L’atmosphère, à l’intérieur, est traversée par un voile de quiétude. À part le sifflement invariable de la centrale électrique du Cap-des-Biches, tout est calme ici. Un silence profond. Même le clapotis des vagues arrive aux oreilles sans souffle. Bientôt, ce sera l’hivernage. Les herbes vont se dresser haut. Elles vont encombrer tous les passages. Le terrain sera boueux. Il sera difficile de trouver son chemin et de venir se recueillir. Les chèvres paresseuses qui déambulent en bande, ne pourront plus marcher sur les coquillages ornant les sépultures.
De grands échassiers survolent le lieu. Le rônier, en face, est secoué par des aigles. Ce qui attire mon attention, de temps à autre. La brise de mer arrive par à-coups, et se mêle à l’humidité de l’air. Au loin, quand je lève le visage, j’aperçois les cheminées d’évacuation de la centrale électrique. Elles défigurent cet environnement empreint de douceur. En rentrant dans les lieux, chaque fois que mon esprit s’y attarde, je m’assois toujours de façon à tourner le dos à la centrale électrique. Pour ne pas avoir à supporter ses longs tuyaux de fer, qui offusquent ma sérénité.
Après la visite au cimetière, et avant de partir, je grimpe toujours sur les grosses pierres qui protègent Jokkul de l’avancée de la mer. Ces rochers jalonnent le rivage et forment une petite forteresse, qui encadre la nécropole. Seul un petit espace, qui sert d’embarcadère pour les pirogues, a été emménagé. Vue d’en haut, cela ressemble à une petite fente. On dirait un gouffre, qui lie mer et terre. Telle une force électrique agissant sur deux éléments opposés. Des garçons sont assis sur les rochers, de l’autre côté. Et deux gars conversent sur la plage.
D’un vol bas, des aigles se disputent la suprématie du ciel. Ils sifflent des cris monotones. Pareils à des complaintes d’orgueil. Ils tournoient au-dessus de la plage. Leurs ailes larges, gonflées par l’air sec, se déploient majestueusement. L’un des rapaces pique du nez, avant de reprendre un vol régulier. Je l’ai suivi des yeux. Un peu comme si mon attention s’était égarée. Il est arrivé à quelques petits mètres d’une pirogue qui mouille au large. Il a rôdé un court instant autour de l’embarcation, et a rebroussé chemin. Il est reparti vers les terres de Rufisque.
D’ici, je peux voir Dakar au loin, les matins où il n’y a pas de brume. J’aperçois aussi des navires qui se confondent avec l’horizon. Il me semble qu’une fumée se dégage des cheminées de la centrale électrique, en mince filet. Je fais tout pour ne pas tourner le regard vers cette direction. Près du rivage, des pirogues voguent sur l’eau, un peu à la dérive. En général, il y a toujours des pêcheurs qui s’activent sur la berge. Ce matin, personne ici, n’est habillée en tenue de marin. Personne non plus ne s’affaire dans les pirogues. J’ai bien dit bonjour à quelques gars, un peu en contrebas. Je n’ai pas bien regardé, néanmoins. Sont-ils pêcheurs ? Peut-être bien.
La rage me prend, chaque fois que mes yeux se crispent sur le rivage. Partout des déchets plastiques, et beaucoup de saleté. Ça gâche la tranquillité des lieux. Mais ce n’est pas le plus triste. Ce qui fait pincer mon cœur, c’est ce canal, sale et nauséabond, accolé au mur du cimetière. À chaque fois que j’approche du petit pont qui mène à l’entrée de la nécropole, mes nerfs s’échauffent. Quelle désolation ! Nos proches, qui dorment en paix ici, partagent le voisinage avec un immense dépotoir d’eaux usées et de saletés ménagères. Y a de quoi pleurer. Et vraiment, ça me fait mal.
Lundi, j’étais au cimetière de Dàngu. C’est presque pareil. Le même discrédit. Des murs en lambeaux, qui s’affaissent. De la crasse aux alentours. Bon Dieu, pourquoi tant de laxisme ? Sommes-nous tellement frappés par la dureté de la vie pour oublier ces femmes et ces hommes. Ceux qui sont enterrés ici ont droit à la dignité. Plus que les vivants, d’ailleurs. Il s’agit de nos aïeux, de nos pères, de nos mères, de nos frères, de nos sœurs et de nos amis. Une partie de nous gît ici. Avons-nous oublié cela ? Je songe : « Dis-moi comment tu t’occupes de la maison de tes morts… »
C’est comme si on oubliait nos disparus. N’y a-t-il pas d’autres espaces qui peuvent faire office de dépotoirs ? Comment peut-on accepter que nos défunts cohabitent avec des immondices. Et, je pense : « Si la mort doit mener au paradis, les cimetières doivent être organisés, comme des parcs accueillants, où les âmes peuvent flâner. En attendant les promesses du jardin d’Éden. » Les nécropoles, ainsi que leur proximité directe, doivent refléter un meilleur tableau. On peut les rendres beaux, sans artifices prétentieuses ni fioritures. C’est une affaire de bon sens. et de vertu. À quoi servent nos mille leçons de morale ? Si nous ne prenons même pas soin des défunts. Autorités, où êtes-vous ? La politique ne s’arrête pas qu’aux vivants. Il faut aussi prendre soin de ceux qui sont partis.
Il ne s’agit pas de rendre les lieux orgueilleux, ni de décorer avec extravagance les tombes. Mais de faire en sorte que le paysage soit propre. Que les murs tiennent, et s’ils tombent qu’on les répare. Qu’il n’y ait pas d’ordures au pied des cimetières. Qu’on en fasse des lieux hospitaliers. Pour les morts d’abord. Pour les vivants aussi. Bien sûr, en accord avec les règles régissant les espaces funéraires musulmans. Les nécropoles sont des lieux de vies. Elles sont des espaces intermédiaires, où flottent des énergies. Elles accueillent nos chagrins. Elles sont nos futures demeures. On ne peut pas les déconsidérer. Ou les laisser en ruines. Cela traduit quelque part une forme d’indécence. « On en a fini avec vous. Nos prières et nos visites vous accompagnent. Le reste ne nous concerne pas. »
Il va falloir que j’y aille. Le soleil égratigne le haut de ma tête depuis un bon moment déjà. Je n’ai pas encore le crâne en feu. Je sens que ça ne va pas tarder. Et hop, je descends prestement. En faisant bien attention à poser les pieds sur les creux des rochers. Pour ne pas glisser. Je m’amuse même un peu, un sport d’enfant comme on dit. L’un des deux hommes qui discutaient en bas, continue de me regarder. Je ne sais pas pourquoi il me dévisage depuis tout à l’heure. Tout en parlant, il ne cessait de m’épier.
J’ai deux hypothèses. Soit il pense que je vais faire quelque chose de répréhensible, comme fumer du yamba. Soit j’ai l’air d’un étranger bizarre. Je ne pense pas avoir quelques attitudes suspectes pourtant. Peut-être est-il juste curieux. En tout cas, ça m’agace un peu. Descendu en bas, je le fixe d’un air irrité. Qui dit : « Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça, vieux ? » Il a compris, me semble-t-il. Il détourne la tête et regarde maintenant son compère. Je me hâte de rentrer. Les choses de la vie m’attendent.
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