En surface, le Centre-ville se réveille sans avertir, sortant de son sommeil trouble. Débouchant des multiples labyrinthes que sont les artères et les ruelles remontant vers le Centre, des porteurs par grappes, les jambes encore pleines de sommeil, louvoient entre les tas d’immondices, les flaques d’eaux usées et les véhicules garés pour la nuit. Ils poussent des diables lourdement chargés.
Pressées et nerveuses, les premières voitures leur disputent déjà la chaussée, le derrière fumant et le klaxon rageur. Les premiers rideaux de fer des boutiques qui grincent chassent de leur devanture les dormeurs attardés. Les marchands à la sauvette venus se ravitailler s’y engouffrent déjà. Au loin, le hurlement d’une sirène d’ambulance ou de pompier. Il déclenche les premiers commentaires des boutiques :
Il ne fait pas bon être sapeur-pompier par les temps qui courent !
Sûr ! Par contre, y a bien de quoi se convertir dans les pompes funèbres ! À Draak, cette industrie est devenue florissante à souhait.
Le Centre-ville continue de piaffer tel un monstre qui s’ébroue, avec ses bruits et ses odeurs, ses bousculades et ses quolibets.
Si on n’y fait pas attention, tous ces ploucs vont nous prendre la place …
Vous vous rendez compte, c’est une famille qui est venue tranquillement installer ses pénates devant la boutique pour la nuit …
Hein ! Fallait voir toute cette saleté avant qu’on lave à grande eau …
Y avait deux gosses …
Ils ont vomi partout …
Ma façade à moi, elle est transformée en vespasienne toutes les nuits …
Mais ça, c’est le bar de Pascal à côté. Nos vigiles sont complices, c’est sûr. Ils doivent roupiller. Va falloir se résoudre à les, secouer !…
Sinon …
Pas étonnant que ça pue autant …
Comme s’il ne suffisait pas que Draak soit déjà empoisonné avec les tuyaux d’échappement de ces cercueils roulants …
Les femmes surtout :
Ces rustres nous viennent du bidonville sûrement !
Ou bien de la brousse … les villages se vident paraît-il. C’est tout comme … le bidonville, ce n’est qu’une étape …
Ils ont transformé tout Draak en souks … avec leur pacotille qui nous fait de la concurrence … Et avec tous ces étrangers, voisins ou pas, qui pullulent ici, ça fait du beau !
On se hèle à travers les rues avec des voies matinales, grasses à souhait. Des nouvelles de la rue Ménélik ? Si !
Les sauveteurs ont tiré encore trois cadavres des décombres, pendant la nuit. Qui a parlé déjà des chantiers de la folie ? Il a raison, le journaliste. C’est révoltant. Ce qu’ils cherchent à atteindre ces spéculateurs, c’est le ciel.
Des centaines de gosses sortent de partout, louvoyant, beaucoup sur des patins entre les motocyclettes, les voitures et les diables, sac au dos. Les passagers qui débarquent des transports en commun se ruent vers les kiosques, affamés de nouvelles.
Les titres à la une défilent sous les yeux avides : « Drame de la pauvreté : le fils tue le père d’un coup de gourdin » ; « Réveil brutal à la rue … : le cadavre d’un bébé dans un sac en plastique » ; « Place de … : affrontement entre commerçants et riverains » ; « Nouveau succès des pandores : trois dealers dans les filets ̎. Et encore : « Arnaque : les multiplicateurs de billets disparaissent avec la fortune de deux pigeons » ; « Mal mystérieux : la fièvre aux vomissements continue ses ravages en banlieue » ; « Aéroport international de Draak … »
Tiens, le président est de retour. Attends là … Fais voir … Ah, c’est du sport.
Dans la Draak souterraine, resté seul après sa rencontre au sommet quotidienne, le Patriarche médite. « Cela devient réellement alarmant … si cela continue, c’est sûr que les jours des Draakiens sont comptés …
Et les nôtres avec. Par les dieux, qu’elle est loin la belle époque que nous décrit la mémoire de la tribu … Oui … Draak était une ville belle et attrayante, sereine et vivante. Elle était propre, calme, spacieuse et constellée de verdure … une ville si peu pressée et si soucieuse de sa beauté. C’était le bon vieux temps pour les Draakiens et pour nous aussi, les muridés, les beaux jours de la grande abondance où nos réserves étaient pleines à craquer de victuailles …
Draak était habité par plein de ces hommes à la peau rosâtre. Leurs poubelles à eux étaient bondées de bonnes choses de toutes sortes.
Et personne pour nous les disputer, je pense à nos ennemis traditionnels, les félidés et les canidés. Il y en avait tant, pour se nourrir !
Les rues belles et larges étaient nos terrains de prédilection, la nuit. On s’y prélassait sans crainte de se faire écraser.
Les habitations des humains surgissaient de terre, certaines pour monter vers le ciel, sans jamais s’arrêter, mais toujours dans un ordre merveilleux. Elles étaient grandes et spacieuses. Dès qu’elles se couvraient de leur toit, nous nous installions pour aussitôt alerter le reste de la tribu.
Et la race se multipliait à merveille, dans la quiétude et l’insouciance. « Cette Draak-là ne sera jamais qu’un rêve pour nous. Cela n’est pas surprenant chez les humains. Ils sont font toujours la guerre. Il n’y a plus qu’eux pour s’entr’égorger sur cette terre. Draak la belle n’était pas si encombrée, si polluée et si étouffante avec toutes ces eaux usées et puantes qui viennent nous inonder jusque dans nos retraites sous terre …
Aujourd’hui, les Draakiens se vautrent dans l’anarchie. Le moindre espace dans cette ville est occupé. si ce n’est par leurs habitations, c’est par tous ces cadavres de véhicules, tous ces immondices et ces objets hétéroclites sont ils se débarrassent à tout bout de champ. si encore ils nous laissaient ces épaves. Mais non.
Ils vont jusqu’à nous les arracher la nuit, pour y habiter. Je pense à ces hommes aux yeux hagards qui fument sans arrêt. Ils sont dangereux. Et je ne serais pas étonné d’apprendre que certains d’entre eux se repaissent de notre char, puisqu’ils nous disputent maintenant même les pourritures … il y a trop de manquants dans nos rangs ces temps-ci.
Et nous savons que les Drakiens ne dédaignent plus la viande de canidés ou d’équidés … « Même leur lieux de cultes n’échappent pas à leurs extravagances. Il fallait visiter la grande mosquée, là-bas à l’autre bout de notre domaine, la nuit. C’est incroyable, cette promiscuité dans cet espace si restreint … pourtant, les Draakiens n’ont pas arrêté d’édifier des habitations. « Ils le font même à un rythme si effréné et si désordonné, qu’on n’y voit plus. Et à peine les murs des maisons ont-ils pris forme qu’ils sont transformés en urinoirs.
Hélas ! Cette fureur de vivre et cette anarchie, vont jusqu’à les aveugler, les changer en êtres errants et abrutis et surtout, effacer leur mémoire … sinon, comment ne réalisent-ils pas le danger mortel que véhiculent, toujours plus nombreuses, ces parentes venues du sud, à la queue verdâtre et boursouflée ?…
Ici, nos femelles ont détecté le danger avant nos vigiles. Ces derniers verseraient de plus en plus dans la paresse ou l’ignorance que cela ne m’étonnerait guère. sinon ils se souviendront bien, après les avoir vus, de ce que la mémoire collective nous a laissé…
Comme ce mal terrible qui à une époque lointaine, faillit faire disparaitre Draak et bien d’autres villes de la Terre …
Et nous les êtres vivants avec … »
( A suivre dans notre édition du vendredi 17 juillet)