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Les Villas De KËr Goorgi

Les Villas De KËr Goorgi

Vendredi 12 juin 2020. J’attends, patiemment, dans la voiture d’un ami. Il est entré dans une boutique pour acheter un ruban adhésif. Il doit relier son permis de conduire, dont une partie s’est complètement détachée. Il va se rendre au Cices, pour le remplacer. Il est un peu à la bourre. Nous avions rendez-vous, le matin. Le temps est passé très vite. Du siège passager où je me suis installé, j’observe plusieurs acteurs, dans les scènes qui se déroulent dehors. Sur ma gauche, une femme tient la moitié d’une baguette de pain, devant une petite cantine. Son visage est renfrogné. D’un air menaçant, elle lance des invectives à l’homme qui tient le petit commerce de proximité. J’entends sourdement sa complainte. À une distance d’environ 20 mètres, un peu à droite de la boutique de fortune, un homme est assis sur une chaise en plastique. Il porte une chemise bleue et un pantalon noir. Une casquette masque son front. De l’autre côté de la rue, je peux voir des travailleurs dans un chantier. Mon attention se porte sur leurs manœuvres.

Quatre ouvriers sont à la tâche, dans une villa. En bas, l’un des maçons remplit un seau de ciment pétri. Un deuxième le prend et l’accroche à un appareil de levage. Sur le toit, le récipient est réceptionné par un autre camarade. Le dernier travailleur est un peintre. Il s’occupe du revêtement de la façade extérieure de la maison. Le bâtiment est en train d’être modifié. La villa d’origine a été surélevée. Elle est maintenant à la même hauteur que les habitations voisines. En jetant un coup d’œil rapide tout autour, je m’aperçois que la majorité des maisons a été changée. Pourquoi ? Chaque propriétaire a-t-il voulu démontrer une forme de supériorité, sur les autres ? C’est cette impression première qui se dégage. Comme s’il s’agissait d’un pari vulgaire. Où les ego, en situation de compétition, n’arrivent plus à s’arrêter. Chacun s’entête. Les mises explosent. C’est insensé. Mais pour les parieurs le seul sentiment qui l’emporte, c’est à qui mieux mieux. 

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Nous sommes à la cité Kër Goorgi. L’un des quartiers les plus jeunes de Dakar. Le coin est devenu un nouveau centre d’affaires, et une zone de résidence fort prisé. En très peu de temps, sa côte est montée en flèche. ll est investi par la bourgeoisie et par beaucoup de dignitaires de l’ancien régime politique. La cité Kër Goorgi accueille de nombreux projets d’habitat et de bureaux. La spéculation foncière y est nerveuse. Cependant, elle est accablée par des constructions anarchiques et des problèmes d’assainissement. Elle est à l’image de nombreux quartiers de la capitale. Qui doivent faire face aux impensées des politiques d’urbanisme. Il y a, dirait-on, des caricatures architecturales. Informes et grotesques. En regardant ces pâtés de maison, nous pouvons tâter les pulsions de la bourgeoisie, les désirs des nouveaux riches. 

Qui sont les propriétaires ? J’ai l’impression qu’il s’agit de compétiteurs, engagés dans le faste et l’ostentatoire. Dans des enchères débridées et ridicules. Cela me fait penser à la « classe de loisir », mise en lumière par Thorstein Veblen. Ce groupe, qui a un penchant excessif pour le non-discret et le futile. Dont le but existentiel est de faire valoir, absolument, son statut social. Il conteste ainsi, peut-être de manière involontaire, le désir politique – l’intérêt général. À cette première impression, vient se greffer une seconde. Qui est liée à un trait de caractère profondément enraciné : la culture nobilaire. Comme le rappelle Cheikh Anta Diop : « Tout Africain est un aristocrate qui s’ignore. » N’est-ce pas cela qui favorise l’opposition à la philia – le sentiment du commun ? Dans la société sénégalaise, chaque individu peut mythifier sa lignée ancestrale. Il y a cette perception : nous n’acceptons pas au fond l’égalité. Chacun pour soi. Pour ses vœux de grandeur. Pour sa dynastie. Sa confrérie. Sa Bible. Son Coran. Sa maison surplombant celle des autres. Ainsi, sommes-nous organiquement dans des relations pathogènes. 

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L’esprit inégalitaire. La modification de ces villas répond à une certaine conscience. Il ne s’agit pas d’une architecture intelligente, durable. Qui puise ses sources dans l’art et les imaginaires endogènes. Dont le style raconte une histoire. Non. Aucun symbolisme ne ressort de ces corps de briques. Rien de tout ce qui s’offre aux yeux ne coupe le souffle. N’offre dynamisme spirituel, ancrage social, ou utopie. N’est prouesse architecturale. La fonction esthétique est maladroitement exprimée, en tout cas. Tout ce qui compte, aurait-on dit, c’est de s’élever au-dessus de son prochain. Et le regarder de haut. En glissant mon regard sur les bâtiments qui se dressent en face de moi, je ne vois que dysharmonie. Mais aussi, manque de maîtrise de l’urbanisation. Au-delà de cette cité et de ces maisons, pouvons-nous sentir l’âme de Dakar, à travers son architecture ? 

Les nations rayonnent d’abord par leurs œuvres de l’esprit. L’architecture raconte le dynamisme, les identités. Le génie d’un pays. Elle communique une idée, des symboles typiques. Des éléments abstraits et caractéristiques d’une civilisation. Elle est le témoin des prouesses d’un peuple. Mais que voyons-nous partout à Dakar ? Des immeubles raides. Sans souffle. Qui ne subliment aucun trait de culture. Des maisons, dressées artificiellement. On dirait de mauvais échalas d’un arbre, dont les racines sont pourtant très profondes. Qu’est-ce qui inspire nos constructions ? À quels emblèmes renvoient les contours, les formes géométriques, les décorations de notre architecture ? Les immeubles qui surgissent dans Dakar, sont pour la grande majorité, des objets de spéculations. Qui révèlent une désaffection des beaux-arts, mais aussi un déni de l’enjeu culturel. 

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Il serait difficile de trouver un caractère cosmogonique, en regardant les bâtiments de la cité Kër Gorgi. De même chercherons-nous, en vain, à travers ces blocs, les symboles identifiables du génie créatif sénégalais. À chacun son inspiration, où plutôt ses enchères. Les jeux de styles ne répondent guère à une forme d’expression artistique. Ni à des lois générales, ni à une transcendance culturelle. Tout est effroyablement insipide. Si nous devions faire une lecture politique de cette architecture, nous pourrions dire qu’elle atteste de la victoire des intérêts particuliers. De la grégarisation des appétits concurrentiels. De l’esprit clanique. D’une misère de l’imagination. Or, une société à besoin de principes, qui incarnent des valeurs supérieures d’élégance et d’harmonie. Des modes d’être qui disent haut l’idée d’égalité. Même si tout le monde n’a pas les mêmes moyens, ni les mêmes envies, un socle commun, visible et partagé, doit se manifester dans l’espace urbain et la vie sociale. Le patrimoine bâti reflète nos aspirations profondes. Surtout, le corps social se réalise pleinement dans l’architecture, qui est le premier art. Qui, avec la nature et l’ordre animal, est l’intermédiaire séculier des hommes.

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