«Les grands esprits discutent des idées, les esprits moyens discutent des évènements, les petits esprits discutent des gens » (apocryphe)
LE SÉNÉGAL ENTRE DÉFI ET DÉNI
Le Sénégal n’a jamais autant mérité son surnom de Ndoumbélane, ce royaume magique sorti de l’imaginaire de deux monstres sacrés de notre littérature, Léopold Sédar Senghor et Abdoulaye Sadji. C’était au temps où les animaux parlaient. Leuk-le-lièvre, rusé, espiègle et gouailleur, représente le Sénégalais de notre époque. Il tient de Kakatar le caméléon, toujours aux aguets, doté d’yeux à mobilité indépendante, d’une capacité à changer de couleur à des fins de communication (séduction) et de camouflage. La nature a également pourvu ce reptile d’une langue protractile à même d’attraper sa proie, comme le font certains compatriotes passés maîtres dans l’art de médire, d’affabuler et de jeter en pâture d’honnêtes citoyens, parfois par méchanceté envieuse, souvent par mesquinerie gratuite.
A cet égard, Ndoumbélane peut se targuer d’une solide tradition remontant aux temps immémoriaux. Quand on prête attention à la geste de certains de nos héros, figures traditionnelles et même religieuses, les victimes expiatoires et les critiques de leurs hauts faits d’armes ou miracles, souvent des rivaux ou des sceptiques, sont affublés de tous les noms d’oiseaux, symboles de leur infamie supposée ou réelle. Cela est tout aussi vrai dans le registre de la satire sociale où la critique de la société, par les moqueries, la caricature, voire la stigmatisation sont monnaie courante. Coépouses, belles-familles, prétendants éconduits et époux suspectés d’avarice sont la cible des quolibets « agrémentant » les joutes verbales des troubadours, des « takhouranekatt », « khakharkates », accompagnateurs et autres préposés à l’art divinatoire et oratoire.
Les guerres de rapine et la chasse aux esclaves ont forgé une mémoire faite d’exactions et d’outrances verbales, de servitude et de bannissements que l’on cherche aujourd’hui encore à enfouir dans d’inénarrables secrets de familles.
La chronique de certaines rivalités politiques ne fait pas exception du point de vue de l’exercice de la violence, y compris par l’Etat. La violence est consubstantielle à notre histoire politique et sociale. Elle a parfois débouché sur la mort d’hommes dont les plus marquantes sont celles de Demba Diop, Omar Blondin Diop sous Senghor, Me Babacar Sèye à la suite d’une compétition Abdou Diouf / Abdoulaye Wade.
Les querelles syndicales ont également transformé des bourses du travail en scènes de batailles meurtrières, les manifestations d’étudiants désarmés en ont envoyé certains ad patres, sous les balles de policiers ou de gendarmes. Ces mêmes policiers ont subi la furie meurtrière de manifestants politico-religieux ayant provoqué la mort, en février 1994, de six d’entre eux, piégés dans leur véhicule en stationnement lors d’un meeting de l’opposition. C’est une des raisons majeures des difficultés rencontrées par ceux qui veulent réduire l’Histoire du Sénégal à des histoires de familles, de grandes familles «ceddo », «religieuses » ou politiques.
Des secrets d’alcôve ou de polichinelle jalonnent notre histoire qui n’échappe pas à la nature des hommes et des femmes qui la font. Une histoire sublimée par de hautes œuvres d’hommes et de femmes exceptionnels et exemplaires qui font la fierté et la bonne réputation de notre pays, mais aussi d’adeptes de violence physique et verbale pouvant aller jusqu’à provoquer la mort par assassinat ou suicide. Le Sénégal actuel est aussi le résultat – mais pas uniquement – de guerres d’occupation et d’annexion menées par des familles régnantes entre elles , des envahisseurs, du Nord comme du Sud du Sahara, des caravaniers et des propagateurs de la foi, chrétiens et musulmans et de rugueux bâtisseurs de royaumes ou d’empires, sabre au clair. A ce propos, on feint d’ignorer que les djihâds sont des entreprises de soumission par la violence qui réservaient hier comme aujourd’hui, aux mécréants et à ceux qui voulaient préserver leur religion, leur culture et leur mode de vie traditionnels, un sort peu enviable (amputation, castration, décapitation, etc.)
Point d’orgue de la destruction de nations non encore constituées, encore moins cristallisées, la conquête coloniale et le dépeçage du continent par les puissances européennes à la Conférence de Berlin (novembre 1884- février 1885), ont achevé de déstructurer nos sociétés et les entités qui la composaient. L’Histoire, c’est à dire l’expérience d’hommes et de femmes en mouvement, dans une séquence spatio-temporelle longue, permet aux spécialistes d’explorer de manière compréhensive et d’exposer, à grands traits, les facteurs et les acteurs de l’évolution des sociétés antiques et modernes- ou en déficit de modernité transformationnelle assumée. Les anachronismes non adressés, la déculturation imposée par le fait colonial et religieux sont symptomatiques de pathologies anciennes dont le traitement curatif ne peut plus être différé. Sous peine de la plus affligeante des sanctions, la relégation dans les coursives de l’histoire !
A côté de la Téranga sénégalaise tant vantée, se distille une culture de violence atavique, qui ne cherche que la moindre occasion pour s’exprimer, y compris de la plus hideuse et la plus cruelle des manières. On est loin des pogroms et des massacres de masse, cependant la violence domestique prend des proportions qui ne cessent d’inquiéter. Chaque jour qui passe apporte son lot de crimes crapuleux ou passionnels, de violence sur ascendants ou descendants, au sein de la famille, dans le quartier ou le village.
VIOLENCE ATAVIQUE
Les passes d’armes non conventionnelles, de discrédit massif entre sociétaires d’un même parti, – au pouvoir – et entre opposants et gouvernants, procède, en réalité d’une culture de violence inhérente à notre société dont les formes varient selon les époques et les protagonistes. Présente tout au long de notre histoire et dans nos histoires, cette culture de la violence semble être aujourd’hui érigée en culte du fait de l’appauvrissement du débat, de la lutte des places et des querelles de personnes autour du chef, qui s’est substituée à la lutte des classes, poreuse aux débats d’idées, d’orientation, de programmes. L’effondrement du système d’enseignement, d’acquisition de connaissances et d’apprentissage, l’analphabétisme et le néo-analphabétisme éducatif et politique ont pavé la voie à un ersatz idéologique des plus débilitants. La formation politique dispensée naguère dans des « écoles du parti », dans les séminaires, les conseils nationaux, les congrès à thèmes, les universités d’été, ont disparu dans la pratique et dans la mémoire des militants et des citoyens, livrés à eux-mêmes et tenaillés par la nécessité. Le seul choix qui s’offre à eux, reste celui de se nourrir à travers des ambitions matérielles et non de s’encombrer l’esprit avec des projets de société ou de promouvoir un vivre-ensemble soucieux de progrès et d’harmonie.
DEFICIT DE LEADERSHIP
De la chance, plutôt qu’une licence (d’enseignement) ou le hasard plutôt que l’effort, l’argent de la débrouille plutôt que gagné honnêtement, à la sueur de son front ou avec la « force de ses bras », résume cette mentalité de plus en plus partagée dans notre société, notamment dans sa frange jeune. A sa décharge, les exemples et les pratiques qui structurent cette vision de la vie, s’illustrent dans le système du modèle en cours chez les puissants et les nantis au pouvoir et dans la société. Dans ces conditions, l’argument de la force verbale ou physique, s’impose – tout aussi forcément- à la force de l’argument. Le déficit dans le leadership constaté à l’occasion de certaines querelles alimentées par des rivalités autour de la proximité du chef, de la famille et des cooptés du moment, se traduit souvent par une incapacité de trancher ou même d’arbitrer. Le « laisser-faire », « laisser dire” alors de mise, contribue à asseoir une véritable culture de l’impunité. Ce phénomène de groupes dédiés à des travaux de masse, de protection de sécurisation de leurs mentors, de riposte et de représailles de ceux qui ont l’outrecuidance d’émettre la moindre réserve ou critique à leur endroit. Les politiques, les chefs religieux, les entrepreneurs de la foi, de même que des populations abandonnées par la sécurité publique se sont arrogé des prérogatives désertées par l’État. Des dahiras n’hésitent pas à camper devant les tribunaux et les prisons pour libérer certains des leurs en délicatesse avec la justice. Les auteurs d’attaques contre des personnes et leurs biens sont rarement poursuivis et leurs commanditaires plastronnent à l’occasion, aux côtés des autorités politiques et étatiques. Des intouchables utilisent une jeunesse désorientée et abusée comme masse de manœuvre et monnaie d’échange. Leur pendant, dans la sphère politique, s’apparente aux comités d’action (des Socialistes), aux Calots bleus, (de Abdoulaye Wade) et aux Marrons du feu (de Macky Sall), séides et bras armés des différents régimes. L’énoncé et la profération de cette violence outrancière et outrageante sont pour autant forgés dans la sève matricielle de nos langues et de nos expressions langagières, avec à la base, des motivations tactiques ou situationnelles, voire émotionnelles. La rubrique des faits divers des quotidiens, radios, télévisions et sites d’informations est abondamment alimentée par des histoires de personnes ébouillantées, éborgnées défigurées, amputées. Même les morts ne sont pas épargnés, dont les sépultures profanées, les linceuls et les organes prélevés font l’objet de trafic à but lucratif et mystique. Que dire des sacrifices rituels en vue d’obtenir faveurs, fortunes et pouvoir ?
MISERE SOCIALE ET MORALE
Qui, enfant, n’a pas « aiguisé » ses apprentissages de lecture en essayant de décrypter certaines incroyables inscriptions et images dessinées au charbon dont les insanités tapissent toujours les murs, à côté des « défense d’uriner ». La violence de la rue, celle faite aux femmes, aux groupes vulnérables et défavorisés, interpelle nos consciences détournées même si on a plutôt tendance à les occulter par le déni ou à se défausser par ponce pilatisme. Fugueurs ou en rupture de cocon familial, à qui on a volé enfance et rêves, sans domicile et livrés aux intempéries et à toutes sortes d’agressions, les enfants de la rue – plutôt dans la rue -, sont l’expression de cette violence banalisée de notre société. Quand ils ne sont pas déscolarisés et rendus à l’analphabétisme de la plupart de leurs congénères qui n’ont pu fréquenter l’école française, l’enseignement coranique, dans une large mesure, leur inculque les préceptes de la religion et du Livre saint. Des pratiques et des méthodes dont la barbarie le dispute à l’indigence, rythment leur quotidien de parias promis à la délinquance précoce. Jetés à la rue, à la recherche de pitance et de pécule pour les maîtres oisifs, abrités sous le parapluie d’un obscurantisme à la fois inhibiteur et réducteur.
Viols, agressions, violence économique, misère sociale et morale, décrochage scolaire, chômage, déclassement, déchéance ! La violence peut être sourde, douce, vicieuse, pernicieuse, dissimulée, active, au grand jour, consciente, revendiquée ou non, inspirée ou déléguée, brutale ou atténuée. Toujours motivée, rarement gratuite, elle interroge et est sujette à interprétation forcément. Elle est souvent une réponse à d’autres types de violence institutionnelle, sociale, endogène et/ou exercée de l’extérieur. Les causes de la violence s’expliquent toujours. Avec l’avènement d’Internet, la concurrence entre anciens et nouveaux, certains animateurs et usagers des médias, se nourrit de surenchères, de fake news, d’infox, d’injures et de propos infamants, de la part de ceux qui ont délibérément tourné le dos aux formidables opportunités du web. Les médias de la surenchère entretiennent un climat malsain, anxiogène et conflictogène, titillant les bas instincts et préparant les esprits –consciemment ou non-à des situations extrêmement compliquées. Les médias et les nouveaux outils de communication sont des moyens extraordinaires d’interaction, d’accès et de partage de connaissances, un raccourci efficace pour entrer de plain-pied dans la société globale. Détournée de cette fonction émancipatrice, la révolution numérique peut déboucher sur un message tragique. Les pires ennemis de la liberté, les criminels de tous les ordres, ont fini d’établir que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Des brigades du Net préposées à une cyberguerre peu glorieuse et dégradante, à la solde de politiciens, d’hommes d’affaires de lobbies, etc., envahissent l’espace viral pour distiller leur venin. La violence est en nous, à fleur de peau ou enfouie, elle nous accompagne partout, prompte à surgir sous l’effet de la colère, de la contrariété, de la défiance et de nos pulsions refoulées. La détention et le port d’armes blanches sont à usages multiples, allant des applications de protection, fonctionnelles, domestiques, professionnelles, des sacrifices et de l’abattage d’animaux, etc. Elles sont tellement incrustées dans nos mœurs, qu’on en mesure même plus les dégâts. Les armes blanches sont au Sénégalais ce que le revolver était au cow-boy du Far West américain, où la seule vérité est celle de celui qui dégaine le premier.