À force de nier les évidences, l’Amérique finit par poser un genou à terre ! Triste pour un pays qui se persuade d’être invincible. Le déferlement, la semaine dernière, de violences consécutif à la mort en direct de l’Afro-Américain George Floyd traduit l’affligeante incapacité des Etats-Unis à éradiquer les racines d’un mal profond : la haine raciale. Comment comprendre qu’un homme menotté par derrière sans opposer de résistance, de surcroît nu et à plat ventre sur le talus puisse représenter un danger pour ce policier qui ajoute le burlesque au comique de situation (la colère à la place du rire, bien évidemment) !
Derrick Chauvin -ça ne s’invente pas- a tué froidement G. Floyd qu’il accuse de détenir par devers lui un faux billet. De combien ? Et alors ! Et lui ? Petite cause, grand chaos ! N’est-il pas dépositaire de l’autorité publique pour pouvoir mettre aux arrêts un suspect sans violation du 6ème amendement de la constitution américaine ? Des spécialistes de la neutralisation, estiment sans ambages qu’un indélicat en état d’arrestation, une fois sous les menottes, sécurise tout le monde. Le flic Chauvin n’en avait cure. Il a déclenché une spirale de violence à travers tout le pays par son « genou assassin ».
Pourtant, en 2016 déjà, un footballeur américain de haute stature, Colin Kaepernick, s’était détourné de l’hymne américain lors d’une finale mémorable, poussant plus loin la force du symbole jusqu’à planter un genou à terre en signe de protestation contre les violences policières. Depuis, ce geste est entré dans la mémoire collective de victimes du racisme qui crient à gorge déployée que la promesse de l’égalité des droits n’a jamais été remplie aux Etats-Unis. Par milliers, les jeunes, affluant en masse au siège du commissariat de Police du 3ème district de Minneapolis, ont, dans un épais silence, brandi le poing comme signe de ralliement à une cause : « Black lives Matter ». Traduction : « La vie des Noirs compte ! »
Ils font écho à cet autre poing levé en octobre 1968 à Mexico par le fameux athlète Bob Beamon contre l’assassinat de Martin Luther King en avril de la même année à Memphis. Cela fait des décennies donc que la crise raciale s’enracine et s’aggrave. Des réseaux de haine se tissent au sein des Etats du sud, bastions des mouvements suprémacistes, que courtise avec assiduité le Président Donald Trump. En se rendant visibles, ils sonnent le réveil des antifacistes que Trump voudrait anéantir en les qualifiant de groupes terroristes.
Washington bougonne. La fronde se structure et s’étend. Marginale jusqu’ici, elle devient centrale. D’où l’appel aux militaires pour décréter l’état d’urgence dans plusieurs Etats. On le voit, plus d’un demi siècle après, le pays de Jefferson et de Lincoln, reste coltiné par la question raciale qui déchire la société, la réduisant à une inquiétante juxtaposition de communautés. Celle des Noirs, qui se disent Afro-Américains, ressemble à une kyrielle de troupes sans chefs charismatiques, à l’image justement de Martin Luther King, dont la parole porte et fait vibrer une nation.
Par un enchaînement de luttes, les unes plus mémorables que les autres, des droits civils et politiques furent conquis au détour d’une série de concessions du pouvoir blanc. A Harlem, les Blacks ont longtemps vécu le sentiment de dépossession quand, dans les années 80, des Coréens et des Japonais sont venus racheter à coups de milliards de dollars des terres qui leur appartenaient jadis.
« Nous voulons vivre. Nous sommes fatigués », disent en chœur les manifestants pacifiques dans d’interminables processions à travers l’Amérique des villes et des campagnes. L’Union Africaine suit la gravité de la situation et se dit préoccupée par « ces atteintes aux droits des Noirs ». Quel niveau de cruauté faudra-t-il atteindre pour susciter une large indignation ? se demande, pour sa part, l’ancien président du Bénin Nicéphore Soglo. Un déclic enfin ?
Les Afro-Américains représentent 13 % de la population totale US. A l’inverse ils font plus du quart de la population carcérale. Un poids démographique en net recul face à la montée des Hispano qui leur disputent désormais les avantages de « l’affirmative action ». La classe moyenne noire américaine n’arrive pas à se stabiliser du fait des crises cycliques qui affectent l’économie. Chaque année, ils sont des centaines de milliers à basculer dans le dénuement. Ils sont sous bancarisés. Pour survivre, certains d’entre versent dans l’informel quand d’autres s’adonnent à la drogue ou à la criminalité. Pas de doute, l’absence de perspectives ouvre des perspectives mais moins reluisantes.
Le manque d’apôtres de la paix ou de missionnaires de sacerdoce prive aujourd’hui le pays d’un leadership incontesté qui lui échappe d’ailleurs de plus en plus. Sous nos yeux, la politique se dissout. Elle se désagrège en même temps que la société américaine perd sa cohésion. En un mot son unité s’effrite. L’Amérique chahutée ? Pas encore car elle a une force résiduelle impressionnante.
En revanche, le danger guette ce pays de paradoxes. Trêve de dissertations sur les troubles découlant du meurtre de G. Floyd. Il s’agit maintenant d’ouvrir grands les yeux sur les hypothèques qui pèsent sur la plus grande démocratie du monde. L’est-elle encore ? Le contexte qui y prévaut est anxiogène. Des périls bien réels menacent la grande puissance. Quand des fautes manifestes de pilotage s’y ajoutent, le cocktail explosif n’attend, pour détonner, qu’un prétexte aléatoire.
L‘ambiance de Far West observée cette semaine dans cet Etat du Midwest a servi de détonateur d’une crise qui couvait depuis de longues décennies. L’exacerbation des haines vient troubler la quiétude d’une partie de l’Amérique profonde scindée en deux : d’un côté les riches et de l’autre, les exclus du système. Lequel ne se renouvelle pas. Il se sclérose. Et faute de remise à plat, il opprime plus que de raison, faisant de tous les citoyens des prisonniers de logiques qui se heurtent au quotidien. Les Noirs en premier le sont doublement : désavantagés par les inégalités, ils vivent pour la plupart d’aides basées sur une politique sociale mal adaptée.
A force de recevoir, les plus démunis d’entre eux s’enferment dans une « mémoire d’oppression en doutant plus de leurs capacités que du racisme dont ils sont les victimes », souligne l’universitaire de renom Shelby Steele. Il pointe aussi la « culpabilité des Blancs » en délicatesse, ajoute-t-il, avec leur conscience du fait de la longue pratique de l’esclavage. Près de 400 ans de servilité forgent des mentalités, pas pour les mêmes raisons certainement. Le préjugé de l’infériorité des Noirs est logé dans la mentalité blanche, relève encore, Pr Shelby Steele qui regrette toutefois que ceux qui ont prétendu succéder à Dr. Martin Luther King « n’avaient pas son exigence ».
En clair, ils ont enfoncé le statut de victimes et réclamé de la culpabilité blanche des compensations et des traitements préférentiels au nom de « l’affirmative action ». Celle-ci a fait son temps. Dévoyée de ses objectifs initiaux, elle a laissé s’installer une caste de politiciens qui confisquent cette « discrimination positive » pour fonder un pouvoir racial vigoureusement combattu par l’économiste Thomas Sowell et le constitutionnaliste Stephen Carter, brillants universitaires qui font autorité dans leurs domaines respectifs au sein de l’intelligentsia américaine.
L’Amérique a beaucoup perdu : sa puissance, son prestige, sa grandeur, ses pôles d’attraction, son rêve, son mythe fondateur… Elle n’est plus le chef incontesté d’un monde devenu multipolaire depuis la chute du mur de Berlin en 1989. Pour preuve : elle n’est plus présente simultanément sur plusieurs théâtres d’opérations à la fois. Un signe…