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Lettre À Un Camarade

Lettre À Un Camarade

Cher camarade,

Notre discussion aurait pu rester dans le domaine du privé. Nous nous connaissons depuis cinq ans, maintenant. Et savons, à peu près, ce que l’un ou l’autre pense et croit. Nous avons passé de longues heures, autour du thé, grignotant des cacahuètes grillées, dans ton salon, ou le mien, avec d’autres camarades à débattre sur le monde. Sur le Sénégal et sur l’Afrique particulièrement. Car nous portons « un amour tyrannique de l’Afrique ». Émotionnellement préoccupés par le sort du continent, nous sommes devenus des camarades. Dans le sens politique, et aussi amical. Cette précision, pour dire qu’il y a un socle, intellectuel et fraternel qui nous lie. Il trouve sa justification dans le parti pris moral et idéologique, nous concernant. Ces premiers mots, pour aussi témoigner de notre éthique de la transparence.

Nous ne nous cachons pas pour exprimer nos idées, et nos vœux de changement social. La politique, pour nous, est un espace de conflit des idées. Et non le lieu d’assouvissement des passions rances et de la kleptocratie. Nos divergences, sur le fond, sont minimes. Même si elles ont eu raison, plusieurs fois, de notre prétention commune de « transformer la société ». Je dis cela car, depuis cinq ans, notre processus de maturation politique stagne. La vérité, c’est que notre esprit de dépassement a été mis à mal, plusieurs fois, lorsqu’il s’est agi de débattre et de délibérer sur certaines questions.

Nous n’avançons pas, camarade. Car, et ton mot est juste, il arrive que chacun s’accroche à sa « pureté idéologique ». C’est la maladie universelle de la gauche. C’est aussi, là, l’histoire des partis progressistes au Sénégal. Des flancs du PAI originel, dont douze hommes et une femme, voulaient déployer, le 15 septembre 1957 à Thiès, « les ailes de la Démocratie » et voir fleurir « l’hymne de liberté sur la terre d’Afrique », plusieurs mouvements politiques allaient émerger. Une division qui a sonné le glas des mouvements révolutionnaires dans notre pays. Le RND s’est aussi fissuré avec le bannissement de son aile gauche porté à l’époque par Me Babacar Niang.

Que faire ?, as-tu demandé. D’abord, dépasser certains clivages inopportuns. Les progressistes, partout, s’écharpent, jusqu’à orchestrer leur propre faillite, sur des sensibilités ou sur de simples thèses doctrinales. Qui, si elles sont parfois essentielles, ne doivent pas faire oublier la mission. S’engager dans un humanisme de combat. Annoncer l’espérance aux laissés-pour-compte. Reconstruire les solidarités. Consolider les fraternités. Augmenter la conscience des citoyens. Libérer la société de tous les jougs. Voilà le principal. Pour rendre tout cela possible, il faut nous poser les bonnes questions, en ayant toujours en tête l’esprit de compromis.

Proposer autre chose. Comment construire un corpus idéologique et doctrinal, sans nous confiner dans le dogmatisme ? Le patrimoine du PAI et du RND est éloquent. Nous sommes d’accord. Mais quelles idées y cueillir ? Comment articuler ces idées avec le temps et l’esprit de la société ? Par ailleurs, nous puisons encore, majoritairement, dans un lexique importé les mots de notre discours. « Gauche », « extrême droite », etc. Dans notre environnement civilisationnel, ces projets politiques n’ont pas de correspondance. Et donc, ne résonnent pas dans l’oreille sociale. Je vois déjà les cyniques et les réactionnaires se féliciter de nous voir dire des mots étrangers. Et s’éclater sans vergogne. Ils savent que nous sommes en retard, ou peut-être en avance sur l’horloge social.

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La question de l’ancrage culturel sera importante au moment de la praxis. Les paradigmes qui nourriront notre discours vont déterminer, en grande partie, nos victoires. Il nous faut imaginer notre geste politique à partir de nos imaginaires. De notre substrat culturel. Un mouvement progressiste africain doit trouver sa source dans la très riche cosmogonie du continent. L’évolution des consciences politiques passera par le réarmement de valeurs issues de la psyché collective. Par le réinvestissement des vertus civilisationnelles latentes. Par l’établissement d’un contrat de confiance avec le peuple. Par la découverte des idéalismes oubliés. L’instrument intellectuel majeur du socialiste demeure le matérialisme dialectique. En quoi est-il pertinent dans la société africaine du 21e siècle ?

La politique est aussi un lieu d’apprentissage. Un espace de coopération. Notre objectif n’étant pas de perpétuer un système vertical et directif, nous devons nous écarter des schémas traditionnels. Il nous faut développer des initiatives endogènes. Et tenir compte de la médiation culturelle. De la réalité extérieure directe. En dialoguant, en créant, dans la langue du peuple, les idées du changement positif. Nous ne nous ferons pas comprendre si nous fleurissons notre discours de concepts éloignés de notre socioculture Si la gauche sénégalaise s’est effondrée, c’est aussi parce qu’elle était incomprise. Voilà la tâche ardue, qui est de devoir réinventer la roue, d’adapter les idées à notre environnement.

Nous forgerons les idées-forces de la civilisation humaniste, d’obédience africaine, en écoutant le pouls de nos sociétés. Il ne s’agit pas ici de comparer les valeurs d’une civilisation ou d’une autre. Nous prenons partout ce qui participe à la démocratie spirituelle et à la dignité des femmes et des hommes. Car, comme le rappelle si justement Cheikh Anta Diop : « Aucune pensée, aucune idéologie n’est, par essence, étrangère à l’Afrique qui fut la terre de leur enfantement. C’est donc en toute liberté que les Africains doivent puiser dans l’héritage intellectuel commun de l’humanité, en ne se laissant guider que par les notions d’utilité, d’efficience. » Nous n’avons pas à nous justifier de ce que nous sommes : des humanistes, partisans de la fraternité entre les peuples. Nous n’avons pas, non plus, à avoir de la gêne en nous réclamant des idées de « vieux camarades », d’ailleurs. Ou même à nous inspirer de nos contemporains qui vivent dans d’autres aires civilisationnelles. La bibliothèque de l’humanité n’appartient à personne. Surtout si elle contient une littérature fraternelle, solidaire et émancipatrice.

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Je sais, aussi, que nous n’avons pas le temps. La grande machine continue de broyer les vies et nous a imposé la perversité d’un ordre barbare. Mais pour une transformation sociale à la hauteur des saccages, il faut un inventaire réaliste et intransigeant. Une méthodologie, une conscience-propre. Le travail de réflexion précède toujours celui de l’action. Ensuite, les deux, dans une boucle rétroactive, doivent s’alimenter. Il n’est pas question, même dans l’urgence, d’oublier de penser radicalement le changement. Et je le dis, comme je le pense, l’internationalisme viendra après l’unité nationale et continentale. Si nous voulons obtenir la confiance des masses, nous n’avons pas d’autres choix. Il nous faut trouver une voie authentique, africaine.

Cela ne veut pas dire pour autant, intolérance, xénophobie ou racisme inversé. Et tu as raison de le souligner, notre engagement ne tolérera jamais la bigoterie. Nous serons intraitables avec ceux qui, perturbés par le système, déversent leurs idées saugrenues et sectaires dans les esprits en formation. Nous voyons, d’ailleurs, que le panafricanisme, cette grande promesse révolutionnaire, est aujourd’hui manipulé par les mystificateurs et les vendeurs de haine. Il est choquant, pour reprendre, Gramsci, « de voir un point de vue critique (…) devenir le monopole de cerveaux étroits et mesquins. » À ce sujet, il nous incombe de sonner l’alerte. Le repli et la bigoterie menacent aujourd’hui cette grande valeur africaine : l’hospitalité. Or, pour nous, l’Afrique est la Terre-mère. Toujours accueillante pour tous les enfants de la planète. Les turpitudes des autres ne doivent pas avoir raison de notre force d’âme.

Nous devons, cependant, commencer l’action, être prêts à prendre rendez-vous avec les banlieues et le monde rural. Car la vie suit son cours et l’espace est occupé par d’autres qui n’ont pas nos préoccupations. L’abaissement national, comme tu dis, n’a que trop duré. Je suis d’accord avec toi, quant à la nécessité d’une « guérilla patiente ». Il faut amorcer le mouvement, et commencer à travailler le corps social, plongé dans une torpeur terrifiante. Pour devenir hégémonique, il nous faut, tout de suite, bâtir de nouvelles stratégies, ainsi que des méthodes neuves, qui vont fortement influencer les esprits. C’est l’idée de la « révolution passive », développée par Gramsci. Qui prône que toute transformation a d’abord lieu au « niveau moléculaire ». Et qu’il faut dans ce sens, engager une « pression lente et irrésistible » sur la société.

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Ce n’est pas forcément dans la lutte pratique, entre forces antagoniques, qu’il faut mettre toutes les forces. Les lignes de front doivent se multiplier, dans une conflictualité permanente et générale. Tu as évoqué les intellectuels, les étudiants, les artistes. Il faut investir toutes les manifestations intellectuelles. Des outils sont à notre disposition. Les médias modernes, qu’il faut utiliser. L’art dans toutes ses formes, à exploiter. Il s’agira aussi de multiplier des actions culturelles de choc. De mettre en place des initiatives locales et alternatives. Je parle, ici, de l’idée d’insurrection, qui ne peut marcher que si les « insurgés » parviennent, par la séduction patiente et intelligente, par des coups d’éclats fréquents, à s’introduire dans le cœur des femmes et des hommes. La confiance est un long travail de compréhension, de pédagogie et de communication influente.

Nous trouverons « les armes miraculeuses » dans notre capacité à imaginer de nouveaux cadres d’action et de distribution de la pensée. Dans notre détermination à engager le processus de transformation sociale. Avec rigueur, discipline, et solidarité. Tu as cité un certain nombre d’enjeux, qui seront les mots-clés de la résurrection des progressistes du Sénégal. J’ai retenu l’écologie, le féminisme, la souveraineté, la justice, la nation, le progrès humain et social, le service public, la liberté. À ces mots-clés, j’ajouterai l’intégration et le fédéralisme. L’Afrique ne pourra sortir du « lumpen-prolétariat », qu’en se déconnectant de ce centre dominant et hégémonique. Qui le maintient dans un système écocide, tout en le laissant végéter dans les limbes de la misère et du « sous-développement ».

Le panafricanisme, comme idée d’émancipation, n’est plus révolutionnaire. Je le disais plus haut, les manipulateurs s’en sont emparés. Mais, en tant que projet politique, le panafricanisme reste, pour nous, un horizon de vérité. Voilà, cher Hamidou, les efforts de projection que nous devons faire. Nous voulons changer la société, car nous sommes secoués par le devenir de l’Homme. Nous devons maintenant matérialiser nos vœux et assumer notre engagement militant. En reprenant le terrain perdu. En posant les bases doctrinales de nos convictions politiques. En restant ferme sur les principes, sans jamais perdre notre esprit de dépassement. En prenant en compte les déterminants culturels. En demeurant créatif et généreux dans notre engagement. En pensant la complexité du monde et la place de l’Afrique dans celui-ci.

À nos victoires futures !

Ce texte est une réponse à l’article, de l’essayiste et chroniqueur, Hamidou Anne, à lire ici.

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