L’endroit est magnifique. C’est l’un des lieux les plus charmants de Dakar. Un panorama étiré qui ressemble au cliché parfait et témoigne de la beauté de la presqu’île. En haut, quand le regard toise les deux crêtes de la mosquée de la Divinité, que tournoient dans la voûte ouverte aigles et corbeaux, que le cliquetis des vagues résonne tout près, que d’invisibles voix d’humains et de voitures mugissent, que le crachotement de l’eau cogne les escarpements rocheux, que le soleil vogue très haut et déchire l’azur et que le vent flotte dans le vide, que l’on voit s’élever le ciel et s’approcher la mer, que les odeurs mêlées du poisson et du sel marin fouettent les narines, le cœur peut alors savourer une tempête d’enchantement. Lorsque l’on descend, en prenant les escaliers où la route en courbe bitumée, le frémissement s’atténue. On pense aussitôt à remonter pour replonger dans le bonheur des éléments.
Il est bientôt midi lorsque je décide d’aller faire un tour au quai de pêche de Ouakam. Aujourd’hui, j’ai terminé plus tôt mes activités de la matinée et l’océan me manque. Nous avons quand même beaucoup de chance, d’habiter une ville ceinturée par la mer. Si je le pouvais, je profiterai tous les matins et tous les soirs du grand bleu. Là, ça faisait une semaine que je n’avais pas goûté à la brise marine. D’habitude, je suis face à la mer les dimanches matin, très tôt, quand je vais à Rufisque. Ce qui est impossible avec la situation actuelle. Du coup, c’est quand je peux, ces jours-ci. Je vais alors à Ouakam, aux Mamelles ou à Ngor.
En bas, en face de la mosquée, une jument blanche et un cheval gris sont attachés. Ils broutent du foin. Devant eux, des pêcheurs réparent leurs filets. Trois voitures sont garées à côté. Une note est collée sur un mur. « Recommandation du quai : respect de la distance, port du masque obligatoire, se laver les mains. » Deux gamins dirigent des moutons lavés vers la montée. Sur les étables du quai, l’animation est plus faible que d’habitude. Mais il y a du monde. De nombreuses pirogues sont stationnées. Au milieu de celles-ci, quelques barques se démarquent. Elles sont en fibre de verre, brandées « Sénégal Émergent », commercialisées par la Compagnie française en Afrique de l’Ouest. Elles s’incrustent dans le décor, tels des spectateurs isolés, qui rient d’une mauvaise farce. Sur le rivage, une jeune femme, métisse ou arabe me semble-t-il, s’est accroupie en tailleur. Au milieu de la plage. Comme si elle voulait posséder tout l’horizon et ne rien manquer du paysage. Elle porte une abaya rose. Son foulard dissimule la partie inférieure de son visage. On voit juste le contour de ses yeux ainsi que son front.
Une pirogue vient de débarquer. C’est un peu la cohue. Je m’approche. Un vieux discute avec une femme. Il a un petit sourire qui semble figé dans son visage. Des yeux malins et vifs. Le masque attaché à son cou ne protège ni son nez, ni sa bouche. Une espèce de raie très noire, avec une longue queue pointue est jetée par dessus bord. Personne ne semble s’y intéresser. Un chien pouilleux vient fureter près de l’animal de mer. Il a des yeux attendrissants. Il suit la foule agglutinée autour de la pirogue. Le vieux me renseigne sur la pêche du jour : brèche et tël-tël. La femme, à ses côtés, accroche un sac noir sur son épaule. Elle est habillée en ensemble wax rouge. Ses épaules baissées soutiennent un corps massif. Elle empoigne un sachet en plastique dans sa main droite. Ses doigts courts retiennent un smartphone, Samsung, dans l’autre main.
Je m’éloigne. Une pensée rapide s’échappe. Saer Seck, Alioune Ndoye, pavillons chinois et européens. Tout ça est loin de ce quai de marins. Ce beau monde est-il préoccupé par le tumulte sur les licences de pêche, et la surexploitation de nos écosystèmes marins et littoraux ? Ces pêcheurs sur le rivage ne sont pas organisés en conglomérat. Ils n’ont pas les soucis existentiels des puissants : se doter de biens exclusifs et influencer l’opinion. Ils ont très peu d’accès à l’information pour défendre des causes sophistiquées. Ils vont à la mer, toujours plus loin, portés par la nécessité. Risquant leurs vies et leurs libertés, pour nourrir leurs familles. Ils sont au milieu d’une grande mêlée, dont ils sont les acteurs exclus. Pêcheurs minuscules, éparpillés. Entre grands prédateurs, bourgeoisie compradore, État en échec. Qui organisera ces braves gars, en bloc compact ? Leur enseignera l’économie de la mer ? Et leur rendra leur pouvoir latéral ? Et leur dira leur force ? Et les engagera à la conquête de ce qui leur revient de droit ? Ce n’est pas la mission des rentiers. Toute la question de l’essor économique et social, au Sénégal, tient sur une problématique simple : comment déverrouiller l’inconscient politique des sans-grades ?
Plus loin, des enfants jouent. Ils courent dans tous les sens. Torse nu. Un petit groupe a rejoint un matelas de rochers, à environ 50 mètres de la plage. Deux d’entre eux s’empoignent. Ils se cherchent des histoires. Tout d’un coup, un cri de garçon sonne l’alerte. « Le policier arrive ! » Il s’agit en fait d’un gendarme, de l’escadron monté. Il avance nonchalamment vers les gamins. Leur demande de sortir de l’eau. Les premiers qui s’exécutent sont priés de s’asseoir presque à ses pieds. Les autres arrivent sans s’affoler. Je me dis qu’il va juste les gronder. De toute façon, il ne peut rien faire d’autre. Ce spectacle m’amuse et me ramène loin dans mes souvenirs. Me rappelle Ndeppe, Xooti-ba, Cap des biches. Les excursions. Quand j’avais l’âge de ces garçons, et que j’étais insouciant.
Nous étions alors quatre garnements. Ousseynou, Gana, Cheikh et moi. Inséparables. Nos parents ne pouvaient pas imaginer tout ce que nous faisions. Dès que l’occasion se présentait, nous courrions à bride abattue vers tous les sentiers de la ville. Nous trouvions le moyen de nous échapper. Pour partir explorer de grands dangers. Comme lorsque nous nous en allions trouver notre bonheur à la mer. Nous longions alors la côte, en escaladant souvent les rochers. Place Gabard, Këri Suuf, Ndeppe, Dënku, Jokkul. Puis nous allions nous jeter sur le canal qui déverse, dans l’océan, les effluents de la centrale électrique du Cap des biches. Pour un bain chaud, très dangereux. Nous ne savions même pas nager. Au retour, il fallait masquer les traces de sel dans les interstices du visage et des mains. Nous passions devant une boutique, pour trouver le liquide visqueux qui s’échappait des fûts d’huile et nous en enduire le corps. Si ce n’était pas la mer, c’était les champs. Nous partions parfois traînasser à Jacaranda. Armés de lance-pierres. Piètres chasseurs, nous revenions tout le temps bredouilles.
Éraflures. Il y avait un pacte. Un accord sous les auspices du diable… Nous devions nous soutenir, immanquablement. Pour matérialiser ce contrat, nous avions tatoués nos bras. Nous avions choisi un symbole sans vraiment le comprendre : une croix gammée… Hitler nous fascinait alors. Je me demande, aujourd’hui, pourquoi. Mon tatouage, je me rappelle, avait mis plusieurs semaines à se cicatriser. La plaie s’était infectée et je l’avais cachée. Ce compagnonnage, fidèle et téméraire, m’a valu l’un des souvenirs de branlée les plus mémorables. C’était un jour de Noël. Je ne me souviens plus de l’année. Nous avions alors un match de foot, contre d’autres gamins du quartier de Këri Suuf. Nous jouions alors dans l’équipe de Place Gabard, nos alliés. Pendant la partie, un de mes amis s’est bagarré avec un petit de Këri Suuf. Je l’ai défendu en agressant son adversaire avec mon bracelet. Que j’avais dégainé comme un coup de poing américain. Le sang a jailli. Le pauvre a été blessé.
À la fin du match, j’avais presque oublié. Désinvolte, je gambadais par les rues de Rufisque, avec Gana. Ah, il y avait alors guet-apens ! Les chenapans nous suivaient. Ils m’ont roué de coups. Je pouvais à peine marcher. Pour cacher mes misères et le grand délabrement physique, qui suivirent ce quart d’heure, je déclarai le paludisme à mes parents. Et restai alité. Plusieurs jours de convalescence. De cette histoire, il me reste un goût immodéré pour le doute. Pour rester sur mes gardes. Toujours prêt. L’enfance est un beau continent. L’espace de la liberté. Du courage. Des vices. De la sincérité. Ces enfants sur le rivage me le rappellent. Ils se construisent dans l’adversité et les imprudences. Il faut leur souhaiter que leurs petits jeux les mènent vers une conscience de soi éclairée. Et que, de toutes leurs aventures juvéniles, il ne subsiste plus tard ni haine, ni obscurités. Mais une joie bien méritée. Le bonheur, un jour très lointain, de rire des souvenirs du passé.
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