Cela faisait plus de vingt ans que nous ne nous étions pas vus. Ce matin de juillet 2017, nos regards se sont croisés dans la cour de l’école Matar Seck, à Rufisque. C’était un jour d’élection. Un dimanche. Elle m’avait reconnu. A ma grande surprise. Elle n’a pas oublié mon nom. J’étais si heureux de la rencontrer, ce jour-là. Elle a prononcé mon prénom, avec cette voix lointaine, imprimée dans mon inconscient, et qui n’a pas pris une ride. Il y avait son mari, un peu plus loin, qui discutait avec une autre personne. Elle l’a appelé et nous a présentés, l’un à l’autre. Je l’avais trouvée encore jeune et si gentille. Nous avons échangé nos numéros. Je l’ai appelée une fois. Quelqu’un d’autre a pris le téléphone. Elle n’était pas disponible. Je n’avais pas insisté. Et depuis, je n’ai plus eu de nouvelles. Entre-temps, j’ai aussi perdu son numéro de téléphone.
Mercredi dernier, mon frère m’a appelé le matin. Il était devant la maison familiale. Une personne l’a longuement dévisagé. Il m’a raconté que c’était une femme. Elle l’a interpellé par mon nom. Il lui a dit qu’elle confondait, mais que j’étais bien son grand-frère. Ils ont échangé un peu. Elle m’a passé le bonjour. Elle lui a aussi dit qu’elle habite juste derrière. Il m’a rapporté toute la scène. J’ai considéré ces informations avec joie. Toutes ces années, et elle garde encore, intacte dans sa mémoire, des souvenirs éloignés. Je me suis promis d’aller lui rendre visite, bientôt. La dernière fois que l’on s’était rencontrés, elle avait raconté quelques anecdotes à son mari, me concernant. Elle s’est rappelée, avec précision, de mes grandes faiblesses et de mes qualités à l’époque.
Sacerdoce. Mme Mbaye était ma maîtresse d’école, au primaire. Je me souviens de ce tableau noir devant lequel elle se tenait. De cette chaise et de la table, qui lui servaient de bureau. De ces classes où nous passions la journée. De la cour de l’école et de beaucoup de camarades de l’époque. Des plus turbulents, aux timides. De ceux qui étaient toujours les premiers. De ces chansons déclamées à tue-tête, que je garde encore en mémoire. Mme Mbaye était stricte, mais adorable. D’une grande douceur. C’était l’époque où l’école publique marchait encore. Même si elle était déjà un lieu sinistre. Nous étions déjà nombreux dans les salles de classes. Comme des âmes entassées dans les abîmes et que seule la magnanimité de nos éducateurs pouvaient tirer des bas-fonds.
Nous n’évoluions dans notre formation que par l’engagement de ces femmes et de ces hommes. Mme Mbaye fait partie de la troisième génération d’enseignants. Qui suivait celle des maîtres des temps héroïques, avant et juste après les indépendances ; puis celle des époques de plomb et de la désillusion, avec les ajustements structurels qui ont saccagé la culture et l’école. Je me rappelle d’elle. La tenue toujours implacable. La voix calme. L’autorité bienveillante. Qui nous inculquait la morale, l’observation, les calculs, l’histoire. Alors que nous nous mettions à trois, serrés dans les table-bancs. Parfois bavards et incontrôlables. Elle nous maintenait dans la voie de l’accomplissement de l’être.
Tant de générations d’enseignants se sont dévoués pour construire notre nation. Des médailles ne suffiraient pas à les remercier. Il y a un manque de reconnaissance, à leur égard. Pire, ils sont encore sous-estimés et oubliés dans le grand roman national. Si le Sénégal a des ingénieurs, des administrateurs civils, des médecins, des hommes de lettres et de sciences, des institutions de la République, des hôpitaux, une administration, il le doit à tous ces instituteurs. Dévoués jusqu’au sacrifice, à leur métier. Mais les années passent, les générations se suivent et l’école publique reste un lieu déconsidéré. Pire, le travail des enseignants est déprécié. Leur récompense est insuffisante et les lieux de savoir sont laissés en ruines. Si, à tout cela, s’ajoute une formation de plus en plus défectueuse des enseignants, on ne peut s’attendre qu’à des lendemains où l’esprit collectif sera diminué. Et où l’on assistera à l’enflement de l’ignorance.
Alors que faire ? L’école publique sénégalaise est à l’agonie. C’est une lapalissade. Elle est devenue un espace d’où l’on peut observer les grandes lignes de fracture de notre société. Elle raconte les inégalités de plus en plus prégnantes au Sénégal. Les enfants des classes moyennes supérieures ne la fréquentent plus. Même ceux issus de parents moins nantis la quittent. Pour une raison simple : elle est une structure sociale qui favorise le déclassement. Elle n’est plus en mesure d’assurer la mobilité sociale du grand nombre. Car on ne lui donne pas les moyens de sa mission. Également, parce que les élites politiques aveugles ont laissé prospérer la marchandisation de l’éducation. C’est un constat terrible, dans un pays où sévit encore une pauvreté étouffante, mais aussi l’analphabétisme de masse.
Restaurer l’école. Il faut aussi rappeler que l’école sénégalaise souffre, depuis toujours, d’une pathologie congénitale. L’école porte une mission civilisatrice. Nous ne cesserons jamais de le rappeler. Elle marginalise la culture nationale. En ne prenant pas en compte, dans ses actions éducatives, les langues du pays. Elle se refuse, de ce fait, à supporter le poids de la civilisation qui est la sienne. Ce qui est une aberration. Et nous le disons encore, si nous voulons desserrer l’étau de l’ignorance et de la misère, au Sénégal, nous ne pourrons continuer à évincer nos langues nationales dans le système éducatif. L’école porte une mission civilisatrice. Nous ne cesserons jamais de le rappeler. C’est seulement par une médiation culturelle endogène et active, que nous arriverons à l’épanouissement collectif. A l’essor d’une nation forte. La culture est le socle de toute édification nationale. Elle sert aussi de paravent contre les sabotages à l’âme d’une nation, et les agressions à la connaissance. Les langues sont les outils les plus précieux de la socialisation.
Mais tout cela ne doit pas éluder le fait que l’institution scolaire tenait encore la route, et transmettait le savoir. Même organiquement affaiblie. Ce qui devient de moins en moins évident. La réforme, de l’institution scolaire, est aujourd’hui, une nécessité impérieuse. Cela veut dire respecter les enseignants. Déployer plus de moyens pour construire des lieux de savoir. Reconsidérer les langues nationales et la question culturelle. Déconstruire l’esprit marchand de l’éducation. Lutter contre l’échec scolaire. Prendre en charge intégralement l’éducation des classes défavorisées et imposer l’école gratuite. Intégrer, très tôt, dans les curricula, l’enseignement des grands enjeux de l’humanité : l’écologie et le respect de la biosphère. Animer la conscience civique. Favoriser la mobilité sociale. Former rigoureusement les formateurs. Dans l’immédiat, tels sont les grands défis de l’école publique sénégalaise.
Mieux, il faut réenchanter l’école. Elle doit s’ouvrir sur la vie et sur le monde. Pour reprendre Ivan Illich, elle doit donner “une véritable éducation qui prépare à la vie dans la vie, qui donne le goût d’inventer et d’expérimenter”. Ainsi, comment éduquer des humains, désensibilisés à la compétition ? Comment modifier et relever l’état de conscience collectif, pour faire de l’empathie et de la solidarité les figures psychologiques dominantes dans le corps social ? Comment compléter la nature de l’homme et en faire un être vivant, interconnecté à la biosphère, et à qui on enlève ses pulsions destructrices de la nature ? Comment élever le goût esthétique, et faire de la vie un voyage romantique, chez tous ? Comment articuler les différents types de connaissances, pour que l’esprit qui pense ne soit plus mutilé, et qu’il devienne le réceptacle des sciences humaines, sociales, naturelles et formelles ? Quelle architecture pour une école où l’on respire, et où l’on se sent joyeux et vivant ?
L’école publique sénégalaise, dans sa configuration actuelle, ne prend pas en compte tout cela. Elle est encore, dans une certaine manière, une structure oppressante. Qui enserre ses récipiendaires dans des schémas de pensée préfabriqués. Qui maintient, toute l’année, les corps et les esprits dans des abris étroits. Pendant que le soleil et la vie chantent dehors. Pendant que l’infini Univers demande à être contemplé. Pendant que les capacités intellectuelles peuvent être développées, par l’interface de la société et des autres humains. Surtout, l’école sénégalaise n’offre que des fragments de connaissances. L’homme qui sort de son moule ne possède pas toutes les armes pour faire la critique du monde. Pour interroger les illusions de la vie. Pour cheminer vers l’éveil. Son niveau d’initiation est encore perfectible. L’école sénégalaise peut se donner des projets plus ambitieux. Elle peut favoriser, de façon prodigieuse, les réformes spirituelles et morales. Nécessaires à la pratique transformative de notre pays, du monde et de l’humain. Mme Mbaye, ainsi que les enseignants qui se sont succédé dans nos écoles ont tout donné pour bâtir notre nation. Il reste, aujourd’hui, à construire une école qui augmente la conscience. Pour faire vivre, véritablement, les femmes et les hommes.
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