Dans les rapports de domination qu’elle a entretenus et qu’elle continue d’entretenir avec la majorité de ses anciennes colonies d’Afrique en général, et d’Afrique subsaharienne en particulier, la France a souvent adopté la stratégie dite du lâcher pour mieux tenir. Celle-ci consiste à faire semblant de faire certaines réformes et/ou « concessions» afin de préserver les avantages et privilèges qu’elle tire des relations (néo)coloniales avec les pays de son pré carré africain. C’est aussi une façon de calmer les ardeurs de ceux qui réclament la souveraineté totale de leurs pays en exigeant une révision complète des rapports souvent léonins les liant à l’ancienne puissance coloniale. L’histoire recèle d’exemples pouvant étayer ces propos.
Humiliée, traumatisée et épuisée par la guerre d’Indochine à laquelle mirent fin les Accords de Genève de juillet 1954 – l’année où commença à couver le feu algérien -, l’ancienne métropole, tout en espérant garder son ex-colonie de peuplement devenue département français au fil des années, préféra se séparer, à son corps défendant, du Maroc et de la Tunisie en leur accordant l’indépendance respectivement le 2 mars et le 20 mars 1956. Ainsi choisit-elle de lâcher ces deux pays pour s’accrocher à celui qui était sans doute le plus important à ses yeux afin d’éviter l’embrasement général de la région. D’autant que celui-ci pouvait entraîner la perte totale du Maghreb francophone, et avec lui ses nombreuses ressources naturelles et son bel emplacement stratégique.
Craignant que la lutte armée en Algérie ne fît des émules dans ses colonies de l’Afrique noire par effet de contagion, la France y desserra un peu l’étau de la domination avec l’adoption de la Loi-cadre Defferre en 1956. Celle-ci élargit les pouvoir locaux avec la création de Conseils de gouvernement élus suffrage universel. Mieux valait lâcher un peu de lest en octroyant quelques libertés pour toujours tenir les colonies que de faire face à de multiples soulèvements populaires déstabilisateurs pouvant être engendrés par les désirs d’autonomie qui devenaient de plus en plus grands après la seconde guerre mondiale et aussi avec l’accession à l’indépendance d’autres pays africains.
Le Général de Gaulle abonda dans le sens des réformes que la Loi-Cadre Deferre avec la Communauté franco-africaine. Bien que plus d’autonomie fût accordée aux colonies, les véritables manettes du pouvoir restaient entre les mains de la France, qui fit de son mieux pour préserver son empire, tout en évitant d’aborder la question d’indépendance et menaçait même ceux qui seraient tentés de la réclamer. La Guinée en fit les frais par son Non en 1958, même si le choix lui en avait été donné. Au final, l’Union française de 1946, la Loi-cadre de 1956 et la Communauté franco-africaine de 1958 n’ont été que des formes différentes de la mise en application de la stratégie du lâcher pour mieux tenir permettant à la France de s’adapter aux réalités sociales, économiques et politiques des temps changeants afin de préserver son empire colonial.
Lorsque les indépendances devinrent inévitables au début des années 60, la France consentit à les accorder à la plupart des territoires sous sa domination, non sans les avoir corsetées par différents accords politiques, économiques et de défense… qui jetèrent les bases des relations néocoloniales entre elle et ses futures ex-colonies. Ces mots de Michel Debré, tirés de sa lettre adressée à Léon Mba, futur président du Gabon, constituent une preuve irréfutable de la stratégie de Paris du lâcher pour mieux tenir : « On donne l’indépendance à condition que l’État s’engage une fois indépendant à respecter les accords de coopération signés antérieurement : il y a deux systèmes qui entrent en vigueur en même temps : l’indépendance et les accords de coopération.. L’un ne va pas sans l’autre[1].» Cela était valable pour presque toutes les colonies qui allaient accéder à l’indépendance. Ce qui a fait dire, à juste titre, à François-Xavier Verschave que : « Les pays francophones au sud du Sahara ont été, à leur indépendance, emmaillotés dans un ensemble d’accords de coopération politique, militaire et financières qui les ont placés sous tutelles[2].»
Dans l’Archipel des Comores – Anjouan, Grande Comores, Mohéli, Mayotte –, alors que le référendum d’autodétermination du 22 décembre 1974 a vu massivement triompher le oui en faveur de l’indépendance (94,5%), l’État français décida unilatéralement de prendre en compte les résultats île par île et non pour l’ensemble de l’Archipel. Cette décision était en porte-à-faux avec la position de l’ONU et était surtout en contradiction avec la loi française du 23 novembre 1974, qui énonce dans son article 5 : « que si le classement des résultats se fera île par île, la proclamation en sera globale[3].» C’est ainsi que l’île de Mayotte, où le non l’avait emporté à 63.22%, est restée dans l’escarcelle française à la suite d’une « élection à la Naegelen» qui y avait été organisée plus tard et qui avait conforté la volonté française. C’est dire que la France n’accepte presque jamais de perdre totalement les avantages qu’elle tire de la plupart de ses anciennes colonies africaines. Elle peut consentir à lâcher du lest, mais jamais à lâcher prise.
Cette stratégie multi-décennale, sinon séculaire, du lâcher pour mieux tenir – qui pourrait être l’autre nom du refus viscéral de Paris de décoloniser -, est en droite ligne avec l’adoption par la France du projet de loi entérinant la fin du franc CFA ce 20 mai 2020… Car avec l’ECO, bien que l’appellation CFA change, les comptes d’opérations et les représentants français dans les trois différents Conseils d’administration des 3 Banques Centrales vont disparaître, la France reste grandement présente dans cette monnaie et garde de nombreux avantages puisque c’est elle qui la garantit et qu’ il y aura entre autres toujours le principe de la convertibilité illimitée – qui fait mal aux pays membres de la zone franc -, et celui de la parité fixe avec l’Euro, sans oublier le fait qu’elle « se réserve le droit de revenir dans une instance de décision, en l’occurrence le conseil de politique monétaire [4]». Il importe aussi de mentionner que l’ancienne puissance coloniale a « courcircuité» la CEDEAO en compromettant son vieux projet de monnaie commune et surtout qu’elle refuse de voir le Nigéria menacer son emprise sur ses ex-colonies d’Afrique de l’ouest en devenant leur leader dans une organisation monétaire sous-régionale. La stratégie du lâcher pour mieux tenir a merveilleusement fonctionné avec le tour de passe-passe de changement du CFA en ECO.
La France est prête à tout mettre en œuvre pour défendre ses intérêts sur le continent. Elle doit par conséquent trouver sur sa route une réponse à la hauteur de ses ambitions. Mais celle-ci ne pourra lui être apportée que par un ensemble fort et d’après une stratégie bien définie et bien réfléchie. L’ancienne métropole est restée cohérente avec elle-même depuis le début de sa longue odyssée coloniale. Maintenant, c’est à nous de l’être avec nous-mêmes et avec nos revendications.
[1] Michel Debré, lettre adressée à Léon Mba, datée du 15 juillet 1960… cité par Said Bouamama, Planter du blanc, Chronique du (néo)colonialisme français, p.14
[2] François-Xavier Verschave, La Françafrique : le plus grand scandale de la République, p.86
[3][3] André Oraison, Quelques réflexions critiques sur la conception française du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à la lumière du différent franco-comorien sur l’île de Mayotte, Cité par Said Bouamama, Ibid p.113
[4] http://www.rfi.fr/fr/afrique/20191221-macron-ouattara-annonce-remplacement-franc-cfa-afrique-ouest-eco