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Comme Un DÎner D’adieu (2/4)

Comme Un DÎner D’adieu (2/4)

Alors qu’il ne prenait presque jamais l’initiative d’une conversation avec un inconnu, il eut une envie irrépressible de dire quelque chose au taximan. Faisant fi de son air maussade, il lui lança en se trémoussant sur son siège : « Ho là là ! C’est quoi, ce qu’ils racontent à la radio ? Ils sont complètement mabouls, ces types ! » Tout le monde parle ainsi, par prudence, dans de telles circonstances. Une petite phrase munie d’un parachute, consensuelle mais bien énigmatique, à y regarder de plus près. L’autre lui jeta un rapide regard dans le rétroviseur puis fit comme s’il ne l’avait pas entendu. Le taximan était, comme on dit là-bas, un jeune « issu de la diversité ». Cette façon bien entortillée de ne pas savoir quoi dire des gens, dans quel cagibi coincer leur âme, avait toujours amusé Dembo. Il sourit intérieurement : « Leur société est assez compliquée, quand même, mais faut pas se moquer, j’imagine que tout ça, des racines qui poussent de partout, sauvagement en somme, ça ne doit pas être facile à vivre tous les jours. » D’ailleurs, n’avait-il pas secrètement cru, lui-même, que du seul fait de leur histoire plus ou moins commune le chauffeur de taxi et lui ne pouvaient que fraterniser, surtout en une occasion pareille ? Qu’ils allaient, après avoir déploré le carnage (‘’Wallaay, mon frère tu as raison, ça n’est pas bien de verser comme ça le sang des innocents, chez nous la vie humaine est sacrée même s’ils passent tout leur temps à nous traiter de barbares !’’) dériver peu à peu vers des propos moins consensuels (‘’Paix à leur âme mais ils l’ont bien cherché, ces provocateurs, par Allah, la vérité ne peut pas être le mensonge !’’) Dembo voyait bien le gars pronostiquer avec gourmandise de nouveaux carnages (‘‘Et c’est pas fini, mon frère, wallaay c’est pas fini, je les connais ces jeunes !’) avant de se lâcher enfin complètement (‘’Que voulez-vous, mon cher cousin ? Quand tu colonises et quand tu tues pendant des siècles, il y a le boomerang après, boum, c’est scientifique, ça !’’)

Mais avec ce taximan-là, rien ne se passa comme espéré. Dembo et son compagnon de voyage furent bien plus près d’en venir aux mains que de se défouler gaiement sur les colonialistes de tous poils. Rue Mélusine, le type ne daigna même pas l’aider à poser ses deux caisses de livres sur le trottoir. Pour se venger, Dembo ne lui donna pas de pourboire et s’engouffra dans l’hôtel en laissant volontairement ouverte la portière de la voiture. De la réception, il entendit le chauffeur la faire claquer violemment, en le traitant sans doute de fils de pute. Tout cela était bien puéril mais ce n’était pas la première fois que Dembo Diatta se comportait de façon aussi stupide à Paris. Cette ville avait le don de le mettre hors de lui pour un oui ou un non.

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Le hall du Galileo était silencieux. Ce n’était pas un de ces hôtels où des employés stylés et alertes, parfois plus raffinés que leurs clients, vont et viennent, s’emparent prestement de vos valises et vous dirigent vers quelque collègue à l’affût derrière son comptoir. Au Galileo, au contraire, on ignorait le client, supposé savoir quand même se débrouiller tout seul, comme un grand, et en quelque sorte puni de ne pouvoir se payer un hôtel moins merdique.

Aussitôt étendu sur le lit, il fit le tour de ses chaînes de télé favorites. Toutes passaient en boucle l’image du policier Ahmet Merabet exécuté en pleine rue. Elles insistaient aussi, curieusement, sur le fait suivant : le tueur ne s’était même pas arrêté. Un brave père de famille tué d’une balle dans la tête, juste comme ça, en passant. Chaque fois qu’il revoyait la scène, Dembo Diatta, troublé par le geste absurde de la victime implorant la pitié de son bourreau, se demandait ce qui peut bien se bousculer dans la tête d’un être humain à la seconde même où il sait que pour lui tout va brutalement s’arrêter. C’était à la fois trop dur et trop con, tout cela.

Et puis il y avait dans toutes les émissions spéciales ces intellos aux airs importants qui défilaient pour analyser, fustiger, témoigner, rendre hommage, menacer,  etc.

Tous ces énergumènes étaient payés pour parler et ils le faisaient à tort et à travers, jusqu’à l’écœurement. La vox populi médiatique, en somme. Et les autres, les citoyens ordinaires ? Eh bien, ils écoutaient et les âneries qu’ils entendaient allaient se transformer peu à peu dans leur cerveau, selon un implacable et mystérieux processus, en opinions fermes et claires, hardiment assumées. Aussitôt après s’être dit cela, Dembo Diatta, toujours scrupuleux, se rectifia : « Non, pas tous, bien sûr. Mais bien l’immense majorité du bon peuple…» Le visage fermé du jeune taximan remonta à sa mémoire et il eut un brusque geste d’irritation. Au cours de ses années d’errance de par le monde, d’un colloque à Amsterdam sur le théâtre africain à un atelier sur les techniques du mime au Kenya, il n’en finissait pas de boitiller sous le poids de mesquines querelles, bien souvent avec des inconnus simplement incapables de supporter la couleur de sa peau. Cette histoire avec le taximan était une nouvelle bataille de perdue et il aurait bien voulu retrouver le bonhomme pour lui apprendre à vivre. Mais pouvait-il lui reprocher son refus obstiné d’ouvrir la bouche ? Le grand trou de silence au cœur de la ville, ce mélancolique jeune homme ne l’avait tout de même pas creusé tout seul.

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La liberté d’expression, c’est bien beau, mais à quoi ça sert, vraiment, quand personne n’a juste rien à dire ? Dembo Diatta comprenait bien que dans des situations aussi complexes chacun finisse, pour le repos de son esprit, par s’en remettre à la nouvelle race de griots, détenteurs de la parole vraie et seule source du savoir. Et ces derniers disaient sur un ton posé, qui cachait mal une sourde colère, que quelque chose de colossal était en route et qu’il fallait hélas s’y préparer. La survie de la nation. Le legs des ancêtres. ‘’Oui, ça peut paraître ringard et je suis le premier surpris par mes propres mots mais l’heure est grave, ne perdons pas du temps à finasser !’’ Nos valeurs sacrées. Nous autres, l’ultime refuge de l’Esprit humain : osons enfin le dire, c’est si évident, ne soyons pas hypocrites. De tels propos, souvent entendus bien avant cette affaire, lui avaient toujours fait peur. Et si c’étaient là les petits accès de rage et de folie menant tout droit, le cœur en fête, aux grandes boucheries de l’histoire humaine ? « Il y a quelque part, songea Dembo, des types puissants pour qui nous les êtres vivants ne sommes que des lignes fines et sombres virevoltant et se croisant à l’infini sur un globe lumineux. Que l’heure vienne, pour les Maitres occultes du monde, d’éliminer ces p’tites choses-là, les humains, ils le feront sans même y penser, comme un prof efface du tableau noir sa leçon de la veille. Et ces fous au cœur froid, leur pouvoir est devenu quasi illimité grâce à la science. » De l’avis de Dembo, contrairement à une idée répandue, les nouvelles technologies de la communication, et en particulier les réseaux sociaux, servaient bien plus les desseins des Etats et de groupes violents tapis dans l’ombre que le désir de liberté de Monsieur-Tout-Le-Monde. Rien de tel, pour ferrer ce dernier, qu’une avalanche d’informations se succédant à un rythme d’enfer ! A-t-il du mal à savoir quoi en faire ? Peu importe. On va s’en charger pour lui. Quelle officine avait, par exemple, concocté le slogan Je suis Charlie ? Il s’étalait partout, du haut en bas des immeubles parisiens et jusque sur les panneaux lumineux le long des autoroutes. Pour Dembo, il y avait quelque chose de bizarre dans cette façon de déclarer en se frappant la poitrine comme un gamin : moi, je suis quelqu’un de bien, je veux d’un monde où personne ne sera jeté en prison pour un article de presse ni immolé en combinaison orange-Guantanamo dans une cage en fer.

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Par association d’idées, Dembo Diatta se souvint d’avoir lu au « Musée de l’Holocauste » à Washington le mot d’un poète allemand : « Celui qui commence à brûler des livres finira tôt ou tard par brûler des êtres humains. » Ce n’était peut-être pas la phrase exacte de Heinrich Heine mais c’était bien le sens de ses propos. Et il savait bien que les tueurs de ce 7 janvier et leurs lointains inspirateurs détestaient plus que tout le théâtre, sa raison de vivre à lui, Dembo Diatta. En plus de tout cela, il continuait à se sentir en complicité intellectuelle avec au moins deux de leurs victimes. La mort brutale, le matin même, de Cabu et Wolinski, c’était comme une affaire personnelle, en tragique résonance avec sa mémoire et sa jeunesse estudiantine, presque comme le décès de proches.

La première partie de cette nouvelle est à lire ici 

Retrouvez la suite de cette fiction inédite de notre éditorialiste, Boubacar Boris Diop, sur SenePlus, vendredi prochain.







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