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Et Si La Vraie Question était L’ajustement Des Inspections Générales D’etat Aux Normes Et  Bonnes Pratiques Internationales ? (abdou Karim Gueye)

A la suite de la remise par l’Inspection générale d’Etat du Sénégal des rapports des années 2016, 2017, 2018-2019 à son Excellence le Président de la République, un large débat a été initié par  d’éminents intellectuels sénégalais à l’image des Professeurs Ngouda Mboup, Cheick Faye, par certains journalistes comme Pape Ale Niang dans une émission du 14 juillet 2020, par le Président de l’ONG Africa JOM Center, Aliou Tine, etc. Tous soulèvent des enjeux importants comme l’indépendance, le pouvoir d’auto-saisine, le secret, la modernisation de l’Etat par le contrôle, les droits des individus, la localisation, la redéfinition du mandat et de la place de l’IGE, etc. En outre, plusieurs publications d’académiciens, de chercheurs et de professionnels de la gouvernance de contrôle discutent de tels enjeux.  Tant mieux ! Il est important que les élites et les experts sénégalais et africains ne se taisent pas, que ceux qui savent ou ont vécu parlent, posent les problématiques, obligent aux débats pour diluer les seuls sons de cloche de la propagande.  Car, souvent, me prie-t-on, de ne pas mêler mes écrits à ce qui serait de la politique, au prétexte du regard neutre et distant du chercheur, mais Durkheim ne disait-il pas « Un peuple est d’autant plus démocratique que la délibération, la réflexion,  l’esprit critique jouent un rôle  considérable dans la marche des affaires publiques. Il l’est d’autant moins que l’inconscience, les habitudes inavouées, les sentiments obscurs, les préjugés en un mot soustraits à l’examen, y sont au contraire prépondérants.» C’est dire que les questions soulevées ont beau être techniques, elles sont avant tout politiques et constituent des enjeux de leadership transformationnel. Au-delà de mes analyses d’un homme qui a vécu très tôt et pendant plus de 30 ans dans ce milieu du contrôle d’Etat, qui a en plus conseillé et formé beaucoup de pays et cadres africains sur le thème, je suis redevable de certaines réflexions et propositions qui figurent dans ce texte à l’Alliance pour la Citoyenneté et le Travail (ACT) dont je suis membre. Plusieurs des propositions faites ici ont été approuvées par elle dans le cadre de son programme politique dit PROACT. Je remercie au passage le Président Abdoul MBaye qui a bien voulu m’autoriser à les diffuser.

Les institutions administratives, comme les personnes, naissent, grandissent, vieillissent, se sclérosent, déclinent, meurent… Aussi, l’Inspection générale d’Etat du Sénégal ou de celles de la plupart des pays francophones d’Afrique sont à la croisée des chemins, à l’épreuve des normes et bonnes pratiques internationales d’audit interne, d’investigations de prévention et de détection et enfin d’évaluation des interventions publiques. 

I.1. Une plus grande indépendance

L’indépendance des Inspections générales d’Etat d’Afrique francophone a été souvent  discutée, voire contestée, du fait de son rattachement au Président de la République et compte tenu que leurs  rapports n’étaient pas publics ou l’étaient rarement. Le Sénégal a longtemps vécu cet état de fait avant qu’une nouvelle législation ne consacre un rapport annuel public sur la gouvernance. Du fait de la particularité de l’administration publique, l’indépendance voudrait  que l’I.G.E agisse dans l’intérêt exclusif de l’entité, du public, des citoyens. Comme l’écrit magistralement Osborne et Gaebler dans leur ouvrage « Réinventer le Gouvernement. Comment l’esprit d’entreprise peut transformer les services publics ? », « On oublie que le Gouvernement a des « actionnaires », les citoyens et ceux-ci votent. » Par exemple, les normes fixées par les organismes professionnels d’auditeurs, d’investigateurs, d’évaluateurs, en l’occurrence d’Inspecteurs généraux  prescrivent l’obligation de maintenir cette indépendance par une série de mesures:

D’une manière générale, le dispositif juridique actuel octroie une indépendance aux Inspecteurs généraux du Sénégal qui doivent  refuser, en leurs âmes et consciences, toutes pressions indues et  se plier au sacerdoce que, dans un très bel article, l’Inspecteur général Glenn Fine, du Département de la Défense définissait à travers les sept (7) principes des Inspecteurs généraux efficaces :

Intégrer ces sept principes n’est sans doute pas chose aisée et cela ne doit non plus plaire à certains manœuvriers… 

Au total, il est retenu de donner aux organes de contrôle de l’Etat tous les moyens leur permettant de vérifier la bonne gestion des structures étatiques (institutions, agences, collectivités locales, administrations publiques, entreprises nationales, personnes morales de droit privé bénéficiant du concours financier de la puissance publique…) en renforçant leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique tout en assurant l’exploitation intégrale et non sélective de leurs rapports. En outre, ce système peut être verrouillé davantage en adoptant les normes internationales sur les organes de la gouvernance de contrôle, comme les comités d’audit, en instituant des comités d’harmonisation et de normalisation ouverts, en publiant la Charte et les Code de déontologie requises par les normes susvisées. En outre, dans cette perspective que le programme de l’ACT (PROACT) a déjà retenu ce qui suit:

Enfin, à l’instar des normes et bonnes pratiques internationales avancées, outre cette ouverture à l’Assemblée nationale, PROACT retient ce qui suit :

 Les éléments de benchmarking juridique, institutionnel, organisationnel  ou autres dont nous disposons nous permettront de rédiger très facilement les textes subséquents.

I.2. Saisine de la justice et des Inspecteurs généraux d’Etat: de bonnes pratiques dans divers pays organisent les rapports entre les Inspecteurs généraux et les procureurs

Bien de sénégalais seront sans doute étonnés de découvrir la nature des rapports entre les Inspecteurs généraux et les Procureurs sont organisés aux Etats Unis par la loi de 1978 modifié qui dispose que « Dans l’exercice de leurs fonctions et  responsabilités … chaque Inspecteur Général fait rapport au Procureur général chaque fois qu’il a des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu violation du droit pénal fédéral ». Il serait possible d’aller plus loin en analysant les autres pouvoirs exorbitants que l’Inspecteur général et ses collaborateurs peuvent exercer, sur autorisation du Procureur :

Il faut reconnaître que ce système là où il existe s’appuie sur de nombreux autres leviers dont le PROACT a tenu compte comme :

Ces exemples démontrent que tout dépend de jusqu’où un pays ou un leadership politique veut-il aller. 

I.3. Réformer la confidentialité et le secret en assurant la protection des individus et des citoyens

Le caractère public ou confidentiel des rapports est largement réglementé par les normes (IIA, GAO, IG/USA) et dans divers pays. En général, ce sont des informations classées comme « Confidentiel » ou sensible du fait que leur diffusion peut porter atteinte à la sécurité, à l’intérêt général de la nation qui constituent des exceptions au caractère public des rapports. Nonobstant, dans certaines démocraties avancées, les « auditeurs » ont l’obligation de préciser dans leurs rapports publics les informations omises en raison de circonstances qui rendent nécessaire cette omission et de publier un rapport particulier en direction des personnes autorisées par les lois et les règlements. Aussi, PROACT tend à aménager le système en ce sens :

Les rapports d’audit, d’investigation et d’évaluation seront publics, le caractère public étant le principe, sauf en cas de nécessité impérieuse de défense nationale ou de sécurité nationale, d’intérêt supérieur de la Nation, d’intégrité des dispositifs électroniques ou autres….   En outre, conformément à certaines normes et bonnes pratiques internationales, la publication des rapports approuvés par les organes de gouvernance de la vérification (au sens d’audits, d’évaluations, d’investigations) se fera  sans délais et retards indus.

Au cas où l’Inspection générale d’Etat omet des informations au nom des critères précités de défense et de sécurité nationales, d’intégrité de données et des dispositifs précités, elle sera tenue de préciser les références de ces rapports particuliers et leurs destinataires. 

  1. LA PRESSION DES NORMES ET BONNES PRATIQUES INTERNATIONALES : LA CONTRAINTE D’UN LEADERSHIP TRANSFORMATIONNEL

Le sujet est vaste et commanderait d’explorer les normes et les bonnes pratiques internationales dont certaines ne relèvent pas forcément de la responsabilité de l’Inspection générale, mais doivent être prévues dans le cadre de la modernisation de la réforme de l’Etat. 

2.1. Le besoin d’une auditabilité, prédictibilité, évaluabilité accrues

Pour l’instant, la maturité du système de management public de l’Etat sénégalais est très peu élevée. Le terme audit, galvaudé, est confondu avec les investigations et les enquêtes de détection, les évaluations, voire même de simples études. Or, pour être auditable, au sens des normes et des bonnes pratiques internationales, il aurait fallu un Etat qui ait achevé la construction de systèmes, de démarches et d’outils formalisés:

La quasi-absence de ces quatre niveaux établit que l’Etat n’est pas encore moderne, ni  suffisamment réformé, que le système existant n’est pas auditable dans sa forme actuelle, au sens des normes et de la signification de l’audit interne même  si toutes sortes d’études sont abusivement appelées audits. 

 Tout un travail reste à faire, pour l’audit interne, pour la prévention et la détection des fraudes, des abus, des  gaspillages et de la corruption…  C’est ce que PROACT a retenu et qui est explicité davantage ci-dessous :

2.2. Préparer l’ajustement aux normes internationales d’audit, d’investigations et d’évaluation : il reste tout un chemin à parcourir

A l’épreuve des normes et bonnes pratiques, de futures restructurations semblent, tôt ou tard, inévitables, ainsi que la clarification des rôles des pôles suivants :

C’est pourquoi, il est retenu de finaliser plusieurs chantiers prescrits par les normes et bonnes pratiques susvisées :

2.3. La nécessaire modernisation de l’Inspection générale d’Etat

Le lien entre contrôle et la modernisation paraît évident aux vu de ce qui précède et des objectifs qui sont souvent rappelés par toutes les lois ou dans les règlements régissant les inspections générales en Afrique. Dans une autre communication appropriée, nous reviendrons sur les mesures de modernisation, voire de restructuration du PROACT qui accompagne cette vision explicitée tout au long de . La doctrine académique anglo-saxonne par la voix de Paul C. Light rappelle que les différents métiers des Inspections générales sont aux confins de trois obligations d’une part, de la conformité, d’autre part, de performance et enfin, d’amélioration des capacités et des dispositifs. Ainsi, dans un environnement où audit, investigations de prévention et de détection, évaluations se côtoient, le système d’inspection générale est un levier:

Par leurs travaux, les Inspections générales peuvent aider à une maturité accrue de ces nouveaux systèmes pour les amener à un niveau de maturité élevée ou optimisée. Mais assurer ces défis suppose une réorganisation interne, structurelle, de la normalisation et de la recherche, une pluralité de compétences qui ne me semble pas être recrutées à ce jour.

2.3. Evaluer les évaluateurs

Quis Custodiet ipsos custodes ? 

Les gardiens et les surveillants ont tout aussi besoin de la surveillance et la difficile question est de savoir comment! Le premier défi est donc de construire un système de suivi-évaluation, ce qui permettrait de répondre aux premiers débats sur YouTube, les radios et chaînes de télévision à la suite de la publication des rapports de 2016, 2017, 2018-2019 l’Inspection générale d’Etat. Ce système d’information devrait alors permettre de répondre aux questions suivantes sur l’IGE et à certaines demandes discutées aujourd’hui sur les radios, les réseaux sociaux, et les télévisions:

Les Inspecteurs généraux devraient accorder beaucoup d’attention à ces questions, notamment pour documenter leurs propres plans de développement stratégique, évaluer et s’autoévaluer…

Du point de vue PROACT que des indicateurs clés de performance seront formalisés et rendus publics.

III. IL FAUT PLUS DE VISION, PLUS DE VOLONTÉ ET DE LEADERSHIP POLITIQUE

A chaque fois qu’il y a eu de grandes mutations, c’est qu’il y a eu de la mobilisation, un leadership, un leader adaptés à la nouvelle situation. Par exemple, aux Etats Unis, le système d’Inspection générale  doit beaucoup à la mobilisation citoyenne, à des initiatives de recherche, de lobbying d’une organisation comme « Project On Governement Oversight ». Cette mobilisation aura permis l’évolution décrite dans un ouvrage remarquable autour de huit innovations importantes ayant  permis l’évolution du  système d’Inspection générale:

Tout ce qui précède met en relief la nécessité de choix, d’une vision, d’un courage, d’une volonté et d’un leadership politiques. Comme relevé par Paul C. Light : «Dire la vérité au pouvoir – comme les Inspecteurs Généraux doivent le faire en approfondissant des enjeux liés au design institutionnel, à la faisabilité des programmes et à l’évaluation – exige un engagement impossible à codifier dans une loi. Sur le plan politique, la voie la plus sûre consiste à se concentrer  fermement sur les audits et les enquêtes à l’occasion desquels les escrocs sont faciles à identifier et les sanctions évidentes. Le chemin le plus difficile exige une évaluation et une analyse prospectives des erreurs commises à la Maison Blanche, à Capitol Hill et par les groupes d’intérêt. Pourtant, c’est peut-être là que le concept d’inspection générale promet le plus de bénéfice Il y a plusieurs années, j’écrivais dans mon ouvrage « Inspections générales d’Etat d’Afrique. Réalités,  perspectives et enjeux: « C’est un métier difficile qui demande des ressorts psychologiques et une structure mentale solide, un métier à ne pas faire uniquement pour rechercher un statut, car la dure réalité de ces longs et contraignants processus de finalisation d’un rapport n’est pas évidente à assumer, si l’on pas été préparé à un tel défi. C’est parfois un calvaire et il faut savoir soumettre le facteur temps à ses propres objectifs de performance…. C’est un métier à faire lorsqu’on est juste, serein, pas adepte des règlements de comptes, des faux problèmes et longues discussions inutiles, lorsque qu’on sait écrire, indifférent à être aimé et mal aimé qu’on est en mesure après son travail de dire : qu’importe, je suis quitte avec ma conscience ! 

Au vu de l’actualité qui défraie la chronique, j’ajouterais que c’est aussi une affaire de démocratie et de démocrates, de transparence, d’éducation à l’intégrité et à l’éthique, de sanctions des escrocs, de culture républicaine, de tradition de restitution de l’information sur les résultats et les performances, de discipline administrative, de leadership du Chef de l’Exécutif, de qualité et d’effectivité du pouvoir hiérarchique, d’existence d’une technocratie de haut niveau… .

Et si la vraie question était l’ajustement des Inspections générales d’Etat aux normes et  bonnes pratiques internationales ? Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit ! Mais il y a aussi ce devoir non encore assumé du politique et du leadership à s’ajuster. C’est aussi une question de choix et de vision politique.

Abdou Karim GUEYE, Inspecteur général d’Etat de classe exceptionnelle à la retraite, Abdou Karim GUEYE est un ancien Directeur général de l’Ecole Nationale d’Administration et de Magistrature. Ex-Secrétaire exécutif du Forum des Inspections générale d’Etat d’Afrique (2003-2010), il fut aussi le  Chef de l’Inspection  générale d’Etat de la République de Djibouti et Assistant technique international auprès du Gouvernement de ce pays (2003-2008). Membre de l’Association des Inspecteurs Généraux des Etats Unis, il est Certifié Fraud and Forensic Examiner and Investigator, MOOC West Virginia University. M. GUEYE possède de nombreux crédits CPE/USA en audit, évaluation, investigation.  Il conserve le titre de Commissaire à la Stratégie et à la Formation  auprès du Forum des Inspections générales d’Etat d’Afrique. Il est à l’heure actuelle un Consultant en stratégie, gouvernance publique, Réformes des Etats et des administrations publiques. Il conseille divers pays sur les réformes du système de gouvernance de contrôle par rapport aux normes et bonnes pratiques internationales (audit interne, prévention et détection, évaluations)

 

Abdou Karim GUEYE, Inspecteur général d’Etat de classe exceptionnelle à la retraite.

Ancien Directeur général de l’Ecole Nationale d’administration et de Magistrature du Sénégal.

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