En lisant récemment la thèse de doctorat d’une brillante chercheure en sciences sociales ayant travaillé sur la production de l’action publique dans le monde rural sénégalais, plus précisément au Saloum, j’ai été interpellé par la présence, à l’échelle de petits villages et de petites organisations, des mêmes logiques claniques que nous dénonçons souvent au plus haut niveau en Afrique. Ma réflexion était alors la suivante : pourquoi les groupes et collectifs où nous sommes socialisés et dans lesquels nous nous reconnaissons finissent-ils par reproduire les mêmes schémas de privatisation et de prévarication du bien commun quel que soit par ailleurs leur type (famille, ethnie, localité, confrėrie) ? Cet article tente de répondre à cette question.
Par-delà la politique
Il y a deux ans, j’avais publié un article sur le rôle néfaste de l’hyperprésidentialisme au Sénégal et en Afrique. J’y exprimais la conviction suivante : la concentration d’autant de pouvoirs (de nomination, de sanction, d’influence sur la justice, etc.) entre les mains d’un seul individu, quelles que puissent être ses capacités ou qualités, produisait une cascade de conséquences institutionnelles négatives (non indépendance de la justice, défaut de représentativité démocratique) et conduisait structurellement à la formation et la protection d’une caste d’intouchables, d’une nomenklatura constituée de politiques, de religieux et d’hommes d’affaires peu vertueux.
Cet article qui traitait du mal originel de la politique sénégalaise/africaine avait occulté le rôle de la société et de ses unités de base (la famille, le clan, la confrérie) dans la production de la situation peu reluisante dans laquelle se trouvent nos pays. Précision : il y a indéniablement eu des progrès économiques en Afrique lors des dernières décennies mais d’un point de vue du progrès social, de la transformation sociétale, nous ne sommes pas encore à la hauteur de nos potentialités, formule empruntée au Professeur Felwine Sarr. Nous avons même sans doute régressé sur certains points comme l’ouverture au monde, la place des femmes dans la société, etc.
Si nous, africains, ne sommes pas encore devenus ce que nous sommes censés être, c’est sans doute parce que la société est bâtie autour de groupes qui sont des unités de base qui ne répondent pas de manière efficace aux exigences de transparence, d’égalité, de redevabilité des élus, de liberté d’expression, qui doivent être observées, à notre époque, au sein d’une république et d’une démocratie. Autrement dit, l’accent mis, dans le processus de socialisation, sur la famille, le clan, l’ethnie ou la confrérie, nous confine au sein de ces entités. Nous restons en effet prisonniers de nos cercles qui pensent pour nous, deviennent notre horizon indépassable et créent en nous un très fort sentiment de redevabilité et d’appartenance. C’est ce sentiment de redevabilité et d’appartenance de l’individu envers le groupe qui, à mon avis, fait que le villageois du Saloum porté à la tête d’une organisation en fait d’abord profiter sa famille biologique puis les autres membres de son village au détriment des autres villages qui sont pourtant membres de l’organisation supposée être démocratique et égalitaire. C’est ce même sentiment qui fait que le président de la République, quel que soit son nom ou son parti, couvre les siens d’une protection permanente et de privilèges indus, souvent au mépris des règles élémentaires de séparation des pouvoirs, des principes de bonne gouvernance et d’élégance républicaine.
Ne plus faire du groupe une centralité
Au regard de cette hypothèse et des constats précédents de privatisation et de patrimonialisation des communs à toutes les échelles sociales, je suis désormais convaincu que l’unité de base de la société sénégalaise/africaine ne doit plus être le groupe. En effet, à travers sa mainmise sur l’individu – mainmise qui s’appuie sur les relations, solidarités et prises en charge morale et matérielle qu’il procure – le groupe finit par s’opposer à l’épanouissement individuel et collectif.
Concernant l’épanouissement individuel, le groupe, avec ses injonctions de la pensée, ses menaces d’exclusion et sa capacité de culpabilisation nous empêche de construire une conscience citoyenne individuelle forte, étouffe les avis divergents qui pourraient faire progresser la société, nous fait nier les souffrances psychologiques ou violences vécues par ses membres, comme lorsqu’une victime de viol doit se taire pour préserver l’honneur du groupe, lorsque le violeur est l’un des membres de ce groupe. Combien de prédateurs sexuels ont été couverts par la nécessité de préserver l’image du groupe et ont ainsi continué à écumer leurs propres familles et détruit la vie de nièces, de cousines, etc. ?
Concernant l’épanouissement collectif national, nos groupes, en imprimant une identité très forte en nous, finissent par nous empêcher de nous référer à un ordre imaginaire qui leur est supérieur, qui les transcende. La République, par exemple, est de plus en plus contestée par de jeunes sénégalais/africains, alors qu’elle n’est rien d’autre que le groupe qui nous rassemble tous, nous considère tous égaux en dignité et en droits malgré nos différences de croyance, de sexe, d’origine ethnique, etc. De plus, le groupe produit et promeut des chefs capables de perpétuer sa survie en l’état, c’est à dire des chefs qui vont toujours réaffirmer l’identité du groupe, sa sacralité, sa primauté sur les autres, certains allant même jusqu’à considérer les autres groupes comme dégénérés ou moins nobles (castes, compétition ethnique ou religieuse) comparés au leur. Tout cela nous empêche de bâtir une conscience collective qui est au-dessus de nos micro-identités de groupe.
Ce poids symbolique du groupe qui écrase les individus fait du Sénégal et de la plupart des pays africains une juxtaposition de différents collectifs sociaux mus par la maximisation de leurs intérêts et l’affirmation, parfois jusqu’à satiété, de leur identité.
L’individu, unité de base de la société africaine transformée.
Afin de sortir de cette emprise néfaste du groupe sur les destins individuels et sur les grands desseins collectifs, j’affirme que l’individu doit devenir la nouvelle unité de base de la société africaine en quête de transformation, pour ne pas dire de progrès. Cette entreprise de déconstruction de nos structures sociales va à l’encontre du discours en vogue sur le « retour à nos traditions » et constitue, il faut se l’avouer, une violence contre nous-mêmes, contre une partie de ce que nous sommes. Ce discours « hérétique » n’est pas plaisant à entendre, et il n’aura sans doute pas beaucoup d’écho auprès d’une jeunesse révolutionnaire ou orientalisée/arabisée qui se définit prioritairement de par son opposition à un Occident qui a longtemps oppressé l’Afrique. Les gardiens et gardiennes de la tradition en Afrique, ne trouveront pas non plus d’attrait à ce discours sur l’individu comme pilier de la société. Pire, ils s’y opposeront.
Malgré ces obstacles évidents et inévitables, et qu’il faudra donc affronter, il est nécessaire de faire de l’individu une centralité de nos sociétés pour deux raisons. Il s’agit tout d’abord de libérer le talent qui sommeille dans les millions d’âmes d’africains frustrés par les prescriptions sociétales, les normes ancestrales, etc. Cette démarche permettrait également de protéger le bien commun qui vacille aujourd’hui sous les coups de boutoir de la nomenklatura et qui est privatisé au nom des logiques claniques que nous enseignent nos groupes.
Si au sein des familles mais aussi dans l’éducation nationale et la production médiatique culturelle, notamment celle audiovisuelle, nous faisons de l’individu – de ses droits, de sa liberté de conscience, de sa dignité, de son honneur et de l’égalité de tous – un sanctuaire inattaquable, situé au dessus de toute logique de groupe, alors je suis convaincu que nous arriverons à produire plus d’artistes, d’écrivain(e)s, d’ingénieur(e)s, de politiciens vertueux, de paysans attachés à leur terre, de femmes rejetant les violences sous toutes leurs formes, de jeunes qui s’affirment, créent et s’engagent pour la cité. Nous produirons aussi des individus qui garderont leurs croyances, qui pratiqueront leur culte mais qui le feront davantage pour eux-mêmes plutôt que pour être bien vus par le groupe. Par ailleurs, tout porte à croire que ces individus pratiquant leur croyance pour eux-mêmes et qui seront un peu plus distants des logiques d’injonction du groupe, seront plus tolérants et ne « tomberont pas dans le vide du sectarisme », tel que le préconisait le sage soufi, Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al Makhtoum.
Favoriser la montée de l’individu dans la société africaine peut également être la solution pour asseoir durablement la protection du bien commun au sein de nos pays. En effet, tant que le groupe permet à ses membres de profiter de la privatisation du bien commun via diverses stratégies d’accès aux ressources, aucune conscience républicaine et collective forte n’émergera. C’est bien l’individu, fier et digne, qui considère sa conscience comme le seul juge et ses impôts comme son effort personnel de participation au fonctionnement de la collectivité et à l’épanouissement d’autres individus qui lui sont égaux en dignité et en droits, qui exigera une redevabilité des élus et les gestionnaires du bien commun quels que soient leur nom de famille, leur ethnie, leur confrérie, leur origine géographique, etc. C’est bien l’exigence par chacun du respect de sa propre dignité et du fruit de son travail qui nous permettra d’atteindre collectivement des objectifs nationaux qui surpassent nos particularités. C’est cela qui permettra d’instaurer un véritable contrôle citoyen, à condition que les réformes institutionnelles évoquées plus-haut soient réalisées.
Telle est désormais ma conviction : sans tout rejeter de la chaleur du groupe et des logiques de solidarité qui ont cours en Afrique, nous devons désormais entrer dans le temps de l’individu, c’est à dire affirmer l’individu comme la nouvelle centralité des sociétés africaines. Il s’agit là d’un appel à une vraie révolution. Oserons-nous la faire advenir ? Oui, si chacun d’entre nous se remet en question car les groupes, eux, ne le feront jamais.