Samedi 18 juillet 2020. 10h15. J’aurais pu attendre encore, avant de descendre du bus. Mais j’ai voulu me dégourdir les jambes, et marcher quelques minutes. Je ne suis pas pressé, ce matin. J’ai demandé l’arrêt, juste après la pharmacie Guigon. Ça me fera un petit trot. Et puis, dehors, il y a l’odeur de la pluie. Quel merveilleux parfum. La matinée est calme, à Sandaga. Mes lunettes tombent depuis hier. Comme je suis en ville, je vais en profiter pour les faire ajuster. Des gouttes de pluie fines s’écrasent sur le bitume. Je pense qu’il va bientôt pleuvoir très fortement. Je sens la menace imminente, dès que je sors du magasin d’optique. Je hâte le pas. Le ciel est sombre.
On dirait que le cœur de Dakar se détend. Il y a bien quelques marchands ambulants, qui déambulent. Les boutiques sont ouvertes. Par contre, la circulation est calme. Très peu de piétons sont dans les rues. À partir de l’avenue Léopold Sédar Senghor, le relâchement est plus saisissant. Dakar, si tendue les jours de semaine, travaille au repos. Tel un athlète qui décrasse ses muscles après un effort intense. Les gros arbres qui jalonnent l’artère se prélassent dans une grande sérénité. Un petit vent fait sautiller les feuilles mortes, au sol. Un gars, qui travaille pour la compagnie de gestion des déchets, balaie les environs du palais de la République. Des hommes armés sont en faction.
Plus loin, mon regard s’abandonne sur le fronton de l’ancienne primature. Les inscriptions ont été changées. On peut y lire, maintenant, « Maison militaire ». Je ne peux m’empêcher de penser à l’arbitraire, dans nos pays africains. Un individu, qui a trouvé une République, avec son organisation, ses lois, ses organes, s’est levé un jour, et a décidé, sans crier gare, qu’il n’y aurait plus de primature, ni de chef du gouvernement. Au mépris des règles élémentaires. Comme ça, sans embarras. Sans aviser personne. Comment nos pays peuvent-ils avancer, avec cet esprit ? Le premier venu peut modifier la marche de la nation. Selon son bon vouloir, il fait ce qu’il veut. De nos institutions, de nos vies. Je ne crois pas trop à la fatalité, pas plus qu’au destin tracé d’avance. Mais il nous faut, très vite, des hasards heureux. Car les déterminismes sociaux jouent contre le bon sens, la raison et la justice.
Ce qui est aussi frappant, sur cette avenue, c’est la propreté. Il n’y a pas de bordel, ni de saleté. Tout est propre, bien ordonné. C’est un univers à part. Qui contraste avec les autres cartes de la ville. Plus loin, l’éclat du building administratif rénové, ne manque pas d’attirer mon attention. Le grand bâtiment rayonne, et étrenne ses habits neufs. Sa façade en verre scintille. Le réaménagement est plutôt réussi. Je présume, malheureusement, que nous y avons perdu beaucoup de nos maigres ressources. Comme c’est le cas avec d’autres infrastructures, à l’utilité douteuse. Je ne me sens pas intimidé par cette lourde barre immobile. Malgré sa posture impressionnante. J’ai l’impression d’être en face d’un corps robuste, mais timide. La forme est vague. Le bloc, symétrique, est rigide. Il n’y a pas d’ombres. On ne sent ni souffle, ni mouvement.
Je dépasse l’édifice et traverse le passage clouté, menant à l’hôpital Principal. À l’entrée, une dizaine de jeunes discutent. Leur accent est étranger. Le sas de désinfection est bloqué par une barrière de la gendarmerie. Ces derniers jours, une infirmière, il me semble, était en permanence postée devant la porte principale. Elle prenait la température des visiteurs et leur coulait du gel désinfectant à la main. Elle n’y est pas, ce matin. Un gendarme tient la manœuvre. Distribution de gel mais pas de prise de température. Je passe le cordon d’entrée et accède à la cour de l’hôpital. Le jardin est bien entretenu. Les plantes taillées à la perfection. Les arbres, en rang, ordonnés. Le visage extérieur de l’hôpital Principal de Dakar est bienveillant.
Je n’en dirais pas autant de l’intérieur. Dans le service, où je me rends, les portes sont déglinguées. L’atmosphère foireuse. On dirait que l’endroit n’accueille pas des malades. Ici, on pourrait presque sentir des zombies errants. Dans la chambre que je visite, les chaises et le lit sont des débris qu’il faut jeter. La moitié du volet de la fenêtre est absente. La lunette de toilette a été démontée. Le malade, en cas d’urgence, ne peut pas sonner l’alerte. Le système d’appel d’urgence n’est pas fonctionnel. Imaginons un patient, seul, en détresse, ne pouvant pas bouger, et qui tente de joindre les soignants. Il peut bien crever, dans la plus grande souffrance, personne ne viendra à son secours. Ce serait juste la volonté de Dieu. On passera à autre chose. Les défaillances humaines seront tues.
C’est ce qui est arrivé, un jour, il y a quelques années, dans cet hôpital, à mon père. Son voisin de chambre nous a révélé qu’il était sorti, pour voir un infirmier. Moins d’une heure avant sa mort. Il n’a vu personne. Il avait refusé que l’un de nous veille dans la chambre, avec lui. Nous avons insisté. Il était catégorique. Il était bien remis et il n’y avait pas de danger selon les médecins. Il devait même sortir de l’hôpital, le lendemain. Il faut voir comment les choses marchent au Sénégal. On peut très bien trimer toute sa vie, nourrir l’espoir que ce pays soit un jour vivable. Que les femmes et les hommes qui l’habitent gagnent en dignité. Qu’il soit une terre de justice et de prospérité. On peut lutter pour tout cela. Et payer ses impôts, s’acquitter de ses droits et devoirs pour qu’il y ait des institutions qui tiennent, des écoles qui fonctionnent et des hôpitaux qui marchent. Ça sert, presque, à rien. Peu de choses changent véritablement.
Nous sommes fragiles, en habitant ce pays. Nos destins sont instables et précaires. Des individus grotesques continuent de nous rendre la vie dure. Quelles existences doivent subir ceux qui n’ont pas grand chose, où qui vivent loin de tous les services sociaux ? J’ai pensé ces derniers jours à nos concitoyens, qui habitent loin des infrastructures sanitaires. Si nous, qui sommes à Dakar, sommes ainsi lotis, quel doit être leur sort ? Ils peuvent recevoir toutes les claques de la vie, ils ne pourront que prier et accepter leur mauvaise fortune. Il faut leur souhaiter de ne pas tomber malades. Nous en sommes arrivés à ce point. Comme si nous étions mutilés, incapables de changer nos destins. La vérité, elle est là, indécente : au Sénégal nos possibilités de bien vivre sont limitées.
C’est pourquoi il faut régler les comptes, ici, sur terre. C’est impossible de continuer à vivre dans ces conditions dégradantes. Ce qui frappe, c’est que tout cela semble normal. Pourquoi cette démission de l’humanité, chez nos dirigeants ? Pourquoi tant d’arbitraire dans leur esprit ? Pourquoi cette faiblesse du corps social, toujours stoïque, face à ces situations de précarité ? Pourquoi l’intelligence collective est déviée, vers autre chose que la rationalité et le bien commun ? Pourquoi les accidents et les blessures de l’histoire ne sont pas des expériences utiles ? Pourquoi nous ne répudions pas les fatalités qui nient notre droit à la vie ? Pourquoi toutes ces négligences ? Il faut certainement que s’ouvre dans notre pays, et partout ailleurs en Afrique, une nouvelle ère. Qui sera le début d’une civilisation en croissance.
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