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Les OubliÉs Du PanthÉon

Les OubliÉs Du PanthÉon

L’appel a duré près de 3 heures. Le téléphone, agonisant, a surchauffé. C’est seulement à la fin que j’ai senti la chaleur du smartphone. Tellement l’entretien était passionnant. J’ai beaucoup appris. Je pensais bien connaître, dans ses grandes lignes, l’histoire politique du Sénégal. Mais j’ignorais certaines phases décisives de la lutte pour l’émancipation et le progrès social de notre pays. J’ai découvert des noms de héros méconnus. Des détails très émouvants, tristes. Et aussi, des histoires drôles. De femmes et d’hommes engagés dans la poétique de l’émancipation. Qui ont dit non, de la manière la plus radicale. Qui ont sacrifié une grande partie de leur existence pour un idéal de justice, de liberté et de démocratie. Depuis deux semaines, on se loupe au téléphone. Il est déconnecté, à chaque fois que j’appelle sur WhatsApp. Et quand il essaie de me joindre, je suis occupé. 

Il faut dire que nous sommes dans deux régions du monde éloignées. Lui à Washington et moi, ici, à Dakar. Le décalage horaire est quand même important. Quatre heures de différence actuellement. Il est parvenu à me joindre en cette fin d’après-midi. Alors que je venais juste de rentrer de Rufisque. Exténué. J’allais terminer la lecture d’un roman de Boubacar Boris Diop. Le cavalier et son ombre. Puis je devais finir un travail, avant de préparer à manger et de me reposer. Le téléphone a vibré. J’ai vu qu’il s’agissait de René. J’ai fermé le livre. Nous avons commencé à parler des petites choses de la vie. Et, comme d’habitude, nous avons dévié sur la politique et les affaires du pays. Nous avons discuté de ce qui fait actuellement l’actualité, la statuaire coloniale

Esprit universel et scrupuleux, il a commencé à faire l’inventaire de notre histoire. En s’attardant sur les détails. Sans jamais nier les complexités de la grande aventure humaine. Tous les deux, évidemment, sommes pour le déboulonnement des statues de ceux qui ont participé à l’aventure barbare de la colonisation. Et leur confinement dans les musées. Nous avons parlé de notre histoire, difficile et jonchée d’épines. Nous avons conclu que les blessures de la mémoire ne doivent pas nous pousser vers un jugement binaire. Nous avons aussi évoqué les femmes et les hommes qui se sont sacrifiés pour l’avènement d’une terre de liberté. Nous avons parlé de Senghor. Je lui ai dit que mon jugement, concernant le premier président de la République du Sénégal, a évolué. Je vois, aujourd’hui, ce dernier comme le bâtisseur de notre nation. Mais je le trouve très décevant. Il était doté d’une culture exceptionnelle. Il était ancré dans ses humanités africaines. Pourtant, il s’est fourvoyé dans son activité politique. Dans sa relation, aussi, avec des hommes de sciences et de culture, de son époque. Qu’il a beaucoup censuré. Dernièrement, j’ai lu son petit ouvrage, Pour une lecture africaine de Marx et d’Engels.

J’ai dit à René que je trouvais Senghor très contradictoire. Dans le recueil, Senghor fustigeait l’attitude des intellectuels africains de gauche. Qui, selon lui, « n’ont pas compris » le socialisme scientifique. Senghor était même catégorique et sans nuance. En affirmant que la majorité des intellectuels africains ont lu Marx et Engels « avec des yeux de parisiens, de londoniens et de new-yorkais ». Plus loin, il invitait à « penser et agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes ». Et il ajoutait que les vertus nationales faisaient partie des productions non matérielles. Comment pouvait-il admettre que la langue était un élément à part entière de la superstructure, et refuser l’utilisation des langues nationales dans l’administration et les écoles ? Faut-il en déduire une schizophrénie des élites africaines. Qui doivent, tout le temps, négocier avec une juxtaposition de mondes. Et, pour certaines, ne veulent en aucun cas abandonner leurs privilèges – la maîtrise de la langue française en fait partie. 

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René m’a raconté une histoire, concernant le livre. La parution du recueil avait donné lieu à une controverse idéologique dans la presse d’Etat. Le Soleil avait, à l’époque, ouvert ses colonnes à Abdoulaye Elimane Kane. Le philosophe avait alors critiqué, dans une tribune, les idées du président-poète. Une première dans l’histoire de notre pays. La presse n’était pas libre. C’était donc un événement. Nous vivons une époque où la presse est épanouie. Où la liberté d’opinion est, presque, consacrée. Et oublions, parfois, que le chemin a été périlleux. Qu’il a fallu, à certains moments, l’intrépidité de porteurs de sacrifice. Sur Senghor, René m’a à peu près confié ceci : « Il faut juger les hommes selon le contexte. Senghor représentait le prolongement idéologique et institutionnelle de la colonisation. S’il n’avait pas le choix, on aurait pu le mettre du bon côté de l’histoire. Mais il y avait des femmes et des hommes de refus. Il n’en faisait pas partie. » 

C’est exact. D’autres figures, connues ou ignorées de notre histoire, se sont dressées. Des forces patriotiques, qui n’ont pas transigé sur la souveraineté. On pourrait présumer que ces femmes et ces hommes sont venus tôt. Mais que nenni. C’était une période cruciale de notre nation. L’étape de la liberté pour tous – qui malheureusement a été manquée. Car partout ailleurs, le même cri gonflait les poitrines : l’être-soi. C’est-à-dire la liberté, la justice et l’égalité. Pour tous les hommes et les femmes. Pour tous les peuples. On doit, je le pense, à Senghor les institutions républicaines – quoi que brinquebalantes – qui nous protègent aujourd’hui de l’arbitraire. Il est, à mon avis, le meilleur chef de l’Etat que nous ayons eu. Mais, il a assuré la pérennité d’un système colonial, semi-féodal et obscurantiste. Senghor a participé activement « à la stabilisation du système néocolonial ». À l’émergence d’un pouvoir maraboutique, obscurantiste. 

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Le rapport de forces de l’époque ne peut justifier, à lui tout seul, l’absence d’initiatives révolutionnaires. Pour sortir les masses sénégalaises de la longue nuit de l’oppression. En vérité, Senghor n’était pas un homme de l’Aube. Il ne faisait pas partie de ceux qui se lèvent lorsque le jour est encore brumeux. Qui savent que midi sera rude. Et minuit enveloppé par les ténèbres. Mais qui s’en vont porteurs d’espoir. Pour annoncer une nouvelle aurore. La tête haute, le front digne, le poing courageux. Ces femmes et ces hommes, qui n’attendent pas que « toutes les conditions subjectives et objectives soient réalisées », avant d’enfourcher leur cheval. Comme l’écrivait Régis Debray, dans sa préface sur Les grands révolutionnaires d’Amérique latine. « C’est parce que la route est longue qu’il vaut mieux seller son cheval de bon matin plutôt que de pourrir sur pied en attendant le soir. Car à trop attendre l’espérance, elle aussi, pourrit toute seule. » Au Sénégal, ces femmes et ces hommes, qui ont, contre l’impérialisme et parfois contre la société, préféré la souveraineté et la dignité, sont nombreux. 

René m’a révélé des histoires d’héroïsme, dont je n’avais pas connaissance. Ainsi, pendant trois heures, j’ai noté dans ma mémoire. Des récits. Des noms. Moussa Kane, Eugénie Aw, Marie Angélique Savané, Aloyse Ndiaye, Momar Coumba Diop, Bouba Diop, Penda Mbow, Fatima Dia, Pape Touty Sow, Alymana Bathily, Fatou Sow, Pathé Diagne, Amadou Top, Daba Fall, Sakhir Diagne, Dame Babou, El Hadj Amadou Sall, Marithew Chimère Diaw, Mamadou Mao Wane, Ismaila Sarr, Abdoul Aziz Sow, Landing Savané, Mamadou Diop « Decroix », Jo Diop, Djiby Gning, Idrissa Fall, Boubacar Boris Diop, Mamadou Ndoye, Magatte Thiam, Samba Dioulé Thiam, Abdoulaye Bathily, Alioune Sall « Paloma », Ada Pouye, Abdou Fall, Mody Guiro, Mahmoud Kane, Awa Ly… Pour ceux qui sont encore là. Nous avons convoqué d’autres noms. Ceux des combattants des temps héroïques. Du PAI, et du RND pour la plupart. De Seydou Cissokho, Majmouth Diop, Tidiane Baïdy Ly, Mawade Wade, Madicke Wade – il ne s’agit pas de l’ancien ministre de la Justice -, Cheikh Anta Diop, Babacar Niang, Cheikh Mbacké Gaïnde Fatma, Bocar Cissoko, Abdoulaye Ly, Makhtar Diack, Ibrahima Sarr, Thioumbé Samb, Abdoulaye Gueye « Cabri, », Valdidio Ndiaye, Marianne d’Enerville, Rose Basse, Seyni Niang, Félicia Basse, Samba Ndiaye, Omar « Blondin Diop », Papa Gallo Thiam, … Quelles leçons ces « vies fiévreuses », insoumises nous apprennent-elles aujourd’hui ?

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D’abord, que la génération actuelle est la moins courageuse de l’histoire du Sénégal. Ensuite, qu’elle est la plus pauvre. Intellectuellement. Elle manque d’épaisseur et de générosité. Ses élans d’émancipation sont minces. Même si elle étouffe. Elle est caractérisée par une torpeur politique et une incapacité idéologique. Si elle se bat parfois, les termes du problème sont flous. Combat-elle pour la justice sociale et les libertés individuelles ? Pour le progrès de la conscience ? Pour la démocratie spirituelle ? Met-elle la dignité de l’Homme au-dessus de tout ? Ou veut-elle seulement imposer un ordre nouveau, conservateur et toujours oppressant ? Il faut savoir, pour reprendre Fanon, si ceux qui se battent, aujourd’hui, disent « non à une tentative d’asservissement ». Ou s’ils sont seulement poussés par la fougue de leur bigoterie ? Enfin, nous pouvons dire que ce qui compte, c’est le souci de l’Homme et le courage de l’indépendance. Demain, c’est à cette aune que l’histoire jugera.

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