Depuis que des mesures d’assouplissement ont été édictées par les autorités publiques sénégalaises, les cas d’infections ne cessent d’augmenter, et le risque de crise économique et sociale est encore loin d’être résorbé. Est-il trop tard pour envisager la lutte contre la propagation de la Covid-19 sous une ou d’autres perspectives ?
Une approche bien sénégalisée de la lutte contre la propagation de la Covid-19 appelle un cadre conceptuel dynamique (la vie continue !), mobilisateur (chacun est concerné !) et socio-culturellement significatif, en ce qu’elle procède de nos valeurs et, en outre, les bénéfices et les risques sont partagés.
A travers des Forums, des messages-vidéo (qui ne cherchent pas à moraliser mais plutôt à susciter un questionnement/réponse personnel), entre autres, la sensibilisation et l’activation des consciences individuelles peut donner un sens à l’intériorisation (en soi) du contrôle social. C’est ici que nous invitons à convoquer nos propres cadres conceptuels afin de s’accorder autour de paradigmes qui nous sont propres et communs, au plan culturel et sociétal.
Le Nawle a la particularité de mettre en exergue « li ñu lay xoole, li ñu lay xeebe… am deet ». C’est un puissant instrument de référence sociétale et, en tant que tel, cet instrument oblige à ne pas banaliser la (bonne) pratique qui est prônée, le comportement attendu par la société, dans ses différents segments.
Par rapport à la lutte contre la Covid-19, tout l’effort qui suit la sensibilisation peut alors consister dans la détermination des choses à faire ou ne pas faire (bonne/mauvaise pratique ; bon/mauvais comportement individuel ou collectif), dans un périmètre donné (ménage, quartier/village, Commune), ainsi que le dispositif de veille et d’alerte à l’intérieur de chacun de ces périmètres, en toute cohérence entre les échelles.
Le défi – dont l’anticipation favoriserait l’adhésion des populations – consisterait à intégrer l’hypothèse selon laquelle les enfants, les jeunes, les femmes, les hommes, les OCB, les acteurs économiques (y compris le boutiquier du coin, le charretier et le taximan), le nettoyeur de rue et autre travailleur communal, chacun devrait pouvoir mener ses activités mais en les réorganisant de façon à intégrer son Nawle et l’obligeance de ne pas l’exposer à la Covid-19 en s’exposant soi-même.
Nous aurions pu nous passer d’une tentative de « définition » du Nawle, considérant, à priori, que, intuitivement, ce concept parle à toutes les Sénégalaises et tous les Sénégalais qui comprennent la langue Wolof, en plus de pouvoir, pour certains d’entre nous, déterminer l’équivalent dans nos autres langues nationales voire africaines. Cet évitement envisagé procédait simplement du fait que le mot Nawle revêt une charge conceptuelle et théorique beaucoup plus forte que sa simple traduction en langue française, laquelle renvoie à mon prochain, mon vis-à-vis, l’autre pour qui j’ai de l’égard, de la considération… En Français, pour représenter le Nawle, il faut un groupe de mots, il faut toute une construction. Sauf à se référer à une acception biblique du prochain ou la notion philosophique d’autrui.
La véritable force du concept de Nawle, c’est qu’il crée une obligation, une attitude de déférence envers autrui, sans considération de son statut, c’est-à-dire sans sujétion. Lorsque l’enfant est Nawle aux yeux de son parent, c’est que le parent reconnait ses droits et devoirs vis-à-vis de l’enfant. Le statut n’a pas de place lorsqu’il est question de Nawle. Le Nawle dit simplement « Comme moi, tu es ; je te dois considération ». Et chacun est Nawle de l’autre, réciproquement.
Cela nous amène à présent à convoquer le concept de Nawle dans ses périmètres d’observance en contexte Covid-19 et par rapport à sa prise en charge au niveau communautaire.
Responsabilisation du microsocial (ménage, quartier, commune)
Tout d’abord, accordons-nous sur une dimension importante : le Nawle offre un miroir de dignité. Grâce à lui et ce qu’il représente, je m’interdis « li ñu may xeebe ».
Ainsi, une approche stratifiée – au niveau communautaire – consiste à mettre en place et informer les populations des mesures pouvant découler des attitudes individuelles ou collectives, avec la particularité que ces attitudes individuelles ou collectives produiront dorénavant des effets sur les entités auxquelles appartient l’individu. Que ce soit le ménage, le quartier ou la Commune ; que ce soit le chef d’atelier, le chef de garage, le patron d’entreprise ; l’entité à laquelle appartient l’individu infecté sera de facto concernée (impactée) par les mesures de lutte contre la propagation de la Covid-19.
Cette perspective se fonde sur le contrôle social en tant que cadre coercitif qui met l’accent sur la responsabilité individuelle devant les paires ou, plus contextuellement, devant le Nawle. Pourquoi notre famille devrait se singulariser négativement dans le quartier ? Pourquoi le nom de notre quartier devrait être indexé en public ? Pourquoi notre commune devrait être celle par qui la propagation du virus devrait passer pour handicaper la mobilité et l’activité économique des populations ?
Lesdites mesures sont stratifiées tel que les présente la matrice en illustration de ce ce texte (ndlr).
La mise en place de cette approche stratifiée – et possible à transposer dans les autres entités ou sphères d’interaction d’un individu (entreprise, milieu sportif, vie associative, etc.) – pourrait également constituer une opportunité de rationaliser la mobilisation des forces de sécurité. Typiquement, il s’agirait de focaliser les unités de Police et de Gendarmerie dans les limites géographiques du quartier ou de la Commune mise sous confinement, avec l’apport des Agents de sécurité de proximité (ASP).
Cependant, la notion de confinement doit être entendue dans son sens dynamique et constructif pour la collectivité. Ainsi, les travailleurs qui s’activent hors de leur périmètre communal devraient pouvoir se mouvoir ; mais à la seule condition de renseigner, individuellement et par sms, les paramètres symptomatiques principalement ciblés, de même que la destination strictement professionnelle admise. La bonne foi constitue la part d’engagement et de responsabilité individuelle. Elle confère un crédit à la parole donnée, quand bien même il est possible d’être porteur sain ou asymptomatique. Les voies d’entrée et de sortie sont organisées et contrôlées par les forces de l’ordre. Ce filtrage viserait aussi à marquer les esprits, y compris pour les communes non concernées. L’évitement du transport du virus par un individu sorti du périmètre communal implique une gestion complète du parcours journalier de cet individu qui, lui-même, est tenu de participer à ce traçage. Cette gestion devrait intégrer le référent au niveau du milieu professionnel. La procédure de sortie du périmètre communal resterait également la même au retour, en fin de journée de travail. La technologie permet aujourd’hui de borner le téléphone du concerné, celui-ci ayant interdiction d’éteindre son appareil. En cas de suspicion d’un déplacement non professionnel, le contrôle a posteriori permet aux forces de sécurité de vérifier tout écart présumé, avec un régime de sanctions stipulées par arrêté et susceptibles de générer une interdiction temporaire de l’activité professionnelle voire des poursuites judiciaires.
D’où la nécessité pour poursuivre les campagnes d’information et de sensibilisation des populations, qui est à distinguer de la communication y compris de type social.
Sensibilisation des populations autour des enjeux, si les tendances se confirment
En mettant en exergue des illustrations scénarisées, il est possible de capter l’attention des populations sur les taux de propagation et les risques (en vert, jaune et rouge) de paralysie de la société dans divers domaines. Avec des graphiques et des pictogrammes, il est possible de présenter les tendances avec des hypothèses constantes (situation en cours), de moyenne portée (faible accroissement des taux) ou de haute portée (débordement incontrôlé) ; le tout projeté dans le temps (dans 1 mois, dans 3 mois, dans 6 mois). Certaines populations ont besoin de ces illustrations pour se représenter ce que serait la mobilité, l’économie, la mortalité, le débordement des structures de santé, l’épuisement des personnels de santé, le remplissage de cimetières, les infections et les affections au sein des familles, l’indisponibilité des enseignants et formateurs pour les enfants, l’indisponibilité des personnels pour produire l’eau et/ou l’électricité, si chaque hypothèse se vérifiait. Ainsi, les populations pourraient davantage envisager leurs responsabilités premières dans la manifestation de chacune des conséquences mises en scène.
Il peut également s’avérer pertinent d’attirer l’attention des parents sur les conséquences du manque d’emprise sur leurs ménages. Toutefois, dans le contexte actuel de la dé-responsabilité des parents (qui auraient d’autres urgences !), il ne serait pas vain de fonder le propos sur les conséquences en termes financier et social. A quels risques de précarité les parents exposent-ils leurs ménages s’ils tombaient eux-mêmes malades ? Sachant aussi qu’ils pourraient fortement infecter les membres du ménage.
Du risque de stigmatisation à la culpabilisation du Nawlé
Le contrôle social peut engendrer, comme effet pervers, une autre forme de stigmatisation et de mise en culpabilité de l’autre. La prise de conscience de cette réalité que connaissent les sociologues invite à déterminer des formes d’anticipation, ainsi qu’une permanence des alertes-sensibilisations à l’échelon le plus local (jusqu’à la boutique du coin) pour que l’individu s’approprie l’attitude non répréhensible. Cette intériorisation de la bonne attitude est la seule condition pour instiller un réflexe immédiat de rejet de l’attitude risqué, téméraire ou nonchalante.
Par ailleurs, l’empathie collective prônée par les chefs de ménages, chefs de quartiers et autorités locales, doivent pousser vers l’organisation « conformée » de séances publiques d’information et de sensibilisation. Les responsables concernés pourraient ainsi organiser ces séances foraines dans un délai défini par l’Autorité déconcentré. La participation des femmes, des jeunes, des chefs de ménages, des chefs de quartiers, etc., devrait constituer un impératif pour asseoir le caractère impérieux et urgent de la situation. La participation des partenaires au développement de la commune (ou des structures associatives intervenant dans un quartier ou un village) devrait également être envisagée, le cas échéant. Ces derniers sont porteurs d’une capacité d’influence qui impacte clairement sur les acteurs locaux, sachant qu’en cas d’observance de cas d’infection constitutifs de mesures de quarantaine ou de confinement, lesdits partenaires seront tenus de surseoir à leurs interventions jusqu’à nouvel ordre.
Information sur le déploiement d’une nouvelle stratégie
D’un point de vue pédagogique, il est important que toute nouvelle stratégie de lutte soit préalablement portée à l’attention des populations, bien avant son entrée en vigueur, et avec l’annonce de la période d’entrée en vigueur ainsi que les objectifs visés (les motivations étant liées aux tendances observées, et qui ont été évoquées plus haut). Cela est différent des mesures de prévention ou encore de l’information sur le changement de stratégie lui-même (ce qui va changer).
Le but d’une telle préparation des populations, c’est d’offrir à chaque ménage et entité, le temps de prendre des dispositions internes, y compris en termes d’autosensibilisation, d’aménagement, d’ajustement de ressources et moyens pour s’adapter à la dynamique à venir.
Considérant aussi que des cas d’infection et des cas-contacts sont déjà identifiés et suivis, le délai édicté permettrait à chaque ménage et entité d’éviter une propagation résiduelle entre l’annonce et l’effectivité de toute nouvelle stratégie de lutte contre la propagation de la pandémie. Ce temps de latence ou d’épurement des risques latents permettrait, ne serait-ce que symboliquement, d’entamer la nouvelle stratégie sur des bases communes. Les infectés sont déjà identifiés et pris en charge ; les asymptomatiques ou les malades cachés auraient aussi le temps et l’opportunité de ne pas transférer leur responsabilité à leurs ménages et entités d’appartenance.
Par contre, la cohérence veut que les éventuels cas importés ne soient pas « imputés » aux ménages et autres entités. A cet effet, il appartient aux autorités compétentes de prendre toutes dispositions idoines pour sécuriser les ménages et les entités concernées. Cette responsabilité relève des mesures sécuritaires à prendre par rapport à la gestion des frontières et des mobilités internationales.
Et, d’un point de vue technique, il appartiendrait aux autorités de se rapprocher des experts universitaires et des professionnels du digital pour développer des Applications susceptibles d’offrir une plateforme d’information et de collecte des retours d’informations fournies par les individus et les chefs de ménages, selon le cas. Le relevé familial quotidien (RFQ) constitue un outil à étendre aux responsables de toutes autres entités à laquelle appartient un individu infecté.
Une telle démarche aurait aussi l’avantage de ne pas laisser le Sénégal hors des recherches visant à développer un outil maitrisé de traçage et de suivi de sa population par rapport à la Covid-19. Dans divers autres pays, les universitaires-polytechniciens et les experts du Digital sont déjà à l’œuvre dans ce domaine, en rapport avec les organes étatiques de gestion des données personnelles. L’un des enjeux consiste dans la maitrise des paramètres et la gestion sécurisée des données personnelles. Ce type d’outil peut rassurer l’individu en ce que, tacitement, il atteste à autrui la non-observance d’une exposition à la Covid-19. Ne pas anticiper cette perspective, c’est aussi laisser planer le doute. Et tous Sénégalais prochainement appelés à entrer dans l’espace Schengen s’expose à l’obligation d’attester de sa non infection. Cette permanence du doute peut engendrer un stress dommageable et générateur de fausses alertes.
Le suivi de l’état de santé des déclarés guéris constitue un autre défi majeur. Ailleurs, de premiers résultats tendent à montrer qu’il y a des raisons de ne pas laisser ces personnes s’éloigner trop fortement des structures hospitalières ; ne serait-ce que les mettre en rapport avec des médecins généralistes de leurs proximités. Au-delà des aspects psychologiques et des séquelles visibles, les séquelles « intérieures » pourraient générer de nouvelles pathologies et devenir irréversibles.
Il y va aussi de la responsabilité des autorités sanitaires et politiques de « libérer » les individus seulement lorsque les conditions objectives s’y prêtent, et lorsque le mieux-être collectif n’est pas menacé.