La valeur des hommes ne dépend point de la race ou de la nationalité. Elle n’a pas, en effet, de frontière. Les hommes ou femmes valeureux, faisant bonne œuvre, quelles que soient les circonstances, possèdent dans leur génome certaines vertus universelles. Ils participent dès lors à la formation d’un trésor, source de référence et d’inspiration pour l’humanité. En aucune manière, les hommes valeureux ne doivent jamais être effacés de la mémoire collective et leurs noms doivent rester de façon indélébile dans le patrimoine historique mondial. Ces vertus ont trait à la reconnaissance de la souffrance des autres, au devoir de mémoire, à l’implication sociale engendrée par le courage, le devoir de vérité et la justice.
Joost Van Vollenhoven, d’origine néerlandaise, né en Algérie en 1877, administrateur des colonies, gouverneur général d’Indochine et de l’Aof vers la fin de la première Guerre mondiale en 1917, était de ceux-là. Déjà en 1915, il quitta volontairement ses fonctions de gouverneur général d’Indochine pour rejoindre le front aux côtés des marsouins français installés dans les colonies que la France mobilisait contre les troupes allemandes au Maroc. Blessé et plusieurs fois cité, il apprend sa nomination comme gouverneur général de l’Aof. Plutôt à regret, en prenant ses fonctions le 3 juin 1917 à Dakar, il découvrit les ravages faits par les recrutements pour le front dans une population locale déjà très éprouvée par les épidémies et la misère, entraînant exodes et révoltes chez les populations autochtones. En juillet 1917, il refusa un nouveau recrutement dans les Armées françaises demandé par le ministre des Colonies, André Maginot. En substance, il déclara : «Les opérations de recrutement qui ont eu lieu de 1914 à 1917 en Aof ont été excessives dans leurs résultats comme dans leurs méthodes… Aucun nouveau recrutement ne sera possible tant que la population n’aura pas repris une suffisante confiance en nous pour ne plus redouter les abus du récent passé.»
En dépit de sa position de représentant de la puissance colonisatrice, Van Vollenhoven respectait et protégeait les droits élémentaires de l’homme, fut-il africain colonisé. Son aversion du travail forcé était restée légendaire. Il avait en outre un amour vis-à-vis de ses homologues au sens hominien du terme.
«J’ai été élève à l’école coloniale, professeur à l’école coloniale, dont un simple élève. Gouverneur à l’âge de 28 ans, docteur en droit, capitaine au long court, quoique jeune, j’ai l’habitude du commandement.» Ainsi s’exprimait Van Vollenhoven, lorsque, sur une question de principe l’opposant au ministre français des Colonies et au député du Sénégal, Blaise Diagne, haut commissaire aux colonies et délégué au pourvoi en renfort de troupes africaines afin d’accroître les efforts de guerre de la France en 1917, il décida, en homme de caractère, après une entrevue orageuse avec le président du Conseil Clémenceau, de quitter ses fonctions de gouverneur général de l’Aof et son poste de commandement en ces termes : «Je suis incapable de poursuivre ma mission de gouverneur général de l’Aof.»
Il fut alors blâmé, puis obtint de revenir au front au Maroc. Il finit par être en première ligne à la tête de sa compagnie qui se battait opiniâtrement lors de l’offensive de la 10ème Armée du général Mangin, où il mourut héroïquement arme à la main, mortellement frappé à la tête d’une balle de mitrailleuse, le 20 juillet 2018, à la veille de sa 41ème année.
Les raisons profondes de la démission de Van Vollenhoven du gouvernorat général de l’Aof tenaient plus à sa ferme volonté de s’opposer à l’enrôlement forcé dans l’Armée française coloniale de ressortissants sénégalais hors des quatre communes (Saint-Louis, Gorée, Rufisque, Dakar). En effet, seuls les citoyens français devraient être obligatoirement incorporés dans l’Armée française pour soutenir les efforts de guerre. Or vers la fin de la guerre, il ne restait plus d’hommes valides, hormis dans les territoires français en dehors des quatre communes, pouvant tenir devant les Allemands. Si bien qu’une chasse à l’homme fut organisée par le ministre français des Colonies, avec l’aide de Blaise Diagne, pour embastiller nos compatriotes ressortissants des cercles dans les Armées françaises et en faire des soldats de second ordre, devant servir de chair à canon face aux armadas. «A chaque chéchia, je trouverais une tête», promettait Blaise Diagne au ministre français des Colonies.
N’est-ce pas un hasard troublant de constater que le président Lamine Guèye qui porte aujourd’hui le nom du lycée auparavant baptisé lycée Van Vollenhoven, contribua à l’abolition de l’indigénat dont Van Vollenhoven fut en réalité le précurseur ? Le combat plus tard du président Lamine Guèye pour l’abolition de l’indigénat s’inscrivait dans la même perspective que celui que menait Van Vollenhoven pour la protection des droits des indigènes à la liberté de refuser d’intégrer l’Armée française, et qui lui a valu une fin tragique prématurée.
Certains hommes émérites, quoique représentants de la France colonisatrice, font aussi partie de notre patrimoine historique commun, et il ne sert à rien de débaptiser des rues et édifices publics qui portent leurs noms, par l’entregent de populistes zélés et prétendus nationalistes, réinventeurs de la roue de l’histoire. Van Vollenhoven méritait bien l’immortalisation au Sénégal, comme c’est le cas au Mali, au Bénin et en plusieurs endroits en France. Plusieurs Sénégalais émérites sont immortalisés dans d’autres pays par le baptême de leurs noms de rues, de places ou édifices, en Afrique, en Europe, en Asie, en Amérique. Devrait-on enlever leurs noms parce que simplement ils sont étrangers à ces pays ? Assurément non !
Au demeurant, les souffrances atroces des Peuples noirs depuis les âges antiques avec l’esclavage et la traite négrière, les colonisations forcenées et, jusqu’à nos jours, avec le commerce inégal et le racisme ont de tout temps été décriées par les penseurs libres de ce monde, comme des crimes contre l’humanité. Le Président Senghor fort justement, de même que Aimé Césaire, Cheikh Anta Diop, Mamadou Dia, rappelaient dans leurs nombreux écrits les souffrances particulières ininterrompues des Peuples noirs depuis l’aube des temps, pour un devoir de mémoire. Toutefois, ils n’en faisaient pas une fixation pour se focaliser plus sur l’avenir, en vue de l’avènement d’un monde plus humain et plus juste. C’est pourquoi, au lieu de nous apitoyer sur notre sort en continuant de jeter des larmes comme des passéistes sentimentalistes pour rouvrir des plaies de l’histoire, ressuscitant les rancœurs, nous devrions nous redéployer pour faire retrouver à l’Afrique ses entités spatiales précoloniales homogènes et ses dynamiques régionales et continentales. C’est justement là notre salut pour demain, un combat d’avant-garde et, comme disaient Léopold Senghor, Cheikh Anta ou tant d’autres, faire retrouver à l’Afrique son unité culturelle, spatiale, économique et politique devant les égoïsmes nationaux, condition sine qua non de son développement réel et de sa vraie liberté.
L’appel à la jeunesse à un combat pour déboulonner des statuts ou rebaptiser des rues et édifices publics est un combat émotif, réactionnaire et d’arrière-garde. Il n’entre pas dans nos priorités actuelles qui doivent porter en substance sur l’unité économique du continent, principal obstacle à notre développement réel et notre véritable liberté.
N’agissons pas sur de fausses idées pour ouvrir des plaies de l’histoire. En réalité, depuis l’origine des temps, il n’y a eu que des conquêtes, des guerres, des razzias, et les Arabes furent les premiers conquérants de l’Afrique. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il faille recommencer un combat contre les colonisations en essayant de récrire les pages de l’histoire et ses frasques d’antan, ni surfer sur un nationalisme populiste étriqué, pour se faire une place au soleil, en jouant sur la sensibilité des personnes. Notre vrai combat, c’est celui contre nous-mêmes, afin de nous unir, pour une Afrique nouvelle.
Kadialy GASSAMA
Economiste
Rue Faidherbe X Pierre Verger
Rufisque