C’est par une série de tweets sur son compte officiel que Muhammadu Buhari, le président du Nigeria, a relancé le débat sur l’avenir de l’eco, la future monnaie unique ouest-africaine. Elle devait être celle des 15 pays membres de la Cedeao et voir le jour cette année.
Mais le tweet du président nigérian confirme une paralysie du processus. « Cela me donne un sentiment de malaise que la zone UEMOA souhaite reprendre l’eco en remplacement de son Franc CFA avant les autres États membres de la Cedeao », écrit Buhari.
Cette sortie est le dernier épisode du long et déroutant feuilleton qui devait s’achever avec la mort du franc CFA, symbole des relations particulières instaurées avec la France après les indépendances. Porté depuis deux décennies par la Cedeao, le projet devait être une brique supplémentaire – et pas n’importe laquelle – dans la construction d’une communauté économique, politique et humaine pleinement intégrée.
La Cedeao est donc aujourd’hui à un tournant. Elle a certes a réussi à donner naissance à un vaste espace de circulation libre des citoyens de 15 pays, un espace doté d’un tarif extérieur commun, d’une commission basée à Abuja, la capitale fédérale du Nigeria, et d’une série d’agences spécialisées. Elle dispose aussi de protocoles ambitieux en matière de paix, de défense et de sécurité, de gouvernance démocratique, de justice et de respect des droits humains.
En outre, et même si les pays de l’Uemoa cultivent des liens économiques et politiques plus forts entre eux, c’est bien la Cedeao qui a incarné institutionnellement depuis des décennies le projet d’une Afrique de l’Ouest dont les peuples imaginent un avenir commun.
Des hauts et des bas
La Cedeao a connu des hauts et des bas, et a sans doute produit plus de résultats probants dans les domaines politiques et sécuritaires qu’économiques. Au vu des faiblesses structurelles, des errements politiques de la majorité de ses membres et des crises multiples, son bilan relève quasiment du miracle.
Mais elle est aujourd’hui dans un de ses grands moments de faiblesse. Le président nigérian a agité le spectre d’une dislocation de la communauté si les pays de l’Uemoa décidaient de lancer l’eco avant les autres pays de la Cedeao qui avaient collectivement choisi le nom de la monnaie unique, et sans consensus préalable sur la marche à suivre.
Le Nigeria avait estimé en février dernier que les conditions ne seraient pas réunies pour lancer l’eco en 2020 et recommandé un report de l’échéance. C’était avant la pandémie de la Covid-19, qui est venue plonger les pays de la région – à des degrés certes variés – dans une détresse économique et financière brutale. Le Nigeria, très dépendant de ses exportations d’hydrocarbures, est sévèrement touché.
Les analyses lues ou entendues ici et là n’évoquent dans leur grande majorité que la question du choix de régime de change, l’interrogation sur le bien-fondé de la monnaie unique dans une communauté qui ne constitue pas une zone monétaire optimale, le risque d’instabilité monétaire et financière en cas de naissance d’un eco sans préparation adéquate ou encore la dimension géopolitique régionale réduite à un jeu de dupes entre les chefs d’État des pays francophones et francophiles, emmenés par l’Ivoirien Alassane Ouattara, et leurs homologues anglophones, emmenés par Buhari.
La France, encore elle, serait à la manœuvre, avec l’intention de saboter le projet initial de la Cedeao pour maintenir son influence via un franc CFA rénové, déguisé en monnaie ouest-africaine souveraine.
Créer un maximum d’emplois
Ces questions et ces points de vue sont pertinents, mais ils sont aussi réducteurs. Sur le plan économique, j’entends très peu parler des possibilités pour l’unification monétaire d’impulser une transformation structurelle dans l’espace Cedeao avec, comme locomotive, l’économie nigériane souvent réduite à son secteur pétrolier et gazier alors que la taille de sa population (environ 214 millions d’habitants en 2020) est un facteur puissant de développement agricole, industriel et d’une grande variété de services par le jeu des économies d’échelle.
Or l’une des clés pour les perspectives économiques de l’Afrique de l’Ouest dans les prochaines décennies réside dans la capacité de la région à produire en son sein les biens et services qui seront nécessaires à sa population en forte croissance.
S’il y a bien une priorité vitale pour la région, c’est de créer un maximum d’emplois et d’opportunités de revenus aujourd’hui et demain pour ses dizaines de millions de jeunes. Nombre d’entreprises européennes, chinoises, américaines, turques ou indiennes l’ont compris depuis longtemps et ont l’œil rivé sur la croissance du marché nigérian et ouest-africain. Ils savent que même les plus pauvres consomment beaucoup, dès lors qu’ils sont très nombreux.
Il faut ajouter les classes moyennes urbaines aussi en forte croissance. L’enjeu économique de l’intégration régionale, c’est la possibilité d’en faire un moteur de dynamisation et de transformation des économies réelles au profit des populations ouest-africaines.
Quant à l’enjeu politique de la monnaie unique, qui est à mon sens encore plus important, c’est l’approfondissement de la solidarité et, in fine, la construction d’un espace de paix et de sécurité en Afrique de l’Ouest. Plus on renforce des liens entre les États, plus on se dispute dans des réunions, plus on se fréquente, plus on se connaît, et moins on a envie de se faire la vraie guerre.
C’est en cela que le débat sur les critères de convergence à satisfaire par les États avant de lancer l’eco ou sur l’appréciation des coûts et bénéfices de la monnaie unique n’est pas le plus important.
Mauvais timing ?
La monnaie unique à elle seule ne résoudra aucun des problèmes cruciaux des économies réelles. Elle peut en revanche être un puissant accélérateur de l’intégration politique et une parade à la fragmentation institutionnelle de l’espace ouest-africain.
Le souci est que personne ne semble y croire. Le drame actuel réside dans l’absence de leadership au niveau régional. Il n’y a personne pour porter le projet de l’eco, et les chefs d’État les plus passionnément francophiles ne sont pas les seuls en cause.
Si la Cedeao s’est dramatiquement affaiblie depuis une quinzaine d’années, c’est d’abord parce que le Nigeria, sa seule vraie puissance, s’est affaiblie, engluée dans ses crises sécuritaires et politiques internes. Son président actuel, le général à la retraite Buhari, qui avait déjà dirigé la fédération sous régime militaire il y a 37 ans, n’est certainement pas le plus intéressé par un agenda régional.
Rappelons-le : le Nigeria représente 70% du PIB de la Cedeao et 52% de sa population. Le Ghana et la Côte d’Ivoire sont loin. Sans impulsion nigériane, il n’y a simplement pas de perspective d’accélération du projet d’intégration.
Que la France ait quelque raison de se réjouir de la fragmentation institutionnelle et politique de la région est une chose. Qu’elle y contribue un peu, c’est probable. Que toutes les autres puissances moyennes ou grandes n’aient pas intérêt à ce que les blocs régionaux africains se renforcent au point de s’entendre sur les questions les plus stratégiques, c’est une évidence.
Mais si on abandonne la Cedeao, si souvent donnée en exemple à l’échelle continentale, à un affrontement improductif entre francophones et anglophones, ce sont les personnalités politiques de la région qui en porteront la responsabilité, et personne d’autre.
Je continue à croire au projet de monnaie unique de la Cedeao comme à un formidable accélérateur d’intégration politique, humaine et économique. Mais il faut admettre que c’est le pire moment pour lancer l’eco. La majorité des pays de la région sont en crise sécuritaire ou politique avec des incertitudes majeures également sur le plan économique post-Covid 19.
L’urgence est d’éviter une rupture totale de confiance au sein de la communauté. Et d’attendre qu’émergent des hommes, ou mieux, des femmes, qui voient loin et croient réellement à la possibilité de faire quelque chose de beau, de digne, de fort, d’exemplaire, dans cette partie du monde.