Je ne sais pas qui de nous deux devait râler. Mais j’avais de bonnes raisons de lui demander de faire attention. Je l’ai fait. Il m’a proposé d’aller me faire voir. Pourtant, le tort lui revient. Voici toute l’histoire. J’étais en train de marcher tranquillement sur l’avenue Lamine Gueye, lorsqu’il a freiné, presque à mes pieds, en braquant la voiture soudainement. Il ne voulait pas rater le piéton qui lui tendait la main. Celui-ci était à moins de cinq mètres, devant moi. Mon sang n’a fait qu’un tour. Sa conduite était absurde. Je lui ai fait remarquer, fortement. Le bon gaillard a alors renversé la charge de la faute. Je n’avais qu’à bien regarder devant moi, observa-t-il. Je me suis vite ressaisi. Il ne fallait pas que je perde mon temps. L’heure de mon rendez-vous approchait, le soleil était impitoyable. Je m’étais emporté pour rien.
Dakar change de dimension, les veilles de fêtes. On dirait que les corps sont possédés par les esprits, qui se mêlent à l’effervescence. Telle dans une fête païenne ou une représentation chamanique. Tout bascule dans une atmosphère déchaînée. Tout est folie, tempête, désordre. La foule est en transe. Les individus, surexcités, entrent dans un monde double. De ferveur et de démesure. Le spectacle est hypnotique. Le rythme endiablé. À Sandaga, ce matin, les arômes, les clameurs et les couleurs s’en donnent à cœur joie. C’est une puissante énergie. Qui se décharge tout autour. Les geignements uniformes des hauts-parleurs. La musique furieuse. Les klaxons séquentiels. Les corps qui se heurtent, et s’évitent. La sueur qui perle dans les visages. L’affabilité intéressée des marchands. Les visages aimables, fermés, chantants, masqués, effrontés des hommes et des femmes qui passent ou ‘arrêtent. Les habits. Les chaussures. Les lames des couteaux.
La rue est en délire. De Sandaga aux allées Pape Gueye Fall, où je dois me rendre, un rythme hystérique déborde de partout. Tout, ici, semble être envoûté. Avant la fin de la semaine, dans quatre jours, la Tabaski viendra comme une séance collective d’exorcisation. Je remarque que le coronavirus est presque oublié. En tout cas, les gens qui portent le masque sont minoritaires. Les gestes barrières n’existent pas. On pourrait voir cette effervescence, en temps de crise sanitaire et économique, comme de l’imprudence. Mais, on ne peut pas obliger un peuple à renoncer à ses grands rites et à ses moments de bonheur. Surtout si ses chefs ont abdiqué. À la fin, il faudra collectivement assumer. Nous avons préféré l’allégresse de la fête et le maintien de l’économie à la vie de certains des nôtres, les plus fragiles.
Mon regard est interpellé par autre chose. Presque toutes les marchandises sont importées. À part les chaussures « Ngaay », et peut-être certains habits africains – je me demande s’ils sont fabriqués ici ? -, presque rien de tout ce qui se vend et s’achète n’est l’ouvrage du Sénégal. Tout arrive d’ailleurs. On peut aisément imaginer que la majorité des produits vient de Chine. Qu’est-ce que cela dit de nous et de notre pays ? Ce n’est pas seulement dans les marchés que les produits sont importés. Dans nos maisons, dans nos bureaux et même dans nos assiettes – donc dans nos ventres, nos corps et nos esprits -, l’objet le plus insignifiant vient de l’autre bout du monde. Nous consommons ce que les autres fabriquent. Nous n’inventons et ne produisons que très peu. C’est une attitude d’abandon et, quelque part, de servilité.
Quel peuple peut songer, sérieusement, à la souveraineté, s’il ne sait pas façonner avec son esprit et ses mains, la grande partie des choses qui le nourrissent ? Le cœur de notre économie repose sur le courtage, la rente, l’intermédiation. Si cela marchait, nous l’aurions su. Ce n’est pas le cas. Nous ne pouvons pas encore nous targuer d’être une nation qui entretient ses citoyens et les protège de la précarité. Pourquoi donc n’y arrivons-nous pas ? L’innovation et la production sont les socles des progrès économiques. De la prospérité sociale. Une communauté est indépendante lorsqu’elle prend en charge sa propre destinée. Tous les peuples autosuffisants développent des techniques de production et des plateformes d’innovation. En ce qui concerne l’Afrique en général, nous sommes encore déficitaires dans notre commerce avec le reste du monde. Et nous proposons que très peu de choses aux autres.
Il n’y a aucune fatalité dans notre situation actuelle. Les peuples, quand ils le veulent font de grands bonds en avant. Ils peuvent se surpasser et même étendre leur influence culturelle, économique et politique au reste du monde. Ils peuvent aussi décliner. Parle-t-on aujourd’hui de la Mésopotamie, de la Phénicie, de l’Indus, des Aztèques, de l’Empire inca, de l’Empire khmer, de l’Empire moghol, ou même de ce qui a été une grande civilisation africaine, l’Egypte ? Dans les livres d’histoire, seulement. Ces grandes civilisations au rythme de la vie ont vécu, triomphé, puis se sont effondrées. Aujourd’hui, le grand ensemble occidental, ainsi que la Chine sont les civilisations les plus conquérantes. Parce qu’elles savent mieux entretenir leur système productif et developer des technologies, dans tous les secteurs. Elles bénéficient, ainsi, d’un avantage comparatif sur le reste du monde. Mais d’autres pays savent aussi se rendre indispensables et entretenir leur prospérité.
Seule l’Afrique manque de volonté, de puissance et d’influence. Le continent est bien doté, pourtant, en ressources naturelles. Mais ne sait pas les transformer. Car il crée très peu d’activités productrices. En 2019, l’Afrique avait une croissance de 3,4 %. Sans retombées réelles sur les populations. Pour justifier ce paradoxe, les mêmes arguments sont avancés. Faible diversification de l’économie, réinvestissement insuffisant dans des secteurs sociaux (éducation, santé), déficit en insfrastructures. Mais on parle très peu du paradigme et des contradictions entre l’infrastructure et la superstructure. Il y a une invraisemblance, que l’on tait ou que l’on survole : le déséquilibre entre les activités intellectuelles et morales et les activités des affaires. En Afrique, les valeurs relationnelles et sociales sont en coupure avec la politique et l’économie. Or, partout ailleurs, les schémas de l’économie entrent en résonance avec l’ordre culturel.
L’Occident affirme sa gloire et marche en avant, s’accrochant à son éthique du progrès. La confiance conquérante de la Chine trouve ses racines dans un bouillon de convictions, qui appelle au pragmatisme – le confucianisme, le bouddhisme, le taoïsme, le communisme. La Turquie en se déployant militairement en Syrie, en Libye, en mer Égée, ou industriellement en Afrique, revendique l’orgueil ancestral des ottomans : occuper d’autres nations pour y développer commerce et y puiser richesses. Et nous ? Rien, j’allais dire. Mais ce n’est pas tout à fait cela. Il y a bien quelque chose, sauf qu’elle ne sert que pauvrement. Il y a des civilisations brillantes, en Afrique. Des ressorts culturels extraordinaires. Qui peuvent être des stimulants pour de grandes avancées technologiques et scientifiques. On y prête que très peu d’attention.
L’extraversion économique est l’autre versant de la mise sous tutelle culturelle. Plus précisément, la base économique d’une part, et d’autre part le juridico-politique et l’idéologique marchent en complète désynchronisation. La créativité, la générosité, les sources d’énergie sont dissociées de l’âme profonde du peuple. Voilà le fond du problème. C’est ce déséquilibre-là qu’il faut interroger. Si nous voulons rester sincère dans l’inventaire de nos maux sociaux, politiques, et économiques. Tant que l’axe culturel sera dévié, on ne progressera pas vraiment. On manquera de force et de dynamisme pour produire et innover. Pour protéger nos ressources. Pour développer des compétences dévouées et loyales. Pour promouvoir la liberté et l’égalité pour tous. Pour devenir véritablement souverains. On empêchera l’audace et la prise de risques.
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