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Les Petites Tyrannies

Les Petites Tyrannies

Vendredi 07 août 2020. Je ne retrouve plus ma carte d’identité. Je la cherche partout, en vain. J’ai fouillé les armoires et les commodes, chez moi. Au bureau, tout a été retourné. À Rufisque, aussi, j’ai vérifié. Toujours rien. Ces dernières semaines, j’ai circulé avec une photocopie légalisée de la carte d’identité. Mon passeport est expiré depuis longtemps. Je ne suis, donc, pas en règle. Il y a urgence à refaire une autre carte d’identité. Pour parer à toutes mauvaises surprises. Je me suis décidé, ce matin. J’irai me faire établir une déclaration de perte, préalable à la confection d’une nouvelle carte d’identité. Comme la gendarmerie de Ouakam se trouve sur mon chemin, je vais y passer avant d’aller au bureau.

Des fûts et des seaux sont placés à l’entrée. Visiblement, pour que les visiteurs se désinfectent les mains. Je n’ai pas jugé nécessaire de m’en servir. Je me déplace, en permanence, avec un flacon de gel hydroalcoolique. Je m’en sers, dès mon arrivée. Je constate qu’il n’y a pas trop de monde contrairement aux autres fois où je suis venu ici. À gauche de la porte, quelques personnes se tiennent contre le mur, et attendent. Un bureau de fortune est installé près d’eux. Deux personnes sont assises. Je les reconnais. Un vieux et un gars plus jeune. Ce dernier rédige les plaintes pour ceux qui ne peuvent pas le faire eux-mêmes. Je rentre dans l’office central. L’affluence, ici aussi, est faible par rapport à mes visites précédentes.

Deux gendarmes sont postés à l’accueil. Un homme debout, qui signe et délivre les documents aux visiteurs. Une femme affalée sur sa chaise. Je n’ai pas trop remarqué ce qu’elle faisait. Il y a un petit brouhaha. Des gendarmes, certains en tenue civile, circulent à l’intérieur, comme dans un labyrinthe. La majorité des visiteurs attendent, bien campée dans les chaises dévolues au public. Tout le monde, ici, porte un masque. J’explique ma situation au gendarme qui gère les tâches administratives. Il me dit gentiment d’attendre à côté. J’en profite pour demander à l’autre gendarme de vérifier s’il n’y a pas une pièce d’identité à mon nom. J’étais venu légaliser des papiers, ici, il y a quelques temps. Peut-être que j’avais égaré ma carte d’identité, ce jour-là. Elle regarde. Non, il n’y a aucun document correspondant à mes indications. 

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Je me tiens à l’écart, près du passage qui mène vers les bureaux. En attendant qu’on me fasse signe. Une scène captive mon attention, à ce moment-là. Un gendarme débarque dans la salle, avec une jeune fille. Cette dernière porte une robe large et un voile. Elle pleure. Son beau visage est mouillé. Des gouttes de larmes s’écrasent sur le sol. Elle semble terrifiée. Elle essaie d’essuyer ses yeux avec son épaule gauche. Sa démarche est maladroite, désordonnée. Elle suit le gendarme, à l’intérieur. Ils se dirigent vers l’un des bureaux. Quelques minutes plus tard, ils reviennent. Il lui demande de s’arrêter. Elle est sommée de se mettre debout devant les visiteurs. Le gendarme insiste. Elle tremble. Tourne ses yeux attendrissants tout autour de la pièce. Elle est submergée. De honte ? De regrets ? De faiblesse ? Le gendarme lui crie dessus et lui demande de taire son ses pleurs. Elle n’y arrive. Elle gémit, et gronde de chagrin, de plus en plus fort. S’assied sur le sol. Une autre gendarme lui demande de se taire. Elle sanglote, dit des mots, imperceptibles.

Je ne sais pas ce que cette fille a bien pu faire. Il y a bien des raisons, si elle s’est retrouvée dans cette situation. Au fond, j’ai un peu pitié d’elle. Un fort sentiment me secoue. De peine et de bienveillance. Il y avait quelque chose de choquant. Comme une tentative d’humiliation, dans la posture qu’on lui demandait de tenir. Quelques fois, j’ai moi-même subi cette sorte d’autoritarisme surjoué. Ma foi, je l’ai senti comme une vraie injustice. Je me rappelle de ce policier en service, dans un commissariat, qui m’a parlé comme une chose inerte ou vulgaire. Alors que je demandais juste des renseignements. Je lui avais alors dit, qu’il parlait à un citoyen sénégalais. Je lui ai promis de lui rendre tout mot déplacé ou inapproprié. Il m’a illico intimé l’ordre de sortir du poste de police. Comme un malpropre. J’ai eu deux ou trois autres altercations avec des forces de l’ordre. À chaque fois, par manque d’élégance et de courtoisie de leur part. 

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La jeune fille, quelle que soit sa faute, était déjà bien mal en point. Elle ne méritait pas les réprimandes publiques. Il y a une justice pour cela. Elle était enchaînée. Complètement dévastée. Elle ne protestait pas. Pourquoi vouloir l’humilier devant tout le monde ? Elle est humaine et elle a des droits inaliénables. Comme tout le monde, la préservation de sa dignité doit toujours rester son bénéfice. L’autorité d’un gendarme ou d’un policier, sacralisée par la loi, a des limites. Les relations entre les forces de l’ordre et les citoyens peuvent ne pas être, mécaniquement, brutales. La fermeté ne doit pas empêcher le respect de l’altérité, et de l’intégrité morale de chaque personne. Personnellement, je me sens constamment fragile. En insécurité. Dès que je rentre dans une gendarmerie ou un commissariat. 

Au-delà, des forces de l’ordre, partout dans notre société, où il y a autorité, il y a aussi demande d’obéissance et de flatterie. Dans notre pays, l’usage du pouvoir, aussi petit soit-il, est toujours vicié par l’autoritarisme et l’abus. On pourrait le voir comme un profond désir d’absolutisme. Depuis l’échelle sociale embryonnaire, jusqu’au plus hautes sphères d’administration communautaire. Partout, chez celui qui détient une parcelle de pouvoir, on remarque un besoin de piétiner, de soumettre, de régenter. Dans les familles, dans les espaces publics et privés. Ainsi, c’est une violence diffuse, qui gouverne nos rapports sociaux. La société sénégalaise a cette faiblesse, de favoriser un despotisme sourd. Un art de la tyrannie, mesuré. Mais réel et endémique. Ces petites violences s’accumulent dans notre conscience collective. Elles écrasent les petites gens. Sur le corps social, elles agissent comme des exercices d’injustices, et de peurs. Et augmentent les névroses. Elles deviennent de petites graines, qui aliènent les esprits. Or, pour fabriquer un citoyen honnête, impliqué et généreux, en capacité de bâtir de grandes choses, il faut le situer dans un espace pacifique. Comment nous débarrasser de nos instincts agressifs ?

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Alors que le sort de la jeune fille me forçait à réfléchir, le gendarme à l’accueil m’a demandé de venir. Il sortit une fiche à renseigner et me posa succinctement plusieurs questions. Il n’y avait pas, dans sa voix, cet accent d’autorité et de virulence. Que j’attendais.

– Prénom ?

– Abdoulaye.

– Nom ? 

– Sène.

– Date de naissance ?

– ….

– Lieu de naissance ? 

– Rufisque.

– Prénom du père ? 

– D. Sène

– Prénom et nom de la mère ? 

– O. A. Diallo. 

– Profession ?

– Journaliste.

– Adresse ?

– Ouakam.

– Tenez, c’est bon.

– Merci, monsieur.

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