire, cette patience que j’espère, plus tard, avoir ». L’écrivaine fait corps avec ses personnages et dans le chœur, de leurs réflexions, on entend l’art romanesque de l’écriture simple, à dessein naïve, musicale. Tous les personnages semblent être des bouts d’elle-même, et des autres, dans un roman ancré dans le vécu, pour lequel la fiction étend juste la perspective du réel.
Puzzle des critiques
Des atouts que la critique n’a pas manqué de souligner. Le veilleur et critique Lareus Gangoueus l’a écrit enthousiaste, en fendant pour une fois la tempérance très élégante de ses jugements : « un des plus beaux textes que j’ai savouré ces derniers mois […] Une œuvre magnifique ». Même tonalité chez Véronique Petetin, qui a recensé nombre de livres pour la revue Etudes, elle aussi conquise par « cette autrice à suivre » », entre autres relayeurs du livre. Le choix de la douceur pour traiter d’un enfant disparu dans la famille, avec la lenteur de l’intrigue à se déployer, peut parfois questionner sur le choix de la dire, la violence. N’empêche, sans se réclamer de Milan Kundera, théoricien du roman, Aminata Aidara, a assimilé une des conditions du roman actuel : le surplomb poétique qui refuse de juger : tout un art ou un équilibrisme ! Les initiés gloseront à loisirs pour savoir ce que doit être un « roman », sans doute vainement. L’écriture de la jeune femme n’est pas nerveuse, les mots n’explosent pas, la langue n’est pas particulièrement pointue ; tout est tenu, voire retenu, et des mots chantonnant poétiquement, sourd clairement une émotion. L’effet est naturel, car elle polisse son texte et argumente ses choix. Un texte qui esquive les épines du sujet riche de la migration, de l’identité, de la famille serait-on tenté de poser comme question ? Non, développe-t-elle : « est-ce pour autant dépolitiser leurs propos ou leurs actions ? Je n’en suis pas certaine. Le langage poétique que j’ai employé pour dire la douceur aussi bien que la violence n’est pas volontaire, si volontaire signifie choisi, mais c’est juste le mien. » On pourrait parfois s’agacer de ce que l’espièglerie que l’on perçoit, le grain de folie qui parsème le texte, n’enrichisse davantage pas la palette avec une l’ironie plus mordante, des variations, une expression plus vive, une langue aussi plus travaillée comme on le perçoit dans l’introduction, mais cela est bien marginal car la copie rendue est pleine et séduisante. Le style n’est pas une obsession chez elle, on se retrouve même sous le sceau que Dany Laferrière sur la supériorité de l’émotion sur la doctrine quand elle avance ceci : « je suis plus attentive à l’histoire qu’au style, parce que j’estime être une conteuse, une narratrice d’histoires de vie. Une belle prose, pour moi, ne vaut pas la puissance d’un sentiment, d’une volonté. » Cela ferme presque le ban d’un choix artistique clairement énoncé, auquel on ne peut rien opposer de valable sans passer pour un chipoteur. Sous la sagesse de la plume, la puissance des évocations se passe d’effets supplémentaires.
Un puzzle intellectuel
Un tel discours sur le roman, son art, sa propre quête, montre l’épaisseur de sa cuirasse. Aminata Aidara n’est pas seulement romancière, justement. Les Textes, elle les connaît pour les avoir fréquentés, comme critique, comme universitaire et comme simple lectrice. De quoi avoir une approche globale. De l’éventail de casquettes, celle de journaliste a contribué à la mettre en avant comme passeur, bien avant la consécration littéraire. A l’automne 2017, assise au premier rang de la première édition des universités de la rentrée de Présence Africaine (URPA), c’est en journaliste de la revue culturelle Africultures qu’elle suit consciencieusement les échanges. Stylo à la main, carnet sur les genoux, face à la scène, elle ne manque rien des conférences qui s’enchainent lors de cet évènement inédit de la programmation de la vieille maison d’édition afro-diasporique. A Paris, lieu désormais sanctuaire des ébullitions intellectuelles postcoloniales, avec son toit ouvert, l’ambiance est plutôt studieuse. La presse a timidement fait acte de présence : pour RFI, Tirthankar Chanda, l’historique de la maison est là ; pour Africultures, c’est, elle, Aminata Aidara qui consigne les échanges, pour la revue phare de la diaspora africaine en proie à des difficultés financières. De l’évènement, elle fera un long compte rendu, fidèle, appliqué, enthousiaste. Elle a intégré la revue en 2016, avant que la maison, en grande difficulté, ne s’enlise. Immanquable donc pour elle, au premier rang des discussions littéraires sur l’identité, de se former, d’affûter son regard. Cette carrière de journaliste la conduit aussi sur le plateau de TV5, où elle chronique quelques livres. Celle qu’Elara Bertho, chercheure en littérature, qualifie de « plus belle femme de Paris » présente bien à l’écran et capte la lumière. Quelques apparitions puis s’en va, pourtant, l’expérience télé est courte. Elle a gardé un attachement à la Revue où elle participe encore, bénévolement, aux hors-séries, dont un récemment sur le décentrement et la décolonisation. Ce thème, présent en filigrane dans son livre, elle l’explore alors par curiosité intellectuelle et déclic. Elle cite dans les moments fondateurs : la lecture de De la Postocolonie d’Achille Mbembe et Les Damnés de la terre de Frantz Fanon. Livres précurseurs de la prise de conscience sur la nécessité de la décolonisation et ses mécanismes entremêlées. « Le courant décolonial est important, à mes yeux, comme un rappel pour tous les moments de la vie où nous avons la tentation de nous accommoder du miroir social et du récit historique qui nous sont livrés », abonde-t-elle. Une jonction toute trouvée avec ses études de thèse qui la conduiront à soutenir un doctorat de littérature : Exister à bout de plume. Un recueil de nouvelles migrantes au prisme de l’anthropologie littéraire.
Elle pense ainsi son objet, et sur les thèmes actuels de l’universel, en débat entre le Nord et le sud, les épistémologies du Sud, elle abat aussi ses cartes. Les références sont riches. Pour l’amoureuse des lettres qui ne s’est entichée quasiment que d’écrivaines dont Emily Dickinson, Mariama Bâ, Toni Morrison, Maryse Condé, Simone de Beauvoir, curieusement, dans le champ purement des idées tendance « afro », elle cite Sartre, Souleymane Bachir Diagne, Albert Memmi, Kwame Anthony Appiah, mais dans le lot émerge Seyla Benhabib, qui vient diversifier l’offre. Elle ajoute encore pour les références : « les lectures de sociologues tels qu’Abdelmalek Sayad ou Pierre Bourdieu pendant mes études ont confirmé mon ressenti concernant le fait que les trajectoires individuelles et familiales incorporent les effets de l’histoire sociale et politique avec toutes les typologies de domination qui les caractérisent. » Pour le dire simplement, son universalisme est horizontal, riche des autres. Ce fondement de l’altérité est presque un défi voire un pari tant son puzzle n’est pas uniquement romanesque, mais une métaphore de sa vie. Elle en développe même une fibre humaniste, qui entre en résonance avec la pandémie actuelle qui a lourdement impacté sa Lombardie et où vivent encore ses grands-parents. Sur ce sujet, en pensant par exemple aux établissements pour personnes âgées et dépendantes, elle élabore un début de réflexion bien plus globale sur une potentielle prévention à explorer : « au niveau juridique cela pourrait se traduire dans l’idée que l’enfance et la vieillesse doivent être protégées vis-à-vis des structures collectives qui n’assurent pas l’encouragement, l’affection et tout simplement l’humanité nécessaire à des tranches d’âge si vulnérables. »
Puzzle identitaire et linguistique
C’est à Brescia, ville multiculturelle à la forte population immigrée de Lombardie, dans les années 80, qu’Aminata voit le jour. Son père est sénégalais et porte un patronyme à lignée prophétique. Les Aidara (Haidara, ou encore Aïdara) dynastie maraboutique, étendent partout en Afrique la réputation de piété. Sa mère est italienne. Le coin où elle grandit est raciste et bigot. Cette Italie la pousse à affiner ses désirs d’ailleurs. Un évènement dramatique, la mort d’un de ses meilleurs amis, accélère alors la quête d’évasion. A l’orée de ses 20 ans, elle quitte la Lombardie pour le Piémont, pour ses études. Le voyage et la poésie s’installent comme catharsis. Sa famille, éparpillée entre les continents, fait d’elle une nomade effective et une sédentaire affective, qui emprunte et pioche dans différentes sources. Elle lui transmet plusieurs valeurs, celles du père commerçant de carrelage, musulman, attaché à la valeur de la réussite, ce culte chez beaucoup d’immigrés qui connaissent la valeur de l’effort. Le patriarche insiste sur la nécessité de ne pas se laisser « définir par les autres ». Sa mère, dont elle narre les anecdotes précises, comme cet attachement à la douceur éternelle de l’enfance qu’elle la presse de garder vive. De quoi garder un amour du pluriel, de sa langue première l’italien, dans laquelle elle a écrit son premier recueil de nouvelle La ragazza dal cuore di carta (en français La Fille au cœur du papier, Macchione editore, 2014), un texte primé. Aujourd’hui encore, pour celle qui parle anglais, écrit en français, l’italien est la première langue, celle des berceuses, celle du lait maternel, des premiers textes. Elle aime les nouvelles, ce genre qu’elle prise, malgré les dédains du marché littéraire pour ces jets courts. De cet héritage multiple, elle fait un bon mix, et imprime dans ce terreau, sa propre vision. Petite, Aminata Aidara rêvait de musique, d’écriture, et de puériculture. Le bilan d’étape n’est pas si mal si on fait les comptes : elle est écrivaine saluée, chanteuse informelle qui déclame à tue-tête Piaff, Brel et qui aime Sona Jobarteh et en fait profiter de petites audiences, en attendant les plus grandes ? Depuis quelques mois, elle s’occupe de son petit garçon venu ponctuer le tourbillon d’une année folle. A peu de choses près, le destin n’a pas été très vilain avec elle.
Puzzle pour faire Quelqu’un
Au puzzle final manquent deux pièces essentielles : celles de métisse et de femme. A l’heure où l’afroféminisme s’épanouit, quelle part accorder à la place des femmes, à leurs luttes ? Le métissage donne-t-il un privilège ou condamne-t-il à l’inconfort de l’écartèlement permanent ? Elle pourrait sans doute dégainer son roman, exhiber fièrement Penda et Estelle, comme figures féministes, qui se suffisent à elles-mêmes. « Je me sens proche aussi bien des féministes sénégalaises que des Afroféministes européennes ou afro-américaines », avance-t-elle tout en confiant encore réfléchir sur le sujet du métissage sans encore trouver de réponses même si elle prête à ses multiples appartenances, l’origine d’une lecture plurielle du monde : « C’est peut-être mon métissage culturel qui m’amène à regarder la chose de plusieurs perspectives ? On veut bien le croire, tant elle donne des gages. Une chose est sûre et elle l’affirme : « le patriarcat sénégalais, je l’ai toujours très mal vécu. Il y en a un aussi en Italie, et dès mon plus jeune âge, j’ai manifesté des signes d’agacement pour l’un comme pour l’autre. » De tous ces puzzles qui se superposent, on réussit finalement, à faire quelqu’un, d’à la fois différent mais si commun. En Afrique, on s’amuse à dire d’un type c’est « un quelqu’un », s’il pèse, en mène large, l’histoire ne dit pas si Aminata Aidara, en donnant ce titre à son premier roman, joue malicieusement sur les deux registres : le vœu de gloire ou/et de modestie. On ne saura jamais. « Je suis quelqu’un qui écrit, et il se trouve que je suis une femme, métisse, et que j’ai décidé de faire de ces conditions des prismes orientant ma matière littéraire », lit-on au milieu de l’entretien, comme au début, on ne saurait l’attribuer cette devise engageante : Estelle ou Aminata ? L’histoire d’un dédoublement permanant qui exauce le vœu autant stendhalien que celui de Zola à propos du roman, le « miroir » pour l’un et « l’intuition dans les interstices du réel pour l’autre ».