La mort atroce de George Floyd aux États-Unis – dont chacun a pu voir en différé les images épouvantables – a suscité une réprobation quasi universelle. De leur côté, les bavures policières françaises ont également montré les errements injustifiables de ceux qui brutalisent sans raison au lieu de protéger. Au Sénégal, les réseaux sociaux se sont enflammés jusqu’à la caricature – et les média ont repris en choeur – autour de l’idée de mettre à bas la statue du général Faidherbe à Saint-Louis sous prétexte qu’il avait été le gouverneur de la puissance coloniale et qu’il avait à ce titre « tué plus de 20 000 sénégalais en huit mois » ainsi que le rappelle le Professeur Iba Der Thiam. C’est donc à 83 ans que cet éminent universitaire, agrégé d’histoire et titulaire d’un doctorat, ministre de l’Éducation nationale de 1983 à 1988, semble découvrir les horreurs de la colonisation et des guerres de conquête 1 !
Toute conquête militaire pour le pouvoir qu’il soit politique ou religieux entraine la mortvd’innocents. La stratégie de la terreur fut, hélas, également pratiquée par le chef tidiane El Hadj Omar Tall dans sa conquête du royaume bambara de Ségou ou contre l’empire peul du Macina. Et ce n’est pas le colon français qui mit à mort le grand chef de l’empire toucouleur mais les Peuls qui venaient d’assiéger Hamdallahi et qui poursuivirent El Hadj Omar jusqu’à sa mort par asphyxie dans les falaises de Bandiagara. Il faut relire, à ce sujet, Amadou Hampaté Ba dont le grand-père avait été enrôlé sous la bannière du chef toucouleur.
Ces précisions apportées et au risque d’aller à contre-courant, on pourrait considérer aujourd’hui que le Sénégal moderne fonde ses bases sur trois personnages majeurs : le général Faidherbe, son ennemi El Hadj Oumar Tall dont la force et le courage ont été justement célébrés, « un grand homme parmi les grands » selon la belle formule de Samba Dieng et son autre ennemi, Lat Dior Diop, 28e damel du Cayor2, vainqueur de la célèbre bataille de Ngol Ngol en 1863.
Le passé colonial du Sénégal fait partie intégrante de son histoire et participe à la construction du pays tout comme l’histoire des royaumes du Walo, du Cayor, du Baol, du Sine et du Saloum qui ont eu leurs heures de gloire mais aussi des heures sombres où l’esclavage était communément pratiqué à l’issue de guerres fratricides 3.
Le général Faidherbe4 a protégé l’islam – contre l’avis de l’Eglise catholique – en ouvrant des écoles laïques où les jeunes africains musulmans pouvaient apprendre le français tout en étant assurés du respect de leurs convictions religieuses. A ce titre, il sera d’ailleurs accusé par la presse cléricale de « livrer le Sénégal aux marabouts ». Par ailleurs, il favorisera les « mariages à la mode du pays », lui-même donnant l’exemple en contractant une union avec une jeune fille du Khasso, Doucounda Sidibé qui sera la mère de son fils Louis, mort à 24 ans de la fièvre jaune et dont on voit encore la pierre tombale dans le cimetière de Saint-Louis.
Vouloir aujourd’hui effacer le passé colonial est un non-sens ! C’est comme si les Français décidaient de raser tous les monuments gallo-romains sous prétexte qu’ils ont été construits par la puissance coloniale romaine5 ! Faudra-t-il au Sénégal faire table rase du passé et détruire tout ce que l’administration coloniale a construit jusqu’en 1960 ? Il faut savoir raison garder !
Le Pr Iba Der Thiam se souviendra qu’on a débaptisé le lycée Van Vollenhoven qui rappelait trop la puissance coloniale pour lui donner le nom – mérité – de Lamine Gueye. Mais sait-on que ce gouverneur général de l’A.O.F. oeuvra plus en faveur des tirailleurs sénégalais que le député Blaise Diagne ? Lorsque Clémenceau réclama en 1917 un second contingent de tirailleurs, il s’y opposa fortement d’abord en juillet puis dans une seconde lettre en septembre dans laquelle il écrivit : « Je vous supplie, Monsieur le ministre, de ne pas donner l’ordre de procéder à de nouveaux recrutements de troupes noires. Vous mettriez ce pays à feu et à sang. Vous le ruineriez complètement et ce, sans aucun résultat. Nous sommes allés non seulement au-delà de ce qui était sage, mais au-delà de ce qu’il était possible de demander à ce pays ». Clémenceau n’en tint pas compte et chargea le député Blaise Diagne de la sale besogne. Outré, Van Vollenhoven démissionna le 17 janvier 1918 et alla se faire tuer sur le champ de bataille le 20
juillet. Aujourd’hui, on a donné le nom de Blaise Diagne au nouvel aéroport et on a complètement oublié Van Vollenhoven aux qualités humaines avérées !
Dans son ouvrage récent, Sortir de l’impasse coloniale, Philippe San Marco nous appelle à la sagesse : « Pour s’apaiser et construire un avenir commun, mieux vaudrait ne rien oublier mais ne rien caricaturer non plus. Comprendre, non pour rejouer un passé qui doit nous laisser passer si l’on veut avancer. »
1 On peut se demander d’ailleurs aujourd’hui pourquoi il n’a pas usé de sa qualité de ministre pour mettre à bas cette « vilaine » statue !
2 Comme tout chef guerrier, Lat Dior « ne fait pas dans la dentelle » lorsqu’il attaque et détruit le village de Mbacké en 1862. Il se convertira à l’Islam quelque temps plus tard à la demande de l’almamy Maba Diakhou, marabout toucouleur, chef des musulmans de la région du Rip.
3 Le 1er février 1861, Macodou Fall, damel du Cayor, s’engage à ne plus vendre comme esclaves aucun étranger ni aucun de ses sujets.
4 S’il tue – nul ne peut le nier – le général Faidherbe signe et respecte des accords avec les rois vaincus ; tel Dioukha Samballa, roi de Kayes, qui reçoit 5 000 francs pour l’achat du terrain qui servira à construire le fort de Médine et 1 200 francs de cadeaux par an.
5 Imagine-t-on détruire le magnifique arc de Germanicus à Saintes (Charente-Maritime) sous le prétexte qu’il a été construit à la gloire de l’empereur Tibère sous l’occupation romaine ?