Le Sénégal a hérité, en accédant à l’indépendance en 1960, un modèle administratif conçu et mis en place par les colons français pour asseoir leur domination et exploiter, au mieux, les ressources de leur colonie. Pour faciliter sa tâche de domination et de spoliation de nos ressources, l’Administration publique coloniale s’était adjointe d’une classe de fonctionnaires locaux. Dans le but d’obtenir leur collaboration, pleine et entière, à son œuvre de domination et de déprédation, l’État colonial français leur octroya un certain nombre de privilèges, lesquels leur conférait un statut social au-dessus de celui des citoyens ordinaires.
Depuis l’éclatement de son empire colonial, l’Administration française a su se renouveler, se moderniser et s’adapter, tant bien que mal, à l’évolution du monde. De son côté, l’Administration publique sénégalaise est restée, après 60 ans d’indépendance, avec le même modèle, hérité de son ancien colonisateur. Même si des réformes ont été entreprises, des changements opérés, des technologies introduites, il demeure que, dans son essence et sa quintessence, le modèle administratif est resté le même : une administration organisée pour profiter, d’abord, à ses propres agents, soit à une très petite minorité de privilégiés.
Un système taillé sur mesure au profit exclusif de son élite politico-administrative
La loi n°2019-17 du 20 décembre 2019 portant loi des finances pour l’année 2020 est arrêtée, à 3 258,45 milliards FCFA en recettes et à 3 708,95 milliards FCFA en dépenses. Ces montants se répartissent entre le budget général et les comptes spéciaux du Trésor. S’agissant du budget général, il s’élève à 3 122,55 milliards FCFA en recettes et à 3 573 milliards FCFA en dépenses, tandis que les comptes spéciaux du Trésor sont dotés, en ressources et en charges, de 135,95 milliards FCFA.
Dans le budget général de l’État, les dépenses de personnel représentent 817,7 milliards FCFA, soit 23% des dépenses prévues en 2020. Elles englobent notamment les traitements et salaires en espèces, les primes et indemnités, les cotisations sociales, les traitements et salaires en nature, les prestations sociales, les prises en charge médicales et autres. Selon la loi des finances de 2020, ces 817,7 milliards de FCFA correspondent aux dépenses de personnel de 160 334 agents. Ce qui donne une dépense moyenne annuelle de 5 099 979 FCFA par agent. Ce qui est énorme ! Ceci n’est qu’une moyenne, car tout laisse croire, au regard des émoluments de certains membres de l’élite politico-administrative rendus publics, que l’écart-type (servant à mesurer la dispersion), serait très élevé. Ce qui témoignerait de l’existence de grandes disparités, voire de profondes inégalités entre les agents de l’Administration publique sénégalaise.
À côté des dépenses de personnel, les autres dépenses courantes du budget général de 2020 représentent 947,43 milliards FCFA (311,85 milliards FCFA au titre des acquisitions de biens et services et 635,59 FCFA pour les transferts). Les 311,85 milliards FCFA destinés aux acquisitions de biens et services couvrent plusieurs dépenses de fonctionnement notamment celles relatives aux matériels et mobiliers (de logement et de bureau, matériels informatiques et de communication, matériels de transport, etc.), aux achats de biens (matières et fournitures de bureau, carburant, eau, électricité, téléphone, internet), acquisitions de services (frais de transports et de missions, loyers et charges locatives, entretiens et maintenance, frais de relations publiques, dépenses de communication, etc.).
Le cumul des dépenses de personnel et celles prévues pour les acquisitions de biens et services donnent un montant total de 1 129,55 milliards FCFA (817,7 milliards FCFA + 311,85 milliards FCFA). Soit 32% du budget général consacré uniquement aux dépenses de personnel et aux conditions de travail de 160 334 agents de l’Administration publique, c’est-à-dire à moins de 1% de la population totale du Sénégal (16,7 millions d’habitants en 2020). Ce qui pose plusieurs problèmes notamment celui d’ordre éthique et moral : comment moins de 1% de la population sénégalaise puisse capter, à elle seule, plus de 1 129 milliards FCFA du budget général alors qu’au Sénégal, selon la Banque Mondiale, « le taux de pauvreté était évalué à 46,7 % (…), le travail est essentiellement informel, d’où des salaires faibles, un sous-emploi et une protection sociale limitée ». Ces montants grimperaient encore si on y incluait les charges des comptes d’affectation spéciale, d’un montant de 113,7 milliards FCFA, destinées au paiement de traitements ou d’indemnités à des agents de l’État ou d’autres organismes publics dont 111,7 milliards FCFA pour le seul Fonds national de Retraite (FNR).
L’élite politique est également bien servie. En effet, la dotation de l’Assemblée nationale inscrite dans la loi des finances de 2020 s’établit à 17,8 milliards FCFA pour 165 députés, le personnel de soutien et son fonctionnement. Elle est de 6,6 milliards FCFA pour le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) avec ses 120 Conseillers, son personnel de soutien et son fonctionnement. Pour le Haut Conseil des Collectivités Territoriales (HCCT), une dotation de 8,6 milliards FCFA lui allouée pour ses 150 Hauts conseillers, son personnel de soutien et son fonctionnement. Ces trois institutions politiques absorbent 33 milliards de FCFA du budget général de l’État voté en 2020. Ainsi, le coût moyen annuel (toutes charges confondues) s’établit à plus de 107,8 millions FCFA pour un député, plus de 55 millions FCFA pour un Conseiller du CESE et 57 millions FCFA pour un Haut conseiller. Ce qui est hallucinant pour un pays pauvre !
Des artifices pour continuer à vivre sur le dos de l’État même après la période active : l’honorariat
La théorie de la reconnaissance développée par Honneth (2000) part du postulat selon lequel la valeur que chacun s’attribue dépend du regard d’autrui. À cet égard, la reconnaissance aiderait à bâtir une société plus juste, car permettant à chacun d’établir sa valeur à partir du regard des autres. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’honorariat comme tant d’autres formes et niveaux de reconnaissance.
Dans le cas qui nous concerne, la reconnaissance des personnes ayant exercé des fonctions ou appartenu à une profession, l’honorariat est tout simplement la possibilité qui leur serait offerte, après cessation de leurs activités, de se prévaloir de leur titre ou de leur grade, voire d’un titre ou d’un grade supérieur. Cette possibilité est généralement enchâssée dans les textes qui organisent le fonctionnement des institutions ou dans les statuts qui régissent l’exercice d’une profession. L’honorariat est accordé, généralement, sur proposition des pairs. Il ne constitue pas un droit automatique et, en plus, ne doit générer aucune incidence financière à la charge de l’institution ou de la profession qui le décerne. Bref, c’est un titre purement honorifique conféré à une personne en reconnaissance de sa contribution dans une institution ou au sein d’une profession. C’est ça le principe, et celui-ci est partout pareil dans le monde sauf au Sénégal.
Il existe un nombre incalculable de sénégalaises et de sénégalais, dans tous les domaines, qui se sont dévoués(es), corps et âme, à la construction du pays. Elles ou ils ont consacré toute leur vie active, parfois longue de plus de 40 ans, à faire progresser les choses dans leur domaine. Elles ou ils viennent de la sphère politique, de l’Administration publique, mais aussi des mouvements paysans, des professions libérales, des organisations non gouvernementales, des opérateurs économiques, etc. Autant de personnes méritantes à qui la Nation doit une reconnaissance. C’est là que certaines pratiques de l’élite politico-administrative relatives à l’honorariat peuvent relever de l’indécence doublées d’un abus ou d’un détournement de pouvoir. En effet, cette élite politico-administrative profite de sa position au sein de l’État pour travestir les principes et valeurs qui sous-tendent l’honorariat pour faire de cette forme de reconnaissance une source de privilèges une fois à la retraite. Le cas Aminata Tall, qui occupe le devant de la scène, est là pour le prouver. Ce cas, est loin d’être isolé comme le montre, par exemple, ceux des Inspecteurs généraux d’État (IGE) et des Magistrats.
Profitant de leur proximité avec le chef de l’État, les IGE ont fait passer la loi n° 2011-14 du 8 juillet 2011 abrogeant et remplaçant la loi n° 2005-23 du 11 août 2005 portant statut des Inspecteurs généraux d’État, modifiée par la loi n° 2007-17 du 19 février 2007 qui édicte en son article 27 que « les Inspecteurs généraux d’État ayant atteint la limite d’âge pour faire valoir leurs droits à une pension de retraite, et justifiant au moins de dix années de services effectifs cumulés dans le corps des inspecteurs généraux d’État, peuvent prétendre à l’honorariat. A ce titre, ils continuent de jouir des honneurs et privilèges attachés au corps ». Continuer à « jouir des honneurs » dus à leur corps, personne ne trouverait quelque chose à redire. Cela est tout à fait acceptable. Mais continuer à jouir des « privilèges attachés au corps» après la retraite, cela ressemble à une arnaque et au bénéfice d’avantages indus. Peu importe la nature et l’ampleur de ces privilèges (les IGE en ont beaucoup !), c’est une pratique qui méprise la morale et l’éthique.
La même remarque vaut pour les magistrats à qui les politiciens ne refusent rien pour des raisons que tout le monde connaît. En effet, la loi organique n° 2017-10 du 17 janvier 2017 portant Statut des magistrats prévoit en ses articles 66, 67 et 68 l’honorariat avec la possibilité de continuer «de jouir des honneurs et privilèges attachés à leur état ». Tous les décrets conférant l’honorariat à des magistrats à la retraite en notre possession terminent par cette disposition : « Le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice et le Ministre de l’Économie et des Finances sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret ». Ce qui prouve, incontestablement, que la décision de conférer l’honorariat aux magistrats à la retraite a des incidences financières (notification au ministère des Finances chargé de la mise en œuvre du Décret) au contraire des Professeurs d’Université, qui sont aussi méritants. Par exemple, le Décret n° 2004-1329 du 1er octobre 2004 conférant le titre de Recteur honoraire de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis au Professeur Ahmadou Lamine Ndiaye (c’est lui qui a démarré cette université et a réussi en faire une institution réputée par la qualité de ses enseignements) termine tout simplement par «Le Ministre de l’Éducation est chargé de l’exécution du présent décret». Ce qui dénote l’absence d’incidences financières de cette décision. Ceci conformément aux principes de l’honorariat.
Avec tout cela, on peut comprendre pourquoi il n’y a pas eu de changements en profondeur depuis 1960. L’Administration publique sénégalaise est aux mains d’une caste de privilégiés qui pense d’abord à ses propres intérêts avant ceux du peuple. C’est cela la triste réalité. Macky Sall, lui-même, a avoué, lors de la cérémonie de lancement officiel du Programme d’appui à la modernisation de l’administration que de 2012 à 2019 « plus de 307 milliards de FCFA ont été dépensés pour l’achat de véhicules ». Cela se passe de commentaires !