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Comme Un DÎner D’adieu (1/4)

Comme Un DÎner D’adieu (1/4)

Il était presque deux heures de l’après-midi. Dembo Diatta avait consacré une bonne partie de la matinée à faire mettre en boîte de nombreux ouvrages sur le théâtre achetés dans la librairie où il se rendait régulièrement lors de ses brefs et fréquents séjours à Paris. C’était le moment de rentrer à son petit hôtel de la rue Mélusine, dans le onzième, et il hésitait : prendre le bus 84 ou appeler un taxi ? Il lui restait un peu d’argent mais en plus d’avoir donné rendez-vous en début de soirée à Chris et Muriel Carpentier, un couple d’amis, Dembo commençait à se sentir fatigué. Il faut dire aussi qu’il venait de tomber dans un café du voisinage sur un copain de fac perdu de vue depuis bientôt deux décennies. À l’université de Dakar, Mambaye Cissé s’était fait, très jeune, une réputation de mathématicien de génie et on lui prédisait une carrière scientifique hors normes avec, à la clé, un théorème à son nom ou quelque chose du genre. Mais le malheur avait dû s’abattre sur lui sans crier gare car il n’était visiblement plus bien dans sa tête. Mal rasé, le visage et le cou balafrés, il ne lui restait presque plus une seule dent ; ses mains tremblaient sans arrêt et son haleine puait l’alcool. Montrant à Dembo Diatta des bancs de poisson sur son Ipad, il avait déclaré :

  • Ce que tu vois ici, c’est la fameuse danse d’amour des mérous marbrés.

Dembo avait froncé les sourcils et Mambaye s’était alors mis en devoir de lui expliquer les images en les faisant défiler une à une : 

  • Tu sais, Dembo, ça c’est le plus grand mystère biologique de tous les temps. Chaque année, exactement à la même date, ces mérous convergent par centaines de milliers vers l’Archipel des Tuamotu, sur l’atoll des Fakarava et là, ils attendent la nuit de la pleine lune pour copuler en masse. En masse, mon frère ! Et ils ne copulent que pendant cette nuit-là !

Puis Mambaye avait conclu son propos sur un rêveur et triomphal : « C’est fort, hein, l’instinct ! »   

Après avoir été saoulé pendant deux heures de paroles sans queue ni tête, Dembo Diatta n’avait d’autre envie que de reprendre ses esprits. Au final, donc, pas question de trimballer ses caisses de bouquins dans les transports publics, bus ou métro, sous les yeux narquois ou irrités des Parisiens.

Debout sur le trottoir, il composa le numéro d’une compagnie de taxis.

Avec un peu de chance, il tomberait sur un « bon taximan ». Dans l’esprit de Dembo, cela voulait dire un de ces conducteurs pleins de gaieté et de faconde, prompts à faire croire à chaque client qu’il était un vieux pote à qui on ne cache rien. Ah ça oui, il aimait cette convivialité, surgie de nulle part, entre un éphémère compagnon de voyage et lui-même. Il se souvint de s’être un jour extirpé à contrecœur de son siège au moment de se séparer d’un taximan qui lui avait littéralement mis le crâne sens dessus-dessous. Agrippé à son volant, le jeune homme crachait son venin philosophique à tout va mais en des termes si crus et bien sentis que Dembo Diatta, dramaturge connu – à défaut d’être follement talentueux, soit dit sans méchanceté – caressa l’idée d’un sketch comique qu’il intitulerait Taximan, tu es vraiment grave ! Son petit joyau théâtral serait, pensait-il, une épique traversée de la ville, à la fois joyeuse et vaguement désespérée, ponctuée de charges verbales meurtrières contre, en vrac, la racaille politicienne de son pays, le numéro 10 de l’équipe nationale de foot, expert, celui-là, dans l’art de rater les penaltys de la dernière chance et, bien entendu, les juges hautement farfelus de la Cour Pénale Internationale.

Ce qui avait souvent impressionné Dembo, c’est que personne ne pouvait résister à un taximan décidé à vous imposer sa conversation. Ces gens étaient décidément trop forts, ce n’était juste pas possible de leur tenir tête. Il en savait quelque chose pour avoir maintes fois essayé, en vain, de les ignorer. Selon un scenario quasi immuable, il faisait au début de courtes et sèches réponses à toutes les questions du chauffeur mais finissait vite par rendre les armes, s’excitant même parfois plus que de raison.

Grand voyageur devant l’Eternel et fin observateur des confuses mégalopoles modernes, Dembo Diatta avait d’ailleurs remarqué que l’on ne pouvait non plus rien faire quand, rongé par on ne sait quelle rage intime, l’œil mauvais, le bonhomme choisissait de vous ignorer, vous faisant bien sentir que, calé au fond de son taxi, vous n’étiez qu’un vulgaire paquet qu’il lui fallait bien transporter pour faire bouillir la marmite. Dembo Diatta avait plusieurs fois tenté de briser la glace, à vrai dire moins par intérêt que pour confirmer ses audacieuses hypothèses de recherche sur les mœurs des taximen dans les villes surpeuplées et au bord de la crise de nerfs. Ca n’avait jamais marché. L’autre restait de marbre avec l’air de grogner dans sa barbe cause toujours mon gars, tu m’intéresses, qu’est-ce que tu t’imagines donc, qu’avec ma putain de vie je vais en plus faire le mariole pour tous les enfoirés qui entrent dans cette bagnole ?

Et ce jour-là, 7 janvier 2015, Dembo Diatta n’avait guère eu plus de chance.

Mais ce n’était pas un jour comme les autres.

En milieu de matinée, deux jeunes gens, les frères Chérif et Saïd Kouachi, avaient fait irruption avec leurs kalachnikov dans les locaux de Charlie Hebdo et exécuté l’un après l’autre une dizaine de journalistes. Dembo Diatta était sans doute une des rares personnes à Paris et peut-être même dans le monde à n’avoir pas encore appris la nouvelle.

Une drôle de journée, en vérité. Il s’en souvient jusque dans les moindres détails.

A peine installé dans le taxi, une Volvo grisâtre et aux formes arrondies, il entend la radio de bord revenir, sans doute pour la centième fois, sur l’attentat du 10, rue Nicolas-Appert. De leur voix saccadée, les journalistes multiplient les interrogations pour tenir l’auditoire en haleine : qui a bien pu faire le coup ? Al-Qaida dans la Péninsule Arabique ou L’Etat islamique ? Est-il vrai que Wolinski et Cabu sont parmi les victimes ? Malgré sa stupéfaction, Dembo note mentalement que la mort de ces deux célèbres dessinateurs serait pour tout le pays comme une circonstance aggravante, un deuil dans le deuil, en quelque sorte. Wolinski. Cabu. Leurs noms reviennent tout le temps et, même s’il sait bien que cette histoire n’est tout de même pas la sienne, Dembo Diatta comprend et partage l’angoisse ambiante. Certes, n’ayant jamais vécu en France, il n’avait jamais eu non plus un numéro de Charlie Hebdo entre les mains. Il avait cependant souvent croisé les caricatures de Cabu et de Wolinski dans d’autres journaux et il les avait toujours trouvées à la fois féroces et d’une mystérieuse  tendresse à l’égard de ceux qu’ils croquaient. Dembo Diatta n’avait pas envie d’apprendre qu’ils avaient été froidement abattus. C’aurait été comme autant de coups de feu sur les petits sourires amusés et les hochements de tête admiratifs qu’ils avaient réussi à lui arracher de loin en loin au fil des ans.

Il en était là de ses nostalgiques cogitations quand un reporter appela le studio pour faire le point des événements. Tout semblait aller très vite et Dembo Diatta crut percevoir une indéfinissable jouissance, une intense jubilation même, chez tous ces journalistes qui se succédaient à l’antenne. D’avoir pensé cela lui fit toutefois éprouver un peu de honte. Loin de lui toute intention de juger qui que ce soit. « Mais tout de même, se dit-il, ces catastrophes collectives, les gens qui ont eu la chance d’y survivre sont rarement aussi malheureux qu’ils essaient de le faire croire. »

Dembo Diatta avait beau essayer de garder une distance secrètement ironique avec tout ce tohu-bohu, cela restait malgré tout une journée spéciale. Et puis voilà, le hasard l’avait placé au cœur de cette histoire.

Retrouvez la suite de cette fiction inédite de notre éditorialiste, Boubacar Boris Diop, sur SenePlus, vendredi prochain.

 







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