L’exécution de George Floyd vient de réveiller les consciences aux États-Unis et dans le monde entier. L’indignation d’aujourd’hui n’a d’égal que le silence d’hier. Indignons-nous encore et encore comme nous y invitait Stéphane Hessel, le vieux résistant au visage solaire. Cette fois encore, la victime est morte sous nos yeux, étouffée. Son dernier cri, « I can’t breathe », nous hante. Un énième meurtre en direct, live et stéréo, et le feu social et politique qui couvait depuis longtemps de refaire surface. « La prochaine fois, le feu », nous avait pourtant avertis James Baldwin, le clairvoyant écrivain natif de Harlem qui repose à Saint-Paul de Vence. Les grands esprits n’ont prêté attention à sa prophétie qui date de 1963. Ils ont eu tort. Mille fois tort. Nous aussi, nous avons eu tort avec eux. Coupables de lâcheté, comme eux.
Après le meurtre de Breonna Taylor, d’Ahmaud Arbery, d’Eric Garner et de tant d’autres, fauchés souvent dans la fleur de l’âge et pour leur couleur de peau, les polices locales ou fédérales ne semblent pas entendre l’avertissement tant elles se voient intouchables. « La prochaine fois, le feu » ! La liste de victimes s’allonge. Les assassins n’ont rien eu à déplorer, pas même une égratignure sur leurs CV. Les pleurs, les cris, les traumas sont pour les familles. Surtout les mères Courage, toutes larmes avalées, dignes devant les caméras. Le feu, la première fois, avait pourtant prévenu James Baldwin solennellement, consciemment, les yeux dévorés par la lucidité. Nous n’avons jamais eu sa lucidité.
Citons à présent les noms de nombres de victimes de ces dernières années en attendant que justice leur soit enfin rendue. Ils sont légion. Sandra Bland, Amadou Diallo, Aiyana Mo’Nay Stanly-Jones, Tony McDade, Pamela Turner, Matthew Ajibade, Rekia Boyd, John Crawford III, Michael Brown, Shelly Frey, Ezelll Ford, Dante Parker, Michelle Casseaux, Yvette Smith, Darnesha Harris, Laquan Mcdonald, Atatiana Jefferson, George Mann, Tanisha Anderson, Akai Gurley, Tamir Rice, Rumain Brisbon, Jerame Reid, Frank Smart, Natasha Mckenna, Tony Robinson, Anthony Hill, William Chapman II, Alberta Spruill, Walter Scott, Shantell Davis, Eric Harris, Philip White, Mya Hall, Alexia Christian, Brendon Glenn, Victor Manuel Larosa, Jonathan Sanders, Salvado Ellswood, Joseph Mann, Freddie Blue, Albert Joseph Davis, Darrius Stewart, Billy Ray Davis, Samuel Dubose, Troy Robinson, Christian Taylor, Sean Bell, Brian Keith Day, Michael Sabbie, Asshams Pharoah Manley, Felix Kumi, Keith Harrison McLeod, Junior Prosper, Anthony Ashford, Dominic Hutchinson, Paterson Brown, Lamontez Jones, Bettie Jones, Alonzo Smith, Tyree Crawford India Kager, Janet Wilson, Sylville Smith, Benni Lee Tignor, Yvonne Smallwood, Kayla Moor…
Le meurtre de George Floyd a ouvert la voie à une insurrection dont l’issue reste, pour l’heure, inconnue. Espérons que des fruits collectifs, des manières de guérison en sortiront pour panser le cœur de ce pays dirigé huit ans durant par un certain Barack Obama, qui avait enterré les attentes légitimement nourries par la communauté noire dont il était le visage présumé. Barack Obama est de ceux qui ont fait mine de prêter attention à la mise en garde de Baldwin, mine d’acquiescer, du bout des lèvres, avant de passer à d’autres tâches plus urgentes à leurs yeux. Et qui ont eu terriblement tort. Leurs mots, leurs contributions aujourd’hui ne rachèteront pas leur aveuglement passé. Il faut mieux, concluons-nous, avoir tort avec James Baldwin que raison avec Barack Obama.
Les États-Unis sont le paradis des communautés. Il arrive souvent qu’une même personne appartient à plusieurs, les unes essentielles comme la race ou la religion, et les autres contingentes comme la pratique d’un sport. A défaut d’être américain, j’appartiens à la communauté universitaire de Washington et plus spécifiquement à la communauté de mon université, George Washington, dont le campus se trouve à quelques pâtés d’immeubles de la Maison Blanche, qui n’a pas été épargnée par les manifestants. La distance ne m’empêche pas de suivre les manifestations qui déroulent dans la capitale et qui ont été impulsées par des collectifs d’Africains-Américains comme Black Lives Matter.
Surnommée hier Chocolate City par sa population majoritairement noire, Washington compte beaucoup de jeunes Africains-Américains sans travail ni espoir. Ces hommes et ces femmes qu’il m’arrive de croiser dans les transports publics me rappellent le neveu à qui James Baldwin adressait une des deux lettres qui composent son essai de 1963. Il était « coriace, sombre, vulnérable, ombrageux… [et] pour rien au monde » ne voudrait « pouvoir être pris pour un lâche ». Tour à tour coriaces, sombres, courageux ou vulnérables, les Africains-Américains que je croise dans mon quartier de Foggy Bottom travaillent là mais ils viennent du ghetto du sud-est de la capitale, ou de plus loin, des comtés limitrophes du Maryland et de la Virginie. Les derniers embauchés, ils sont les premiers virés pour cause de crise post-Covid. Ils n’ont pas eu le temps de digérer le prix fort payé au virus et à la mauvaise gestion orchestrée par le président lui-même.
De ma communauté, au sein de laquelle je vis et enseigne une partie de l’année, je reçois beaucoup de messages chaleureux et positifs. Ce mercredi 3 juin, le couvre-feu décrété par Muriel Browser, la maire de Washington, a été reconduit pour la troisième nuit consécutive mais la bonne humeur et l’optimisme des manifestants n’ont pas été entamés. Dans ma communauté, qui compte plus de 30 000 étudiants, nous sommes tous solidaires des luttes de la communauté noire et prêts à nous retrousser les manches pour l’avènement d’un changement réel et profond. Nul n’ignore la longue chaîne de responsabilité, du policier qui a étouffé la victime aux juges complaisants, des médias sensationnalistes aux milices suprémacistes jusqu’à aux tweets incendiaires de l’occupant de la Maison Blanche.
Les émeutes de ces jours-ci ne sont pas les premières ni les dernières que la capitale a connues. Celles de 1963 ou celles de 1968 sont encore marquées dans la mémoire collective. Et hier comme aujourd’hui, il s’est trouvé des milliers de Washingtoniens de toutes les couleurs et de tous les âges pour battre le pavé. Pour manifester pacifiquement, exercer les droits civiques mais aussi pour arrêter les pillards, éteindre les incendies, hâter par leurs corps, leurs slogans et leurs cris d’exaspération l’avènement d’une société un peu plus juste parce qu’un peu plus réconciliée.
Malgré son titre rugueux et son propos parfois mordant « La prochaine fois, le feu » n’est pas un appel aux armes. Bien au contraire, c’est un appel au bon sens, à la réflexion historique, à l’amour élevé au plus haut rang. Si le meurtre de George Floyd perpétré par Derek Chauvin a bien eu lieu à Minneapolis, son onde de choc a atteint toute la planète. Elle a attiré l’attention sur d’autres meurtres commis ici même en France, ravivant des douleurs, touchant à nouveau des familles endeuillées. Il serait facile de s’indigner de la mort qui sévit au loin, dans le Minnesota ou la Georgie, et de jeter un voile pudique sur celle qui surgit malheureusement à Marseille, Clichy-la-Garenne, Paris ou Beaumont-sur-Oise, fauchant un Adama Traoré en 2016 ou un Cédric Chouviat en 2020, pour ne citer que deux exemples.
Si je n’étais pas loin de Paris, je serais allé me réchauffer le cœur au milieu des 20 000 personnes rassemblées par le comité « la Vérité pour Adama » ce 2 juin 2020. Il n’est pas incongru de traduire « Black Lives Matter » par « La prochaine fois, le feu ! » Il n’est pas déplacé d’imaginer Adama Traoré en petit frère de George Floyd. Il me faut saluer enfin ces foules immenses, bigarrées, solaires et solidaires rassemblées à Paris, Toulouse ou à Fort-de-France. Elles disent simplement : « La prochaine fois, le feu ! » Il est encore temps de leur prêter une pleine attention.
Ecrivain, né en 1965 à Djibouti, Abdourahman Waberi vit entre la France et les Etats-Unis. Il a notamment publié « La Divine chanson » (Zulma, 2015) et « Pourquoi tu danses quand tu marches » (Jean-Claude Lattès, 2019). Il a aussi fait paraître le « Dictionnaire enjoué des cultures africaines », co-écrit avec Alain Mabanckou (Fayard, 2019).